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SAVOIRS ET PRATIQUES EMPIRIQUES DES CHERCHEURS

CULTURE SCIENTIFIQUE ET SAVOIRS D’ACTION

MOTS-CLÉS : APPRENTISSAGE CULTURE SCIENTIFIQUE EXPERTISE EMPIRIQUE

2. SAVOIRS ET PRATIQUES EMPIRIQUES DES CHERCHEURS

Nous voulons montrer la variété des savoirs en jeu dans les investigations empiriques des chercheurs, pour questionner les conditions d'accès des élèves à une culture scientifique dont on a vu que la pratique empirique fait nécessairement partie. Nous allons nous appuyer essentiellement sur un exemple, celui d'un pétrologue, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du métamorphisme haute pression. Ce cas est intéressant car les investigations empiriques de ce scientifique concernent aussi bien des pratiques de laboratoire que des pratiques de terrain, deux formes fondamentales des relations au « réel » en SVT. Nous utilisons un long entretien que nous avons eu avec lui au sujet de sa double pratique empirique.

Nous retenons quatre catégories de situations problématiques, liées aux investigations empiriques. Deux concernent le travail expérimental, où le chercheur mène des expériences avec des autoclaves pour déterminer les conditions de stabilité de minéraux ou d'associations minérales ; deux concernent le travail de terrain : recueils d’échantillons et analyses de lames minces.

2.1 La maîtrise des dispositifs techniques

L'extrait suivant concerne les difficultés à lancer l'utilisation d'une nouvelle machine (autoclave).

« Il faut aussi que l’alimentation électrique puisse passer à travers ça par exemple et que ce ne soit pas des points de faiblesse pour l’étanchéité. La pression est de 10 Kbar là-dedans. On n’y est pas arrivé encore pour des problèmes bêtement de tuyauteries, d’étanchéité… Quelquefois il faut passer un an pour mettre la machine en état et être capable de faire les premières manips… La pétro expérimentale, il y a un côté les mains dans le cambouis ; passer du temps pour que la machine marche, pour pouvoir commencer à faire une expérience. »

Ce qui est évoqué ici, ce sont des savoirs techniques, pour certains communs à tous les autoclaves et pour d'autres spécifiques de chaque nouvelle machine. La meilleure preuve que ces savoirs d'action ne sont pas totalement explicitables, c'est qu'ils ne peuvent se réduire au mode d'emploi de la machine et exigent parfois la venue d'un technicien expert dans le fonctionnement de ce matériel.

2.2 La maîtrise théorico-pratique des systèmes étudiés

Une fois la machine "maîtrisée", les expériences visant à déterminer des "courbes d'équilibre" posent d'autres difficultés.

Ces connaissances des systèmes étudiés peuvent s'exprimer en des termes théoriques (métastabilité, nucléation, germes…). Mais ces concepts sont accompagnés de savoirs d'action, acquis dans la pratique. Et cet ensemble est indissociable aussi bien pour mener des expériences que pour conduire la critique de résultats expérimentaux.

« C’est quelque chose qui fait partie de la cuisine de la démarche expérimentale et qui n’est pas du tout clair en général justement pour le géologue de terrain. Quand on ne s’est pas mouillé directement avec des manips d’encadrement de réaction pour déterminer une courbe, ce n’est pas un aspect du problème auquel on est sensible. La démarche à laquelle on pourrait penser : je prends un minéral A, je le mets à telle température et pression et je regarde s’il reste stable ou s'il casse. Et puis la limite du domaine où il casse et la limite du domaine où il est stable dire : c’est la courbe de réaction. Ca c'est faux, la courbe d’équilibre... Ca c’est faux, parce qu’il y a en plus la barrière de nucléation : pour que B plus C nucléent, grossissent, il faut être à une certaine distance de la courbe d’équilibre… Si on a A tout seul, on peut très bien garder A métastable, je ne sais pas, 50°, 100° au dessus de sa limite de stabilité. Les plus stables ont du mal à nucléer. »

2.3 Le choix des échantillons

Sur le terrain, les roches ne livrent pas beaucoup de minéraux intéressants à l'œil nu. Comment se fait alors la sélection des échantillons gardant la trace d'équilibres d'anciennes phases ?

