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La dernière rencontre

Dans le document De l'urgence ou le mouvement de la rencontre (Page 118-123)

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seulement des torts envers l'homme, que ce sont des crimes envers Dieu ! Vous n'avez rien fait, j'insiste sur ce point, tant que l'ordre matériel raffermi n'a point pour base l'ordre moral consolidé ! »288. Victor Hugo invoque le recours moral pour le relier à la matérialité et non l’inverse. Se soucier de la matérialité ne dédouane pas de sa conscience. Seule une conscience forte, absolue permet de s’inquiéter de la mise à l’abri des plus pauvres, et Victor Hugo de l’affirmer au présent (« Vous n’avez rien fait tant que…»). Ce présent était-il précurseur de la pérennité non pas de la misère, mais surtout de l’obligation morale toujours, hélas, impermanente à ce jour ? La notion d’engagement de la conscience où se joue l’inquiétude, est un élément qui guide les soignants au contact des gens démunis. Cette conscience n’est-elle pas celle fondatrice de l’éthique ? Ne pas secourir, notamment le plus démuni, n’est pas sans risque, « Car on peut tout fuir,

sauf sa conscience. »289.

Aussi le temps de confrontation à la misère confère à cette rencontre une connotation temporelle a-spécifique, comme hors temps.

La dernière rencontre

« Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l’Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort. »

M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, Folio, 2015, p.13.

«Personne ne restaurera tes années, personne ne te rendra une seconde fois à toi-même. Ton âge poursuivra son cours comme il a commencé, sans retour en arrière ni pause ;

sans nul remue-ménage, sans rien pour signaler sa rapidité : il avancera en silence. Ni l’autorité d’un roi ni la faveur d’un peuple ne rallongeront sa course : selon l’élan du premier jour, elle glissera, sans jamais dévier, sans jamais ralentir. Que se passera-t-il ? Toi, tu es préoccupé, la vie court ; à un moment, la mort sera là, pour laquelle, que tu le veuilles ou non, il te faudra bien être disponible. »

Sénèque, La brièveté de la vie, Editions mille et une nuits, Janvier 1994, p.23-24.

288 Ibid.

107 Les soins dispensés, indépendamment du lieu, ont pour objectif premier de guérir, ou de stabiliser une maladie. L’hôpital, caractérisé par « son odeur, sa propreté, ses

regards déjà voilés de crêpe »290, peut être un lieu où l’inéluctable se produit, soit de façon inattendue, brutale, violente, soit de façon prévue telle l’issue de la vieillesse finissante, d’une maladie chronique. Ce lieu, dévolu aux soins, comporte donc à la fois la dimension de la guérison, c’est-à-dire de la réussite, et celle de la séparation définitive, synonyme, dans certains cas, d’échec. Les services d’urgence sont, comme nombre de services hospitaliers, témoins de ces polarités aux antipodes, sans frontière entre les deux, sans transition, hormis quelques mètres, quelques cloisons.

« Le monsieur est hémiplégique depuis quelques jours. La sœur a attendu, gardant son frère plusieurs jours au domicile malgré l’hémiplégie. Et puis, la situation est devenue trop difficile. Devant l’apparition de symptômes inquiétants, l’encombrement bronchique, la perte du contact visuel, « ils » sont venus à l’hôpital. La sœur pleure et dit qu’il ne faut pas faire grand-chose, qu’elle va le ramener dès ce soir à la maison. Après de longues minutes de discussion, la sœur raconte sa crainte de ne pouvoir payer les soins, car le monsieur ne bénéficie pas de droits sociaux en France. D’origine italienne, il est arrivé chez sa sœur au décès de leur maman, 14 ans auparavant sans qu’aucune démarche n’ait jamais été faite. Sans profession, il est d’un naturel heureux et participe à toutes les tâches domestiques. Sa trisomie 21 est « assumée, intégrée » par toute la famille (neveux, beau-frère, cousins, tous présents) et n’est pas verbalisée par la sœur qui dit simplement « c’est tout lui ». Il faut faire un scanner, la sœur refuse, pleure, s’inquiète. Comment va-t-elle pouvoir payer, et pourtant, va-t-elle voudrait des soins appropriés ? Il faut du temps à l’assistante sociale pour expliquer les solutions potentielles, pour convaincre, pour diminuer la peur de la famille de ne pouvoir assumer la charge financière de l’hospitalisation. Malgré cette crainte, ils sont d’accord avec le fait que des soins sont nécessaires. Alors, la sœur accepte les investigations et l’hospitalisation. Le scanner révèle un accident vasculaire cérébral sans doute ischémique avec hémorragie secondaire expliquant la dégradation clinique.

