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FONDEMENTS ET REGISTRES D’EXPRESSION DES DISPOSITIONS COUTUMIÈRES

DROIT COUTUMIER, CONTRÔLE ET MAÎTRISE DE L’ESPACE BÂTI ET DE SON ENVIRONNEMENT

MOTS-CLÉS : ANTHROPOLOGIE ESPACE BÂTI TECHNOLOGIE

2. FONDEMENTS ET REGISTRES D’EXPRESSION DES DISPOSITIONS COUTUMIÈRES

2.1 Cadre théorique et hypothèses

L’ancrage de cette reconstitution est constitué de l’univers des médiations intervenant dans l’accomplissement des pratiques sociotechniques relatives à la conception et à la réalisation de l’espace bâti et de son environnement et dont la remise en cause a accompagné la disparition presque totale de l’habitat ancien. Le modèle d’analyse qui en découle est fondé sur l’interrelation et prend en compte l’ensemble des médiations entrant dans l’accomplissement des pratiques sociotechniques et ce, dans le contexte sociologique, politique et économique dans lequel elles se déroulent.

Ce modèle considère les relations systémiques entre l’individu et son environnement au cours d’une activité et les médiations qu’elles impliquent Trois types de médiateurs sont pris en compte dans les relations mutuelles entre le sujet, l’objet et la communauté au cours de l’accomplissement d’une activité sociotechnique, à savoir, les outils (matériels ou intellectuels), les règles (normes explicites ou implicites, les conventions et les relations sociales au sein de la communauté) et les divisions du travail (l’organisation explicite et implicite en relation avec le processus de transformation de l’objet en produit).

Dans le cas qui nous intéresse, les pratiques sociotechniques relatives à la conception et à la réalisation de l’espace bâti et de son environnement relèvent d’une société à tradition orale. Les médiations dans l’accomplissement d’une activité technique, qu’elles consistent en des outils symboliques, des normes ou des formes d’organisation de travail, sont fonction de l’environnement sociotechnique et politique dans lequel se déroule cette activité. Mais, la combinaison de ces médiations n’est pas la même dans toutes les sociétés. Les règles qu’elles édictent aussi ne prennent pas nécessairement les mêmes formes. Dans les sociétés à tradition orale, ces règles ne sont pas toujours objectivées, et c’est justement de cette objectivation que dépend la compréhension de ce qui régit la conception et la réalisation de l’espace bâti et de son environnement dans cette société. En privilégiant une entrée par les « règles », l’approche que nous adoptons, tente de mettre en rapport le modèle d’espace bâti de la société étudiée avec les normes en vigueur dans l’espace social correspondant et d’expliquer ce rapport en mettant en évidence les conditions politiques, matérielles, économiques et symboliques qui les mettent en relation. Ce choix se justifie par le fait que cette entrée permet une confrontation beaucoup plus immédiate avec ce que reflète effectivement l’espace bâti et son environnement : un édifice matériel par lequel est représenté, même de manière indirecte, l’édifice social et le pouvoir qui le soutient. Il est donc légitime de soutenir que le droit, en tant que reproducteur des formes principales de la solidarité sociale et

émanation d’un pouvoir ou d’une autorité qui l’édicte, constitue un biais adéquat pour en rendre compte. Le droit dont il est question est un droit coutumier régissant une société privilégiant la transmission orale. Il est étudié à travers un l’analyse de contenu d’un corpus de coutumiers de villages appelés coutumiers recueillis à la fin du 19e siècle.

L’hypothèse que nous émettons formule une dépendance entre le type d’emprise sur l’espace et le type de pouvoir exercé sur cet espace. D’une part, elle attribue le pouvoir de contrôle et de maîtrise de l’espace bâti et de son environnement qui en découle à l’instance dirigeante du village kabyle, en l’occurrence l’assemblée des hommes. D’autre part, elle assigne aux textes « légaux », en l’occurrence les coutumiers, la tâche de rendre compte, en partie, du système régissant la conception et la réalisation de l’espace bâti et de son environnement dans cette société.

Cependant, relativement aux sociétés de civilisation écrite, l’étude des lois dans une société à tradition orale et réputée ne pas posséder d’appareil disposant du monopole de la violence, n’est pas aisée. Au vu de cette double « carence » de l’oralité et du caractère acéphale de l’organisation sociale concernée, il s’est avéré nécessaire d’une part d’étudier la manière dont était maintenu l’ordre dans cette société, et d’autre part à « objectiver » des dispositions coutumières dont les fondements appartiennent à des registres différents.

