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Contextualisation d’une consultation dans un service d’urgences

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littérature romanesque, mais des éléments pertinents ont été glanés au fil de lectures personnelles.

Cette recherche s’est d’abord construite autour de la description de rencontres, puis par l’analyse des facteurs adjoints à celles-ci pouvant, de facto, interférer avec la mise en présence. A la suite de cette séquence, dans un second temps, force a été de constater la nécessaire remise en cause de l’attitude soignante au sein d’une organisation à l’impact délétère quant à la rencontre. La finalité ultime de cette recherche est de s’extraire de la seule clinique des fonctions ou d’organes, pour s’orienter vers la quintessence de la relation véritable, de la rencontre, et surtout, tenter de trouver des axes permettant au soignant de ne pas occulter la primauté de l’interface avec l’autre, malgré le contexte de l’urgence.

Ainsi a émergé l’obligation inéluctable de réfléchir au cheminement impératif, au sens du devoir, le plus idoine pour s’approprier l’engagement et la responsabilité d’ordre ontologique, pour endosser l’éthique de façon non dérogatoire.

Ruptures vécues

Contextualisation d’une consultation dans un service d’urgences

Se rendre aux Urgences, en urgence. Aller chercher des soins de façon diligente, poussé par une situation nécessitant (ou semblant nécessiter) une réponse a priori sans délai. Le primum movens du recours aux Urgences peut être variable, d’origine physique, psychiatrique, psychologique, humaine, ou de toute autre nature. La perception d’une anomalie corporelle et/ou psychique peut susciter à la fois interrogations, angoisses, peurs, doutes, ou toute autre sensation et/ou sentiment, plus ou moins envahissant(s). Le recours aux soins semble d’autant plus nécessaire que les symptômes sont bruyants, inhabituels et/ou difficiles à vivre.

Dès lors, le continuum temporel semble se rompre, ou tout du moins se transformer, autour de l’irruption d’un ou plusieurs symptômes, d’une anomalie, fut-elle transitoire. Si certaines personnes jugent que les soins peuvent attendre, d’autres auront le

75 sentiment de ne pas pouvoir les différer, le temps devenant hors norme pour qui est confronté à l’inattendu. La structure, à ce jour authentifiée comme à même de prodiguer des soins, à toute heure, sans rendez-vous préalable, se nomme Urgences. Au fil du temps, les pouvoirs publics ont donné nombre d’appellations aux services d’urgence selon leur activité, leur taille - Service d’Accueil des Urgences (S.A.U.), Urgences de Proximité d’Accueil des Urgences (U.P.A.T.OU), Pole Spécialisé Urgences (PO.S.U.) -, pour finalement-, depuis 2007-, ne retenir que le terme de structures des urgences227. Cette terminologie unique a le mérite de regrouper les différentes modalités de prise en charge en urgence, extra et intra-hospitalières. Indépendamment de ces appellations, la population générale, ainsi que les professionnels, parlent des Urgences, le pluriel étant (presque) toujours utilisé. Le singulier ne semble pas exister pour désigner ce service, paradoxe s’il en est tant ce lieu s’avère atypique, et justement singulier. A contrario, la très grande majorité des services aigus ne connaissent pas l’usage du pluriel (la cardiologie, la rhumatologie par exemple illustrant parfaitement la vision fonctionnelle de la personne). Est-ce le nombre de consultants ou la diversité des situations cliniques qui légitiment le pluriel de pareil service, des Urgences ? Ainsi, la discipline est-elle nommée médecine d’urgence, et le lieu dédié les Urgences.

Consulter aux Urgences revêt d’emblée, pour la personne venue chercher des soins, un caractère exceptionnel, extraordinaire au sens littéral. Les caractéristiques spécifiques de ce service (implantation, espace, organisation, personnel) sont dictées par la nécessité première d’avoir à disposition les moyens de traiter des personnes dont le pronostic, vital et/ou fonctionnel ou psychiatrique, est (sont) compromis, les urgences « vraies ». Parallèlement aux urgences « vraies », d’autres personnes viennent pour des urgences dites « différées » voire « ressenties » ou « relatives », à savoir des situations médicales pouvant être prises en charge avec délai, voire, parfois, en un autre lieu que ce service. Le terme d’urgences vraies convoque d’emblée, de façon quasi instinctive, tel un corollaire, la notion contraire de fausses urgences. Or, les malades perçoivent leur situation comme urgente, et n’ont pas, à juste titre, pour préoccupation, et encore moins pour mission, de se demander de quelle catégorie relève leur situation.