« Alors le flair, c'est quand même une bonne partie d'expérience ; c'est d'avoir vu des cailloux… Les avoir vus ensuite en lames minces, savoir que tel minéral s'y trouve ou peut s'y trouver… Ce que je trouve symptomatique… c'est le nombre échantillons qu'on récolte en première année de thèse sur le terrain, en deuxième année de thèse, en troisième année et puis après. On passe de 500 à 250 puis… [15 ans après] quand je ramasse 30 échantillons, j'ai de quoi m'occuper en général pour année ou même plus…. Je pense que l’échantillonnage devient de plus en plus sélectif, plus biaisé puisque j’ai décidé a posteriori, après l’étude de tant de lames minces, que l’étude de tel caillou n’était pas intéressante et maintenant je ne l’échantillonne plus : dans tels types de roches déformées, il y a trop peu de chances d'avoir des associations de haute pression de conservées, donc je ne les regarde plus. »

Le chercheur parle ici d'une véritable expertise, concernant un terrain bien précis et un problème géologique délimité, qui n'a été acquise que sur un temps très long. Il s’agit de connaissances dont une grande partie est difficilement transmissible directement par la parole ou l'écrit.

2.4 La lecture des échantillons

À partir des échantillons, on fait des lames minces analysées au microscope (éventuellement à la microsonde). Il s'agit de déterminer les minéraux en présence, ce qui est assez banal, mais aussi de décider s'ils sont en équilibre et si cet équilibre correspond bien à la phase métamorphique étudiée.

« Par exemple, là l'albite, elle a beau être belle et bien cristallisée, je ne pense pas qu'elle fasse partie de la même association que ces quatre phases parce que j'ai vu dix cailloux à côté depuis du "pas déformé" jusqu'à du "un petit peu déformé" et puis j'ai vu que l'albite là elle n'existait pas mais… qu'il y avait une autre phase de haute pression à la place, et puis là j'ai vu des produits de transformation de cette phase : c'était une albite toute fibreuse, toute dégueulasse ; et puis là la roche, plus elle est déformée, plus elle est recristallisée, l'albite devient de plus en plus belle, dont je sais que là l'albite est une phase tardive. Alors que si je prends le caillou tout seul où il y a une belle albite et que le regarde de manière qui me paraisse objective, je dirai c'est un schiste à disthène-albite et disthène, albite et grenat font une belle paragenèse. Ca a l'air inattaquable… En fait, si je regarde ce même caillou avec l'expérience de dix autres cailloux voisins mais plus ou moins déformés, plus ou moins recristallisés, je peux arriver à une conclusion diamétralement opposée… Je dirais qu'il y a un peu cette sorte d'expertise texturale qui peut s'acquérir seulement sur le tas… »

Articulés au cadre théorique des réactions en milieu solide, les savoirs d'action en jeu ici concernent à la fois l'évaluation de l'état des minéraux de la lame mince et la connaissance de leur état dans de nombreuses roches de la région.

2.5 Conclusion

L'activité empirique du chercheur est à la fois pétrie de problématiques et de considérations théoriques, et armée par des savoirs pratiques, non totalement explicitables, qui résultent d'un long apprentissage. Chacun de ces savoirs n'est pas seulement nécessaire pour produire des faits, mais également pour avoir un regard critique sur cette production. Bien sûr il s'agit d'investigations empiriques pointues, qui ne sont pas directement comparables avec celles réalisées dans les classes. Mais, toute proportion gardée, on peut penser que l'entrelacement de ces différents savoirs existe également dans la pratique empirique des élèves, ce qui conduit à une tension problématique : - il semble nécessaire que les élèves acquièrent une certaine culture scientifique critique et, pour ce faire, ils doivent avoir une certaine maîtrise des pratiques expérimentales et/ou de terrain ; - les savoirs d'action nécessaires pour avoir une culture expérimentale ou de terrain sont longs à construire et souvent spécifiques, donc a priori difficiles à concilier avec le temps didactique consacré aux investigations empiriques.