2.2 Des espaces fondamentaux

L’espace apparaît moins comme un ensemble de sujets de droit qu’un ensemble de rôles qui les déterminent et qui déterminent également les rapports au sein du groupe Certains espaces ont particulièrement vocation à devenir des espaces juridiques, en ce qu’ils définissent un certain nombre de prescriptions et d’interdictions, assignent un statut propre à ceux qui ressortissent de leur autorité et prévoient des procédures formelles et informelles de solutions des conflits au sein même de l’espace. De l’étude des coutumiers, il transparaît essentiellement trois espaces d’autorité majeurs : l’espace d’autorité parentale, l’espace d’autorité territorial et l’espace contractuel.

L’espace parental est particulièrement prégnant dans la société kabyle traditionnelle où le système de parenté est un système de représentation. La généalogie y constitue un moyen de reconnaissance des individus et en même temps objet de stratégies d’inscription dans l’espace parental. Cette inscription dans l’espace parental ou généalogique ne se fait pas spontanément. Elle se manifeste, lors des cérémonies et rites de passages couronnant un travail pédagogique diffus et anonyme qui intègre l’individu dans le groupe d’appartenance et lui transmet un patrimoine culturel. Des étrangers, des protégés peuvent, bien entendu, être intégrés au groupe et des alliances politiques durables ou circonstancielles peuvent être décidées. Mais, les liens lignagers définissent toujours quelque chose de plus que les liens d’alliance, à savoir des droits d’accès à la propriété et à la citoyenneté.

Dans les coutumiers, les représentations territoriales instaurent une nette séparation entre l’intérieur et l’extérieur. Cette séparation se dévoile non seulement à travers la coercition à laquelle recourent la maîtrise et le contrôle de l’espace, mais aussi à travers tous les mécanismes qui contribuent à recréer ou à maintenir la coopération interne. Déjà, les coutumiers ne considèrent réellement comme sujets de droit (et ayant réellement des droits) que les seuls villageois mâles. Ensuite, ces coutumiers abondent de recommandations en matière d’entraide et de célébration commune de fêtes et événements divers. Pour maîtriser le problème de ses espaces et frontières, la société kabyle traditionnelle a recours à divers procédés et notamment des moyens juridiques de contrôle de l’admission et du séjour des étrangers sur son territoire.

À l’intérieur, l’appartenance aux diverses unités sociales formant le village, constitue un véritable marquage territorial. La notion d’espace public ne vaut que pour les gens qui y habitent. Ce marquage est renforcé par la prévention de toute incursion de l’étranger dans le territoire par d’autres moyens. On relève des dispositions régissant l’hospitalité dévolue obligatoirement à tour de rôle à chaque famille du village et mettant ainsi l’étranger sous responsabilité collective déléguée. Il se dégage aussi une immunité territoriale qui exclut le droit de poursuite d’un individu dans une maison ou d’un étranger dans le village où il se réfugie. Enfin, seules les « lois » édictées par l’assemblée du village sont applicables, celles en vigueur dans d’autres villages ou tribus, sauf accord préalable et plutôt concernant des questions communes, ne le sont pas.

La construction de la maison kabyle intéresse toute la collectivité. Elle est l’objet d’une tiwizi, c’est à dire d’une forme d’entraide et d’assistance réciproque entre familles de la communauté villageoise. L’intervention de toute la communauté, si elle peut s’expliquer en partie par la nécessité de construire une maison complexe qu’on ne pourrait réaliser autrement (nécessité technique liée aux ressources humaines) ou encore pour des raisons économiques, elle est en rapport avec l’institutionnalisation des relations intergroupales, et aussi par voie de conséquence, individuelles. Si les membres de la communauté villageoise vont satisfaire à cette obligation d’entraide, ce n’est pas seulement pour apporter leur contribution matérielle à un des leurs, c’est aussi pour manifester leur accord. Un membre du groupe ne peut édifier une maison sur ses propres parcelles sans le consentement du groupe. Cette entraide ne se manifeste d’ailleurs que pour les travaux de fondation et de toiture, c’est à dire les deux termes extrêmes de l’édification d’une demeure. D’autre part, à travers ce mode coopératif d’entraide et d’assistance se forme un groupe d’intérêt dont l’aspect premier est la contribution. Si par leur participation, les intervenants apportent un secours au propriétaire, ce secours est mutuel et constitue en même temps un acte contractuel portant sur une coopération gratuite à charge de retour. Il s’agit bien, en réalité, d’un service payé et non pas d’un service gratuit. Il relève du contrat puisqu’il s’agit d’un groupement de volonté ; il relève encore du statut dans la mesure où, même comme fait conventionnel, il demeure traditionnel dans ses effets