227 Décret n° 2006-576 du 22 mai 2006 relatif à la médecine d'urgence et modifiant le code de la santé publique (dispositions réglementaires), JORF du 23 mai 2006.

76 De leur côté, les soignants, afin de gagner en efficacité, répertorient les malades selon une catégorie prédéfinie dans un souci d’identification du degré d’urgence (la personne étant malade jusqu’à preuve du contraire, c’est-à-dire considérée comme malade a priori jusqu’à avoir écarté toute pathologie). Ainsi, l’usage est-il de caractériser le motif de recours par le degré d’urgence : « C’est une urgence

relative. Elle peut attendre.». Néanmoins, si certaines venues semblent, pour les

professionnels, pouvoir être différées, le recours à un médecin signe toujours, au moins

a minima, une détresse à entendre, à traiter et/ou à orienter le cas échéant. Il

n’appartient pas aux personnes, malades, de (pouvoir/devoir) faire la distinction, parfois subtile, entre ces situations d’urgences vraies ou les autres types d’urgences.

« La » mission des services d’urgences, perçue par la population, est de recevoir toute personne, et d’être à même de lui apporter une réponse adaptée. Selon le contexte, cette réponse s’avèrera variable : soins délivrés entièrement sur place, avec ou sans hospitalisation au décours, soins partiels avec nécessité de compléter la prise en charge en ambulatoire, orientation sur la médecine de ville, les soins, pouvant, le cas échéant, être différés. L’orientation, le type de soins pourront être sources de malentendus ; certaines personnes considérant que leur passage aux Urgences permet une prise en charge globale. Certes, les services d’urgences constituent toujours un lieu où sont soignés les blessés graves, mais ils sont également devenus, pour la population, une possibilité d’être soigné à toute heure, sans avis médical préalable, et d’avoir, en un seul lieu, tous les examens nécessaires sans avoir pris rendez-vous. Cette vision correspondant à une dérive, un détournement, de la mission initiale des services d’urgence, véritable constat de la transformation du recours, de la consommation de soins.

Ces circonstances particulières de demande de soins, le recours en urgence, induisent un mode de « rencontre » inhabituel par rapport à la consultation classique, laquelle ne présente pas, de prime abord, une notion de gravité sauf exception. La consultation classique suit un parcours établi et codifié. Se rendre, avec ou sans rendez-vous, dans un délai plus ou moins long, chez un médecin, dont le nom est, le plus souvent, préalablement connu, pour un motif n’ayant pas suscité un recours rapide aux soins. Le lieu de la consultation classique est fermé, calme, et n’induit pas, a priori, de stress supplémentaire, surtout si la personne connait déjà le médecin, le cabinet. « Le malade aime à choisir son médecin et cette question du « libre choix » tient une

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grande place dans l’histoire médicale (…). Il est assez naturel que l’homme, touché par le désordre organique, ait possibilité de choisir la personne à qui force lui sera de se confesser, devant qui, bon gré, mal gré, il devra se montrer plus ou moins nu, faible, dépourvu, misérable ou ridicule. »228. Ce choix procède du fait que le malade vient livrer

son intimité, se confesser, à un moment où il se trouve, ou se perçoit, en position de faiblesse, en demande vis-à-vis d’un soignant dont, de facto, il dépend. Le sentiment d’infériorité secondaire au contexte, peut être plus ou moins prégnant selon les situations. « Le médecin, par ses rapports avec le malade, et grâce à l’intimité spéciale qu’on lui accorde, doit compenser les liens rompus et réaffirmer le contenu social de la conscience de soi altérée du malade. »229. La maladie transforme, bouscule, bouleverse, inquiète, interroge… Le médecin écoute, examine, touche, palpe, ausculte, déduit, énonce, rassure, prescrit, suit…ensemble d’étapes au cours desquelles la confiance est requise ; l’intimité étant dévoilée. Cette confiance est à la fois d’autant plus aisée, et d’autant plus forte, qu’elle s’est construite au fil de consultations antérieures.

