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Découpe rituelle de la rencontre

Dans le document De l'urgence ou le mouvement de la rencontre (Page 145-149)

133 cadence reprenant le dessus. Cette diffraction, temporelle et relationnelle, majore indubitablement la dimension dialectique. Le temps semblant manquer, l’ajustement se fait aux dépens du lien à l’autre, sorte de variable apparaissant annexe ou considérée comme telle.

Découpe rituelle de la rencontre

Cette description chronologique permet de mettre en relief le rythme, la succession des temps constitutifs d’un passage aux Urgences et d’en dégager les éléments fondamentaux :

- le temps de la mise en présence sans anticipation, sans choix, temps physique, à dominante visuelle, avec, éventuellement, une composante tactile s’il existe une poignée de main ou tout autre contact corporel entre personne à soigner et soignant ;

- le temps de la parole et de l’écoute, du récit des évènements présents ou passés ayant conduit à recourir aux Urgences ; temps narratif comportant un échange interactif entre interlocuteurs ;

- le temps physique de l’examen clinique, précédé du déshabillage, avec remise d’une tenue de l’hôpital permettant le contact direct, rapproché. Ce temps est actif pour le soignant et mixte pour la personne, malade, actif ou passif selon les indications du soignant ;

- le temps solitaire pour chacun : pour le soignant, temps des prescriptions et de la réflexion ; pour la personne, malade, temps de réalisation des examens et surtout d’attente indéfinie, liée au délai d’obtention des résultats ;

- le temps conclusif, de nouveau temps de parole, venant synthétiser le

passage.

Schématiquement, la rencontre alterne des temps d’oralité, d’écoute, avec des temps physiques, sensoriels. L’échange, la parole et l’écoute mutuels investissent le

134 deuxième et le dernier ou cinquième temps. Le contact physique prédomine durant le premier temps, essentiellement visuel, et le troisième temps, où règne le toucher. L’isolement, au quatrième temps, constitue une sorte d’articulation au sein de la rencontre. Ce temps, indépendant de toute connotation de contact ou de parole, comporte raisonnement et réflexion pour le soignant, attente et suspension pour la personne, malade. L’ensemble de ces temps ne peuvent exister indépendamment les uns des autres et procèdent d’un continuum. Si leur découpe n’est de fait pas aussi stricte entre la dimension physique et l’aspect oral, cette caractéristique marque malgré tout le face-à-face.

Lors du passage d’une étape de la vie à une autre, Arnold Van Gennep décrit des « cérémonies » dont le but est de « faire passer l’individu d’une situation déterminée à une autre situation tout aussi déterminée »324. Si le recours aux Urgences n’a pas pour finalité la modification de la personne, malade, son déroulement revêt néanmoins une structure particulière, quasi-initiatique. L’analogie avec les rites de passage est envisageable, si l’on considère que « […] l’individu s’est [s’étant] du reste modifié

puisqu’il a derrière lui plusieurs étapes et qu’il a franchi plusieurs frontières. »325. Ces temps représentent « […] des moments de passage, des marches en avant et des

stades d’arrêt relatif, de suspension. »326, pouvant d’ailleurs être comparés aux temps de la maladie chronique entre phase évolutive et de répit. L’analyse proposée par Arnold Van Gennep permet de considérer la prise en charge aux Urgences selon un canevas conférant à chaque étape constitutive (temps du contact, temps narratif, temps physique, temps solitaire, temps conclusif) une valence importante. Car chaque articulation d’une étape avec la suivante peut s’apparenter à un rite de passage.

Tous ces temps, du premier au dernier, appartiennent, au moins pour le soignant, à des rites positifs - « volitions traduites en actes » -, répondant à la « volonté », c’est-à-dire à « une manière de vouloir » et donc à un acte en soi327. Cette assignation aux

rites positifs semble, au regard des définitions proposées par Arnold Van Gennep,

adaptée et licite. Si ces temps sont dissociables les uns des autres, ils s’inscrivent dans une continuité, dans un agir continuel. Chaque temps est induit par le soignant

324 A. Van Gennep, Les rites de passage, Paris, Mouton and Co et Maison des sciences de l’homme, Johnson reprint corporation, Rééditions V, 1969, p. 4.