comme dans ses moyens. Il reste largement régi par la coutume ou le statut puisque les villageois sont astreints par les coutumiers à y prendre part.

2.3 Objectivation et registres d’expression des dispositions coutumières

L’étude des dispositions contenues dans les coutumiers ne peut être limitée à la seule dimension juridique « stricte », mais doit s’étendre aux référents psychosociaux et symboliques qui leur sont sous-jacents. Les énoncés de coutumiers ne se donnent donc pas à lire directement. Le sens des pratiques dont ils rendent compte va au delà de ce qui est lu ou plutôt de ce qui est entendu, car le transcription des coutumiers ne doit pas faire oublier leur caractère foncièrement oral. Si l’interrelation active entre les représentations symboliques, les dispositions juridiques et les modes de penser et d’agir, se confirme, elle ne facilite pas pour autant l’objectivation de dispositions qui trouvent leurs fondements dans un ou plusieurs registres. Et, si nous ne pouvons pas affirmer que toutes les dispositions contenues dans les coutumiers ne renvoient pas simultanément aux différents fondements sur lequel s’érige le système villageois, nous pouvons par contre énoncer que toute disposition trouve sa source dans, au moins, un des registres suivants : le registre de l’honneur, le registre de l’esprit civique et de l’esprit municipal, et le registre du sacré.

Qu’il s’agisse de violation de domicile, de vol, d’empiétement de terrain, d’affrontements entre groupes lignagers ou de violation de la protection accordée par un particulier ou par le village à une ou plusieurs personnes, la référence à l’honneur figure en bonne place dans les dispositions contenues dans les coutumiers. L’intervention de l’assemblée du village concerne en gros tous les problèmes pouvant survenir au sein d’une communauté. En dessinant un espace d’ordre où chaque lieu est affecté à une catégorie de personnes ou à une activité déterminée, les coutumiers dictent implicitement ou explicitement, les conditions « normales » d’utilisation de ces lieux et en codifient l’occupation et l’usage contribuant à prévenir les comportements déviants.

La sacra lité de l’espace ne tire sa validité que de l’hériophanie qui l’a consacrée. Le sacré n’est dès lors valide que s’il renforce les conceptions de l’idéologie ambiante. Il y a donc tout intérêt, pour le maintien de l’ordre établi dans la société, à entretenir une idéologie (du sacré) qui ne les contredisent pas. D’un autre point de vue, s’il se remarque parfois sous une forme spéculative abstraite, le sacré cache ses origines les plus immédiatement matérielles. Ainsi, les rites de la construction par exemple, peuvent être envisagés comme rituels laïcs pour organiser le processus de construction, le mémoriser et le partager. Leur caractère est social dans le sens où ces rituels intègrent ou excluent de la communauté. On peut leur attribuer une rationalité technique liée à l’efficacité des techniques employées. Mais ils renvoient aussi à un état d’indigence des forces productives et économiques qui justifient le recours au religieux comme une sorte de prémonition contre l’incertain.

3. CONCLUSION

L’approche anthropologique que nous avons adoptée, confirme que la technique ne peut être considérée comme un phénomène particulier complètement détaché du cadre social. Elle est, au contraire, un phénomène social à part entière, en relation avec les autres phénomènes sociaux. Il faut donc considérer le système technique comme un système ouvert, très dépendant de toutes les circonstances économiques sociales et politiques extérieures. À ces circonstances correspond tout un contexte articulant des facteurs spécifiques comme la tradition intellectuelle, la base institutionnelle, le mode de communication et qui sont à l’arrière plan d’un état du développement des systèmes technologiques dans une société donnée. L’anthropologie comparée des connaissances trouve ainsi un moyen d’échapper au piège des dichotomies simplistes et ethnocentrismes et de ne plus se contenter des affirmations relativistes des différences entre cultures.

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