Pour la personne, venir aux Urgences relève d’une immersion en territoire inconnu. Nul rendez-vous… une venue généralement pas ou peu anticipée… un contact administratif avant d’être un contact hospitalier, accueillant. Un lieu le plus souvent de grande dimension, bruyant, dont la pulsation, rapide, est perceptible d’emblée, régenté par des codes inconnus pour qui vient consulter. « Quand on entre, on est frappé par

l’agitation, la présence de petits groupes et non celle d’individus isolés ou statiques. Les professionnels vont et viennent, des pompiers, des ouvriers d’entretien passent.

[…] On a la sensation de collectivité dense, de promiscuité. »230. Lieu considéré comme ouvert, du fait d’horaires ininterrompus, et pourtant fermé dont l’accès, après l’inscription, est limité. Lieu pouvant sembler mystérieux, opaque, entre ville et hôpital, toujours en alerte, en mouvement. Temps à la fois cadencé de contacts rapides et ponctué d’attentes pour les personnes, malades, avant et après avoir rencontré chaque soignant, dont l’urgentiste. Sens en éveil, l’activité bruisse, hurle parfois. Lieu d’un spectacle étrange auquel la nécessité pousse la personne, malade, à participer, ne serait-ce que passivement. Pas de possibilité, pour la personne, malade, de choisir

228 Duhamel G., L’étatisme et les responsabilités de la médecine, Revue des deux mondes, 15 mai 1934, p.280.

229 J. Berger, J. Mohr, Un métier idéal, Paris, Le Seuil, Editions de l’Olivier, 2009, p.67.

78 l’interlocuteur soignant : nul nom de médecin avant la mise en présence. L’obligation tacite est d’accepter d’être vu, par celui ou celle qui se présentera pour mener à bien cette consultation. Etre vu, à savoir être entendu, examiné, ausculté, palpé, par des oreilles, des yeux, une main étrangère. Il faut attendre, plus ou moins longtemps, sans avoir la moindre indication, sans être en capacité de connaître, et encore moins maîtriser, le moindre élément, dont le nom du médecin, et ainsi subir la situation sur laquelle nulle emprise ne semble possible. Cette situation, hors norme, génère une charge émotionnelle forte, favorisant l’acceptation par la personne, malade, de ces conditions marquantes, parfois abruptes, en tout cas différentes d’une consultation dite classique. Nul choix. Le fonctionnement est ainsi et il faut, pour le quidam, s’y soumettre ou se démettre.

La diversité et la multiplicité des demandes sollicitant les Urgences, leur confèrent une valence particulière, loin d’être anecdotique. Ainsi, Jean Peneff qualifie-t-il, de façon provocatrice, les services d’urgence de «

services-tampons multifonctionnels »231. La notion de fonctions multiples est idoine, tant la variété des situations est étendue et l’adaptabilité des soignants requise. Toutefois, la mission première est d’apporter des soins/du soin, et non pas de se positionner, selon le contexte, comme un tampon. Ce terme, peu amène, connote le service via une image par défaut, celle de l’absence de compétences spécifiques ou réelles, les professionnels se contentant de gérer l’attente en vue d’une orientation à venir. Un

tampon…telle une matière absorbante, prête à encaisser les chocs, à assourdir les bruits, tant vis-à-vis de l’intérieur que de l’extérieur de l’hôpital. Cependant, il n’est pas envisageable de nier cette fonction d’attente, de patience devenue une réalité (souvent) quotidienne, pour ceux qui y travaillent ou y consultent. Ne faudrait-il pas justement revenir au but premier cristallisé par la rencontre avec l’Homme souffrant, et éviter de s’arroger une analyse distante des soins mais attenante au constat sociétal ? S’approprier ce constat de service tampon, et/ou ne pas s’en extraire serait pervertir l’inquiétude pour autrui, le sens des soins, et abolir la dimension éthique inféodée à pareille rencontre.

231 J. Peneff, Les malades des urgences, Une forme de consommation médicale, Paris, Métailié, 2000, p.19.

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