325 Ibid., p. 4.

326 Ibid., p. 4.

135 vis de la personne, malade qui, elle, ne peut/ne sait les initier, ignorante, de façon absolue, du déroulement de la prise en charge. Le consentement de cette dernière n’est pas toujours formellement demandé, rendant parfois la perception des séquences comme imposées, directives. Selon Arnold Van Gennep, les rites dénommés

sympathiques sont fondés sur « l’action du semblable sur le semblable »328 et sur l’impact de « la parole sur l’acte »329, ce qui correspond aux temps de la prise en charge. Le recours aux Urgences procède donc, pour la personne venue chercher des soins, de rites sympathiques positifs. Reste maintenant à définir si la terminologie de rite direct ou indirect peut être appliquée à ces phases de la prise en charge. Est compris comme rite direct, « celui qui possède une vertu efficiente immédiate, sans

intervention d’agent autonome »330. Or, la prise en charge dans sa globalité, ainsi que chacun de ses temps, voit l’intervention d’agent(s) autonome(s). La terminologie de rite

direct n’apparaît donc pas adaptée. Le « […] rite indirect est une sorte de choc initial,

qui met en mouvement une puissance autonome ou personnifiée »331. La motivation de recourir aux Urgences peut s’apparenter à cette mise en mouvement de la puissance autonome ou personnifiée. Il semblerait que ces passages soient plus d’ordre indirect, car mettant en mouvement la personne, malade, mais sous l’impulsion d’une autre entité personnifiée, le soignant. Ainsi, les temps successifs de la consultation seraient-ils reliés par des rites sympathiques, positifs, indirects. Si cette interprétation peut être source de discussion, leur dimension rituelle semble évidente, car la prise en charge générale reste toujours identique, l’aspect initiatique étant continu et permanent.

Chacun de ces temps, de ces rites, correspond à des bribes parcellaires d’une seule et même rencontre. Cette rencontre, véritable intersubjectivité, est d’autant plus importante que l’enjeu est la santé de l’un des interlocuteurs. L’intersubjectivité est ici définie selon Philippe Rochat, comme « le sens de l’expérience partagée, qui émerge de la réciprocité. »332. Si le temps est partagé entre personne, malade, et soignant, l’expérience de chacun est distincte. Le malade ressent la maladie et en livre sa perception, en vue d’en être au mieux délivré ; le soignant assiste au récit, aux stigmates physiques, psychiques, et tente d’y remédier par l’application de son savoir,

328 Ibid., p. 5.

329 Ibid., p. 6.

330 Ibid, p. 10.

331 Ibid, p. 10.

136 de son expérience. Le temps commun, celui de la consultation, procède de l’expérience de chacun, venant s’ajouter à leur vécu respectif.

Viktor Email Freiherr Von Gebsattel a recours à une autre analyse de la relation. Selon lui, la relation conjugue deux niveaux anthropologiques : le niveau de la relation interpersonnelle, et le niveau scientifique et technique dont le but est de soulager la souffrance du malade333. Viktor Email Freiherr Von Gebsattel associe trois phases à la

relation thérapeutique :

- le stade sympathique élémentaire, temps de la perception de la détresse du

souffrant par le soignant. Ce temps serait d’ailleurs le seul temps sensitif selon Viktor Email Freiherr Von Gebsattel ;

- le stade de l’agir scientifique sollicitant les compétences pour aboutir à

l’élaboration du diagnostic, de la thérapie et du pronostic ;

- le stade de l’acte thérapeutique personnalisé où le médecin adapte après

l’annonce les éléments nécessaires aux soins. Ce temps est considéré comme « le

moment langagier proprement éthique visant le rétablissement du pouvoir être du malade. »334.

Ces stades sont une autre dénomination des temps de parole et de contact physique précédemment évoqués, mais ils stratifient la relation selon le seul but thérapeutique, et non selon le constat de ce qui se passe concrètement entre deux personnes. Cette dénomination des stades de la relation thérapeutique n’est donc pas du registre du contact, mais bien de celui de la finalité soignante au sens technique de cette dernière.

Une autre façon d’analyser la relation peut s’appuyer sur son indéniable scénographie.

333 V.E.F. von Gebsattel, Prolegomena einer medizinischen antrhopologie, Berlin, Springer, 1954, p.361-378, cité par L. Benaroyo, Ethique et herméneutique du soin, dans La philosophie du soin, Paris, 2011, PUF, p.30.

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