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UN EXEMPLE : LES ACTIVITÉS PRENANT COMME SUPPORT LE SOL

FORMER "CULTURELLEMENT" DES INGÉNIEURS

MOTS-CLÉS : INGÉNIEUR CULTURE FORMATION RESPONSABILITÉ

A. GIORDAN J L MARTINAND et D RAICHVARG, Actes JIES XXIV,

3. UN EXEMPLE : LES ACTIVITÉS PRENANT COMME SUPPORT LE SOL

Nous illustrerons la mise en œuvre de ces orientations à travers un exemple. Il s'agit d'un travail réalisé avec des élèves ingénieurs de deuxième année (bac + 4) dans le cadre d'un module de deux semaines regroupant 14 étudiants de la promotion.

Le travail a été conduit conjointement par deux enseignants, un agronome spécialiste des questions d'environnement et l'auteur de cette communication, enseignant de philosophie.

Pourquoi le sol ? Cet objet nous a semblé intéressant pour au moins deux raisons. La première parce qu'il est pour nos étudiants objet à la fois d'approches scientifiques (pédologie par ex.) et d'approches techniques (génie des procédés agronomiques). La deuxième raison est que le sol est le support de multiples activités. Cette polyphonie d'usages et d'approches nous a semblé intéressante à analyser pour mettre en évidence le fait que, selon les usages, selon les objectifs visés dans l'action et les finalités des acteurs, leurs "croyances sur le monde" étaient fort différentes.

Raison supplémentaire de cet intérêt : si la littérature philosophique sur les quatre "éléments" air, eau, feu, terre est importante, elle est muette sur le concept de sol. Si par exemple Bachelard consacre deux ouvrages aux « rêveries » que suscite « la terre » (les autres éléments n’ont droit chacun qu’à un ouvrage) il n’y emploie jamais le terme de « sol », comme s’il n’était qu’une dimension de l'élément "terre". Le sol comme sous-produit de la terre dont le concept l’engloberait ?

Nous avons qualifié la démarche choisie pour réaliser l'étude d'« enquête philosophique » : il s'agit de travailler à partir d’un matériau constitué de pratiques relatées par des acteurs et les commentaires qu’ils en font pour mettre à jour d'une part le socle de principes sur lequel reposent leur démarche et le contenu qu'ils donnent au concept de sol et d'autre part les conséquences de ces pratiques telles que conçues par ces acteurs.

Le déroulement a été le suivant :

1 - étude en groupe des représentations de chaque étudiant concernant la notion de sol en utilisant une technique de photo-langage ;

2 - établissement d’une carte conceptuelle réunissant l’ensemble de ces représentations ;

3 - production d’un guide d’entretiens, à partir de cette carte conceptuelle et de quelques apports complémentaires ;

4 - réalisation, par groupes de 3 étudiants, d’une première série d’entretiens (1 ou 2 par groupe) ; 5 - transcription des entretiens et première analyse à plat (réunion des éléments d’information similaires ou proches) ;

6 - compte rendu devant le grand groupe avec pour objectifs : - vérifier, améliorer le guide d’entretien,

- approfondir collectivement (apports par les enseignants) certains concepts, certaines problématiques rencontrés ;

7 -deuxième série d’entretiens : en tout 22 entretiens de 1 heure à 1 heure 30 chacun. Les personnes interrogées entretiennent toutes un rapport particulier au sol : enseignants-chercheurs agronomes, chercheur en pédologie, fossoyeur, conservateur de cimetière, agriculteurs, viticulteurs, recycleur de déchets par épandage, jardinier amateur, enseignant-chercheur en génie des agroéquipements (agriculture de précision) ;

8 - transcription des entretiens et établissement d’une grille d’analyse permettant d'en restituer une synthèse ;

9 - production d’une première synthèse sous forme de panneaux papier puis débat à partir de ces panneaux : analyse des notions employées, mise à jour des problématiques sous-jacentes ;

10 - décisions concernant les contenus (problématiques et informations) et la forme retenus pour la restitution finale ;

11 - production d'un article pour le journal de l'établissement et d'une série de 6 panneaux.

Nous ne pouvons ici présenter in extenso les panneaux, en voici les titres et quelques extraits : Panneau 1 - Tu es poussière et tu retourneras poussière : introduction générale.

Panneau 2 - Connaître le sol : le sol, un objet de connaissance et de recherche. Présentation sous forme de schéma de diverses approches scientifiques en fonction des objets construits à partir de la réalité composite et historique du sol entre lithosphère et atmosphère.

Panneau 3 - Utiliser le sol. Présente les différents usages humains du sol : support du bâti, friches, forêts, agriculture, producteur de biomasse, filtre, pourrissoir pour les corps, lieu de développement des civilisations. "Les hommes vivent du sol jusqu'à ce que le sol vive d'eux" (conservateur de cimetière).

Panneau 4 - Sentir le sol : toucher "Mon premier réflexe, c'est de toucher le sol" (professeur d'écologie), voir "L'œil objectif n'existe pas" (archéologue), sentir "on reconnaît le sol à l'odeur de l'humus" (directeur d'un bureau d'études), écouter, goûter : "Je goûte le sol pour en évaluer la texture" (archéologue).

