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Ne plus pouvoir faire face

Comme précédemment évoqué, la fluidité du parcours de soins à partir des services d’urgence dépend de nombre de paramètres, lesquels influent plus ou moins directement sur la qualité des soins. Une étude récente publiée dans un journal destiné au grand public titrait en date du 13/09/2016 : « Urgences : plus d’un hospitalisé sur dix est mal orienté »128. Cette accroche journalistique s’appuie sur les résultats de l’étude de la DREES menée le 11 juin 2013, et dont le titre de publication était « La moitié des

patients restent moins de deux heures, hormis ceux hospitalisés » 129. D’un rapport au titre positif rendant compte de la performance des services d’urgence, le média a préféré mettre en avant un dysfonctionnement réel, au moyen d’un chiffre nettement

126 Le Sénat, Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires sociales sur les urgences

hospitalières, Op. cit., p.12.

127 Communiqué de presse du 4 octobre 2016.

128 Jeanblanc A., Urgences, plus d’un patient sur dix est mal orienté, 13/09/2016, lepoint.fr

129 Boisguerin B., Valdelièvre H., La moitié des patients restent moins de deux heures, hormis ceux

40 moins élogieux. L’alerte journalistique était flagrante, avec pour cible le risque lié aux limites du système de soins, tout en jetant l’opprobre et le discrédit sur les professionnels des services d’urgence.

Comment qualifier les limites du système de soins le plus justement possible ? L’appellation consacrée est celle de saturation. Etant situé entre la ville et l’hôpital, tout service d’urgences est confronté aux limites de chaque élément du système, sans toutefois avoir la possibilité d’agir sur l’un d’entre eux. Les acteurs de soins des Urgences ayant pour seules ressources « leur adaptabilité, leur inventivité, leur

ingéniosité, et un sens profond du service public »130. La règle d’or est de s’adapter au plus vite à toute variation de rythme pour ne pas se laisser déborder, telle une tactique aux allures militaires.

Les facteurs à l’origine des épisodes de saturation sont multiples :

- facteur structurel : manque de lits d’hospitalisation en aval des Urgences (fermeture de lits notamment en périodes de vacances ou taux d’occupation trop important ne permettant pas de placer un malade), difficulté d’accessibilité au plateau médicotechnique (par exemple panne du scanner obligeant à différer l’examen et ne permettant pas de mener à bien la démarche diagnostique)…

- facteur humain : pic d’affluence dépassant les capacités d’accueil, manque de moyens humains, refus d’admettre le malade même si celui-ci correspond à l’unité d’hospitalisation pressentie par manque de personnel ou pour éviter de prendre spécifiquement ce malade (le choix entre différents malades autorisant à prendre celui qui sera le plus facile à gérer), retard à l’obtention d’un avis spécialisé allongeant la durée de passage des malades, refus du malade et/ou de ses proches d’être transféré sur un autre établissement…

- facteur extérieur indépendant type catastrophe : la canicule, modèle de

catastrophe prolongé, représente un exemple déjà ancien au cours duquel la saturation fut majeure, malgré l’instauration d’un plan blanc. A l’afflux massif de malades s’est ajouté, comme facteur de saturation, la durée de l’épisode sur plusieurs jours, le plan blanc ayant été conçu pour faire face à des catastrophes circonscrites et de courte durée. En novembre 2015, les attentats avaient pour

130 Le Sénat, Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires sociales sur les urgences

41 particularité d’avoir lieu en plusieurs endroits de façon très rapprochée, complexifiant l’analyse initiale et le dimensionnement des soins à apporter. Sans compter que le type de soins liés à ces attaques terroristes était très inhabituel.

Indépendamment du facteur causal, la genèse de la saturation est, le plus souvent pour ne pas dire toujours, liée à l’inadéquation entre malades présents et moyens disponibles. Or, cette inadéquation, ce hiatus entraine une dégradation certaine de la qualité des soins, ce d’autant que le temps d’adaptabilité des moyens s’avère plus lent que l’évolution des besoins. En effet, les besoins peuvent s’accroître de façon très rapide (affluence inhabituelle lors d’une période d’épidémie, par exemple), les moyens ayant une inertie plus longue pour s’adapter (ouverture de lits supplémentaires, déconvocation des soins programmés). La temporalité des besoins est plus aiguë, plus brève, que celle de l’accroissement des moyens : les soins doivent être faits avec les moyens accessibles à un moment donné. La sensation d’isolement des personnels est d’autant plus prégnant que leur prisme d’analyse diffère de celui de l’administration. L’analyse administrative s’apparente à une photographie c’est-à-dire à une impression figée, alors que le vécu du terrain correspond à un film, à savoir la tension permanente entre les malades réellement présents et les moyens disponibles pour chacun d’entre eux. Une image versus un déroulement, une réduction de la diversité en regard d’une multiplicité des demandes, générant une opposition axiale entre général/singulier pour utiliser et transposer une opposition décrite par Luc Boltanski131 dans le domaine sociologique.

Quelle que soit l’origine de la saturation, la ou les conséquence(s) sont identiques : allongement de la durée de passage, voire, le cas échéant, le maintien dans les couloirs des malades n’ayant pu obtenir un lit d’hospitalisation.

« Il n’y a plus de place nulle part, vous allez passer la nuit ici, et demain il fera jour.», dit un urgentiste à une vieille dame qui s’étonne de ne pas avoir une vraie chambre.

Ce séjour inhospitalier dans un couloir représente en quelque sorte l’acmé symbolique des limites du système de soins. Cette (non) orientation est discordante, pour ne pas dire contraire, avec le but même de la prise en charge. Qui plus est, le

42 praticien est responsable du malade présent dans son service, indépendamment des conditions d’hospitalisation, et doit assurer sa sécurité. Ne pas être admis dans le service adapté engendre une mise à l’écart, en dehors des « circuits » habituels.

Le transfert éventuel de ces malades sur d’autres structures de soins se heurte à plusieurs écueils :

- le refus potentiel des malades légitimé par le choix opposable de leur établissement de soins mentionné dans le Code de Santé Publique132,133 ,134,

- la consigne donnée par les tutelles administratives de ne pas transférer les malades (politique du « zéro transfert ») afin de ne pas perdre d’activité. Cette consigne met en jeu la responsabilité des soignants,

- l’obligation d’assurer la continuité des soins (article 47 du code de déontologie médicale)135, y compris dans un couloir, au péril de la sécurité du malade et de la responsabilité non seulement professionnelle, mais également humaine, - la disponibilité et la congruence des places dans les établissements pressentis

pour ce transfert,

- l’aspect délicat et chronophage du transfert,

- le risque d’aggravation du malade au cours du transport, obligeant à ne pas commettre d’erreur d’analyse de la situation clinique avant cette orientation.