Le monsieur hospitalisé aux Urgences, va s’aggraver progressivement, et finalement, décéder entouré des siens. Quelques jours plus tard, la famille est

290 S. Chalandon, Op. cit., p.85.

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revenue remercier, apporter des fleurs, des marques de gratitude envers les soignants.».

Renvoyer cet homme à son domicile aurait été souscrire à la demande explicite, exprimée par la famille, pourtant venue à l’hôpital. Mais s’agissait-il de la demande réelle, véritable ? Le dire a posteriori est facile, mais, le dire d’emblée, sur le moment, aurait été fort présomptueux. L’urgence était de s’occuper du monsieur, d’établir un diagnostic formel, puis de l’accompagner, d’aider les siens, au mieux. Décision a été prise de le garder dans la zone d’hospitalisation des urgences. Le transférer dans un autre service aurait été trahir la confiance instaurée, la relation faite d’écoute et de calme, de temps surtout. Contradiction probable dans un service d’urgences, où le temps serait le métronome fou de tout ce qui a cours. L’injonction de la direction était pourtant claire, et avait été à de nombreuses reprises réitérée : « ne pas garder les

patients en fin de vie au-delà des 24 premières heures dans le service d’urgences. ».

Et ce pour des raisons financières… Cette recommandation quasi prescriptive avait été perçue par l’ensemble de l’équipe comme la négation relationnelle, le bafouement de leur compétence à accompagner les mourants, leur fonction temporaire dans le parcours de soins.

Pouvoir déjouer l’urgence quand elle n’est plus, savoir percevoir et composer avec le temps, et (surtout) éloigner, ignorer la demande administrative, appartient non seulement à l’autonomie mais aussi à l’expertise de chaque soignant. Comment souscrire à cette demande de la direction sans avoir le sentiment profond de ne pas être en accord avec sa mission soignante ? Lorsqu’il s’agit de la dernière rencontre, pourquoi être sciemment inhospitalier ? Le(s) soin(s) est (sont) à la fois dirigé(s) vers celui qui ne sera plus, et envers ceux qui l’ont connu, l’accompagnent, et l’assistent.

Appel du SAMU : « Nous avons pris en charge un jeune de 17 ans qui a fait un arrêt cardiaque en cours de sport alors qu’il s’apprêtait à jouer un coup franc. Il s’est écroulé, le prof a débuté le massage cardiaque, on a été appelé tout de suite. On n’a pas pu le récupérer, mais c’est dans une cité, cela risque de dégénérer, il nous faut un endroit pour amener le corps. Les parents n’ont pas pu être joints. Es-tu d’accord pour qu’il vienne chez toi ? ».

La discussion est assez brève, il faut accueillir ce jeune qui n’est plus. Les équipes sont prévenues des circonstances, craignent, et pour certains remettent en

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cause, l’arrivée de ce défunt. De longues minutes, tendues, et le jeune homme « arrive ». L’entrée des pompiers dans le service est théâtrale, l’un d’entre eux à califourchon sur le corps masse la poitrine, deux autres poussent le brancard, les bips du scope sonnent. Les portes de la salle de déchocage s’ouvrent, le brancard rentre, le pompier interrompt le simulacre du massage cardiaque. Silence. Le médecin du SAMU explique, et l’urgentiste décide d’appeler de nouveau les parents pour tenter de leur parler. Aucun des portables n’est joignable. La maman est aide-soignante dans un hôpital voisin, information donnée par un jeune présent sur le lieu du décès à l’équipe du SAMU. L’urgentiste appelle cette structure, demande la direction des soins infirmiers, localise la maman, lui parle. L’urgentiste explique que son fils a fait un malaise grave en cours de sport, qu’il est à l’hôpital et qu’il faut venir. Le médecin du SAMU et l’urgentiste décident de faire une annonce conjointe lorsque la maman sera arrivée. Hors de question de ne pas être là, ensemble. La maman arrive, blême. D’emblée, elle demande si son fils est mort. Mise à l’écart dans une pièce contiguë à la salle de déchocage où se trouve son fils, l’histoire lui est dite retraçant le continuum. Le cours de sport…le coup franc…l’arrêt cardiaque, la réanimation immédiatement débutée par le professeur, secouriste…l’arrivée des secours… et l’absence de récupération d’un rythme cardiaque. La discussion sera calme, l’urgentiste lui dira après quelques minutes que son fils était déjà décédé lorsqu’elle a été contactée, mais que lui dire, alors, n’aurait rien changé si ce n’est la laisser seule avec ce drame. La maman n’en veut pas à l’urgentiste, dit qu’elle savait, qu’elle l’avait perçu, qu’elle comprend qu’on ne le lui ait pas dit. Le papa arrive une heure après, ayant écouté son répondeur. Il faut reprendre l’histoire, lui annoncer le décès.