Panneau 5 - Rêver le sol : fabuler, imaginer, aimer "Le sol c'est au-delà de ce qu'on apprend" (professeur de machinisme agricole)

Panneau 6 - Problématiques : ces problématiques présentant la synthèse des analyse faites sont introduites par différents concepts : TEMPS, PROFONDEUR, NATURE/CULTURE, PROPRIÉTÉ, RESPECT.

La démarche suivie a permis de mettre en évidence le fait que le sol étudié par les pédologues, le sol objet de transformations pour le chercheur en "génie des procédés agronomiques", disciplines qui font l'objet d'un enseignement pour nos élèves-ingénieurs renvoie à un réel complexe qui peut être l'objet de bien d'autres activités, de bien d'autres finalités. Les entretiens avec les acteurs, à partir de leurs propres pratiques, montrent qu'il n'est pas judicieux de hiérarchiser ces pratiques, la "science" n'est pas plus légitime, ni dans ses démarches, ni dans ses finalités que quelque autre activité humaine. Elle est différente, sa légitimité est autre que celle de l'activité du fossoyeur ou de celle du promeneur qui sait distinguer l'odeur quelque peu agressive de la sécheresse d'un sol calcaire de celle plus ronde, plus épicée, d'un sol sablonneux humide. De telles considérations peuvent sans doute contribuer à prévenir du dogmatisme positiviste des jeunes scientifiques.

Un autre enseignement est peut-être encore plus intéressant : il concerne les pratiques scientifico- techniques elles-mêmes. Les travaux des historiens, des sociologues, des ethnologues des sciences nous montrent combien ces activités sont soumises aux aléas de la dynamique des groupes humains,

que ce soit au niveau d'une société globale ou au niveau d'une petite communauté scientifique, d'un laboratoire (Latour et Woolgar, 1988). À travers le travail réalisé, nous mettons l'accent sur un autre aspect, plus individuel. L'activité d'un chercheur, d'un ingénieur, loin d'être désincarnée parce qu'elle serait soumise au seul ordre d'une "raison scientifique" est totalement pénétrée par ses désirs, ses préférences, ses options philosophiques, son système de valeurs. En prendre conscience peut contribuer à rendre de jeunes ingénieurs plus ouverts aux questions posées à leurs travaux et à leurs conséquences.

4. CONCLUSION

Cette rapide présentation d'une contribution à la construction d'une "culture" de l'ingénieur qui prenne en compte toutes les dimensions de son travail en ne le limitant pas aux strictes logiques "scientifiques" et économiques (le respect de la commande et le respect des normes scientifiques) n'en marque sans doute pas assez les limites et les difficultés. Outre quelques problèmes mineurs d'ordre méthodologique, celles-ci résident essentiellement dans une attitude ambivalente vis à vis de la science et que l'on rencontre au cœur même des institutions scientifiques, chez certains scientifiques.

La science n'a jamais été à la fois autant adulée et autant dénigrée ! Dans quelque argumentaire que ce soit, le chiffre (image publique de la scientificité) fait vendre mais dans le même temps on va développer un discours et une attitude de suspicion, voire de condamnation. L'attitude vis à vis de la nourriture est à cet égard significative : on voudrait à la fois que les process de production nous assurent une sécurité absolue (zéro germe, traçabilité totale, etc.) et dans le même temps on célèbre le "naturel" ! C'est-à-dire que l'on (et qui échappe à ce "on"? voudrait d'une part que la science déploie toutes ses ressources, qu'elle en invente de nouvelles, pour la satisfaction d'une exigence de sécurité mais que d'autre part elle n'intervienne pas dans la production des denrées alimentaires. Cette contradiction radicale produit parfois de curieux effets comme celui qui consiste à habiller d'oripeaux magico-religieux des pratiques agricoles somme toute ni plus ni moins scientifiques que d'autres mais qui se parent de l'étiquette "naturelles".

Le "principe espérance", la croyance en une science et une technique par nature libératrices n'est sans doute plus de mise (Ernst Bloch, 1976) et l'appel à la conscience prenant la forme du "principe responsabilité" (Hans Jonas, 1997) est aujourd'hui assez communément entendu. Mais la mise en œuvre de ce principe pour être véritablement opérationnelle ne peut être disjointe du travail du chercheur et de l'ingénieur et être confiée à des "comités d'éthique", "conférences de consensus" et

autres dispositifs. Si ces dispositifs peuvent avoir leur légitimité et une certaine utilité, l'effet de leurs conseils ou recommandations resteraient extrêmement limités si le principe responsabilité ne constitue pas une dimension de la culture - et donc des pratiques - des chercheurs et des ingénieurs. Le travail présenté relève de la prise en compte de cette exigence, dans la formation de jeunes scientifiques.

BIBLIOGRAPHIE

BLOCH E., Le principe espérance, Éd. du Cerf, 1976.

JONAS H., Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Éd du Cerf, 1997.

LATOUR B., WOOLGAR S., La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris : La Découverte, 1988.

MALINOWSKI B., Une théorie scientifique de la culture, Paris : Le Seuil, 1989.

ENSEIGNEMENT ET DIFFUSION DES SCIENCES