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SCIENCE ET CULTURES ÉROS OU ÉROSION ?

MOTS-CLÉS : SCIENCE CULTURES HISTORIQUE ÉTHIQUE

3. LES LIEUX DE LA RENCONTRE

Science et cultures en interaction se modifient mutuellement. Nous ne nions pas le caractère dialectique de leur rencontre. Cependant, notre propos concerne plus spécifiquement les effets de la science sur la culture dont elle est issue. Quatre lieux ou contextes cristallisent ces effets : le contexte épistémologique, le contexte éducatif, le contexte historique, et le contexte éthique.

3.1 Le contexte épistémologique

Bachelard (1989) pose les conditions psychologiques de la formation de l’esprit scientifique en termes d’obstacles internes. Les obstacles épistémologiques qu’il recense vont de l’expérience première au mythe, en passant par la connaissance générale, la connaissance unitaire et la

connaissance quantitative, et les obstacles animiste, substantialiste, verbal et la libido. Pour surmonter ces obstacles et « accéder » à la science, il est demandé à l’esprit d’opérer une mutation brusque qui doit contredire un passé en luttant contre sa tendance naturelle, en détruisant les connaissances mal faites du sens commun. Selon ces consignes, il faut commencer par l’observation mais se méfier des données sensibles ; il faut observer avec son cerveau mais penser contre lui ; il faut désapprendre pour apprendre ; l’esprit scientifique doit s’affranchir du sens commun et se former contre la nature. Une rupture d’avec le sens commun s’avère donc essentielle, « l’esprit scientifique ne peut se constituer qu’en détruisant l’esprit non scientifique ». Or, cette exigence de rupture mutile la pensée et traduit une violence symbolique, au sens bourdieusien du terme (Trabal, 1997). Pour parodier Geneviève Delbos « eux, ils croient (la rupture aura échoué) », mais « nous savons (la rupture aura réussi) ». Paradoxalement, l’obstacle épistémologique le plus important dans la formation de l’esprit scientifique semble bien le cerveau humain lui-même, dans son état initial.

3.2 Le contexte éducatif

L’équation d’échec, souvent constatée, de l’éducation aux sciences met en relief la dynamique abrasive qui y sévit. Nous voyons l’échec dans un aspect du processus d’enculturation de l’élève. L’enculturation désigne le processus par lequel une personne s’approprie, par apprentissage, et ce, tout au long de sa vie, une partie de l’héritage culturel que sa société met à sa disposition. Ainsi, l’école est le lieu formel des phases initiales de l’enculturation. Or, la dimension scientifique de l’enculturation de l’élève entre en conflit avec la formation de son identité à une phase cruciale de celle-ci. L’éducation aux sciences fait violence dans le sens où elle impose non seulement des savoirs et un rapport particulier aux savoirs, mais surtout, un rapport particulier à soi. La science évoque pour beaucoup d’adolescents du secondaire l’antithèse de l’image d’eux-mêmes qu’ils veulent projeter ; elle est associée à la froideur, à la rigueur, voire à une certaine rigidité de la personnalité, à un manque de sociabilité, au rejet de l’esthétique et aussi, à un manque de libido. En ce cas, l’exigence d’enculturation par la science conduit à ce paradoxe : la motivation pour les sciences dénote une personnalité inintéressante dont le modèle donne envie de fuir tandis que le succès scolaire en sciences est pressenti comme un échec de soi.

3.3 Le contexte historique

La rencontre de la science avec les cultures vernaculaires des nations non européennes s’est déroulée à partir du XVIe siècle à l’enseigne des dynamiques de colonisation. La « mission civilisatrice » des sciences et des techniques occidentales du XVIIIe siècle les a étroitement impliquées dans les diverses stratégies de l’entreprise coloniale (Petit-Jean, 1999). Les recherches de certains sociologues et historiens des sciences, tels Wallerstein et Adas, permettent de placer les

sciences et les techniques occidentales au cœur du succès de l’expansion européenne et de la colonisation d’une grande partie du globe. Les technosciences associant les moyens militaires et de communication, les chemins de fer, l’agriculture de plantation et la médecine occidentale, connurent un essor considérable à cette époque et furent utilisés comme moyens de mise en place de la structure coloniale, mais aussi comme symboles d’une « civilisation » avancée et culturellement supérieure. Au XIXe siècle, l’impérialisme culturel s’intensifie et trouve sa justification dans les courants de pensée capitaliste, rationaliste et scientiste. La science fournit le modèle rationnel d’un développement colonial productif, la colonisation scientifique. Pendant ce temps, la mobilisation des technologies occidentales comme procédés d’exploitation des ressources humaines, agricoles et minières asservissent les économies locales, dépossèdent les indigènes et font germer lentement des sentiments de nationalisme et de révolte. Par ailleurs, alors que le phénotype et les mesures anatomiques fournissent des argumentaires d’inégalité des races, l’eurocentrisme peut s’approprier les savoirs locaux, tout en les niant ou en les invalidant comme des croyances ou des « non- savoirs ». Aujourd’hui, l’exigence de progrès qui pèse sur ces nations exclues les place devant ce paradoxe : pour être incluses dans le marché mondial, elles doivent « accepter » de recourir aux mêmes outils qui les ont asservis. Notons cependant que les écoliers de ces nations sont en général absents des filières académiques scientifiques.

3.4 Le contexte éthique

Les questions éthiques relèvent de la quête fondamentale de l’humain, celle du sens, que rejette la science hors de son champ d’intérêt. Pourtant, les valeurs éthiques jouent un rôle central dans le système de valeurs d’une culture ; ce sont elles qui commandent les normes de l’action, les modèles de comportement, les principes de choix, les critères d’appréciation et les motivations à l’action. Or, il est demandé de ne pas poser aux scientifiques des questions qui ne sont pas du ressort de la science. Qui alors peut et doit réfléchir sur l’éthique ? Si la science déstructure les systèmes de valeurs d’une culture, comment celle-ci peut-elle mobiliser ces mêmes valeurs pour penser une éthique de la science ? De plus, une éthique « rationnelle », noyautée par la science, est-elle en mesure d’assumer réellement sa fonction de guide de réflexion sur l’ethos… à propos de la science ? Peut-elle, sans se dénaturer, accepter un principe directeur qui lui est extérieur ? Par ailleurs, l’éthique a une fonction normative, mais son mode d’action est téléologique. Or, la tendance actuelle est de confondre le débat éthique avec le débat moral, les valeurs éthiques avec des régulations législatives. La réflexion éthique peut-elle avoir lieu dans ces conditions ? Au fait, dans le contexte actuel des biotechnologies, le questionnement autour de la « la dignité humaine », au sens kantien du terme, est-il encore pertinent ? La question des « risques anthropologiques » peut-elle fonder un nouvel argumentaire pour contrer les effets de l’aveuglement positiviste sur la

réflexion éthique ? (Vacquin, 2002). En somme, l’exigence d’une « éthique scientifique » conduit à ce paradoxe : il est demandé à la science de réfléchir sur les problématiques éthiques qu’elle soulève alors que sa logique instrumentale pragmatique, définie par l’utilité, l’immédiateté et la rentabilité, opère une remise en cause de la pertinence même du questionnement éthique.