Le temps s’étire...n’en finit pas…

Il faut aussi annoncer l’autopsie obligatoire, et donc le départ du corps à l’institut médico-légal. Les parents encaissent, abasourdis. Ils doivent partir voir leurs autres enfants pour leur dire, car ces derniers sont rentrés de l’école, et sont seuls à la maison. Même s’ils ne veulent pas assister au départ de leur enfant mort, ils refusent de le savoir seul jusqu’à ce moment-là. Alors les soignants promettent de rester à ses côtés, à tour de rôle.

Le lendemain matin, l’un des urgentistes dira : « Je n’arrête pas d’y penser. Je n’arrive pas à m’extraire de ce qui s’est passé. ». Une réunion aura lieu dans le service pour que chacun ait un espace pour énoncer l’indicible, s’il le souhaite, s’il y parvient.

110 Situation terrible, terrifiante : la mort, mais encore au-delà, la mort brutale de l’enfant sain. La mort est irréversible. Nul espoir, nulle alternative, aucune échappatoire. Aucune possibilité d’anticiper le drame. Mort implacable, vibrante, dramatique. Comment, alors que le corps est arrivé sans vie, parvenir à se positionner comme soignant de l’urgence ? Quel réconfort apporter aux vivants ? En pareille situation, la première rencontre est avec le corps du défunt et revêt finalement une forme de rencontre avec soi-même, avec ses propres réactions. Nulle technicité, seulement l’humanité, profonde, sans artifice. Le geste technique n’a pas lieu d’être, l’action retentissante n’a jamais été. Seulement…surtout…d’abord des gestes de respect vis-à-vis du corps, des attitudes d’accueil envers les parents…mais…pas de soins usuels, nulle intervention susceptible de modifier le cours des choses. Restent les regards, la parole, les gestes...essentiels. Car la rencontre est centrée autour de l’annonce, et non des moindres…la pire peut-être…Celle, indicible, de la perte de l’enfant. Sans que rien n’ait été décidé en dehors du dire ensemble, les « choses » se sont faites, d’elles-mêmes entre le médecin du SAMU et le médecin des Urgences. Cette présence conjointe a sans doute été salvatrice, ou du moins d’un grand secours, pour chacun des médecins, et des soignants. Chacun a eu la perception profonde d’avoir vécu une rencontre forte, marquée par sa gravité, laquelle a dessiné les contours de la mise en présence.

Les décès sont fréquents aux Urgences, et les soignants, conséquemment, souvent confrontés à ce qui correspond à une séparation pour les proches. Leur difficulté réside parfois dans l’espace de ce soin sans matérialité démonstrative : pas de perfusion, pas de prélèvement… Leur seule personne, leur seule humanité pour tout accueil, mais aussi pour seul rempart à l’angoisse que peuvent engendrer ces confrontations obligées. « Que ressent-on à affronter, à tenter de comprendre et à espérer vaincre

l’angoisse de tierces personnes cinq ou six fois par semaine ? Je ne parle pas de l’angoisse physique qu’on peut en général soulager en l’espace de quelques minutes. Je parle de l’angoisse à l’idée de la mort, de la perte, de la peur, de la solitude, du sentiment de futilité, d’être désespérément détaché de son corps. »291. Peu de soignants expriment ce qu’ils ont ressenti tant il est difficile d’exposer devant l’équipe les conséquences intimes de pareille situation. Parallèlement à cette angoisse

291 J. Berger, J. Mohr, Op. cit., p.111.

111 projective, peut coexister l’angoisse professionnelle d’avoir échoué si le décès intervient aux termes de manœuvres de réanimation. Le doute est alors l’hôte du temps quant à la conduite des gestes, des décisions, de la part éventuelle de responsabilité quant à cette mort. Etait-elle évitable ? Et si oui, à quel prix ? Le questionnement, pour fertile qu’il soit, peut aussi devenir geôlier du soignant, l’enfermant dans la spirale, infernale, des doutes…de la responsabilité éventuelle.

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