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FACE AU SIDA, LE DIALOGUE DES CULTURES

MOTS-CLÉS : DIALOGUE CULTURE REPRÉSENTATION RÉFÉRENT MESSAGE

4. LA DIVERSITÉ DES REPRÉSENTATIONS

Cette question rejoint aussi celle qui oppose pensée mythique et pensée scientifique : Hehaka Sapa (1974), un amérindien de la tribu des Sioux, exprimait ainsi sa représentation du monde : « Vous avez remarqué que toute chose faite par un Indien, est dans un cercle, il en est ainsi parce que le pouvoir de l'Univers agit selon des cercles et que toute chose tend à être ronde. (…) La vie de l'homme est dans un cercle de l'enfance jusqu'à l'enfance et ainsi en est-il pour chaque chose où le pouvoir se meut. »

Ni les connotations, ni les référents ne sont forcément les mêmes et la société multiculturelle est aussi une société multiréférentielle. Ainsi, a-t-on le droit d'agir sur la nature, et dans quelles limites ? Dans certaines cultures, cela relève du sacrilège, comme l'exprime Smohalla (1974), un Amérindien de la tribu des Nez-Percés : « Vous me demandez de labourer la terre ? Dois-je prendre un couteau et déchirer le sein de ma mère ? Mais, quand je mourrai, qui me prendra dans son sein pour me reposer ? Vous me demandez de creuser pour chercher la pierre. Dois-je aller sous sa peau pour chercher ses os ? Mais quand je mourrai, dans quel corps pourrai-je entrer pour renaître ? Vous me demandez de couper l'herbe, de la faner et de la revendre et de devenir riche comme les hommes blancs. Allons ! comment oserai-je couper les cheveux de ma mère ? »A-t-on le droit de critiquer, notamment le savoir et l’autorité des anciens ? Comment peut-on assumer la dimension critique que développe le raisonnement logique et dialectique, et qui suppose justement la remise en question de l'enseignement reçu, sans que cela n'apparaisse comme une agression contre ses propres ancêtres, et

donc une perte d'identité ? Même le droit à la critique est un caractère culturel particulier. L'exercice de ces droits peut entraîner un sentiment de culpabilité lorsqu'il revêt une dimension quasi sacrilège. Un certain nombre de paradigmes culturels nous semblent évidents et ne font pas l’objet d’une critique a priori. Ils s’insinuent dans la représentation du monde que l’on peut proposer et l’influencent. L’ethnologue Philippe Descolaa étudié certains de ces paradigmes, en particulier les clivages occidentaux Nature/Culture ou Humain/Animal (voir E. Morin, 1973). En étudiant la société des Jivaros, en Amazonie, il a ainsi pu montrer que ces paradigmes n’existaient pas dans ces sociétés comme dans la nôtre. Les éléments de la nature, tels les animaux ou les plantes, ne sont pas considérés comme des objets, mais comme des sujets que l’on caractérise par des attributs de la vie sociale. Leur représentation du monde est basée d’avantage sur les rapports que les différents éléments de la nature entretiennent entre eux, plus que sur des caractéristiques intrinsèques. Le naturalisme, c’est-à-dire la croyance que la nature existe comme un domaine séparé, a engendré une division étanche entre les sciences de la nature et celles de la culture. » Dans cet article, Philippe Descola (1998) montre également que « le fait de vivre dans un milieu composé de dizaines de milliers d’espèces en interaction permanente offre un modèle pratique à des cosmologies qui intègrent hommes, plantes et animaux dans un même champ continu de relations. »

En fin de compte, la question essentielle n’est pas comment s’adresser à ces différents publics pour leur faire comprendre ou leur inculquer les bases de la science, mais de savoir ce qu’on peut apprendre d’eux pour porter un regard différent sur nos certitudes, les interroger, les nuancer, les transformer. La science et son expression s’y enrichiraient des apports millénaires de toutes les cultures qui ont posé le socle sur lequel nous bâtissons aujourd’hui. « Les règles sont tacites, écrit D. Vinck (1995), et locales (elles dépendent de la façon de jouer le jeu). Les activités scientifiques, comme toute activité humaine, sont régies par de telles règles. Du coup, l'attention portée sur le caractère universel de l'activité théorique en science se déplace vers l'examen de situations locales. Les règles de la méthode scientifique ne sont pas universelles ; elles se jouent, se rejouent et de redéfinissent chaque fois localement. Elles sont reconstruites en même temps que les résultats des expériences. Elles exigent, chaque fois, un nouvel accord ou consensus social sur leur mode d'application. »Cette localisation pourrait-elle concerner non seulement les différents laboratoires, mais aussi les différentes cultures ?

5. CONCLUSION

C’est l’occasion ici de s’interroger sur cet Autre, sa manière de voir et de sentir les choses. Sur le plan épistémologique, la question est d’importance de même que l’état d’esprit qui en résulte et

auquel se réfère Isabelle Stengers dans la citation présentée plus haut. Car si « la science est un rassemblement de différences humaines qui s'expriment et cherchent à s'articuler de façon cohérente » (B. Jurdant, 1994), alors ce caractère multiculturel représente un défi salutaire : à la question « comment pourrions-nous dire à d’autres ce que nous avons à leur dire », il faudrait substituer celle-ci : « qu’avons-nous à écouter et à entendre chez les autres qui nous aidera à mieux comprendre notre mode de fonctionnement, et à débloquer notre pensée là où des habitudes intellectuelles endogamiques nous mènent parfois à des impasses ? » Quelles sont en fin de compte les autres références possibles ? Pour le documentariste qui recherche des solutions lui permettant de ne pas rester figé dans ses devoirs supposés, la fréquentation des philosophies du monde est un exercice tonifiant, une expérience épistémologique décapante, qui lui ouvrira de nombreuses voies. Margaret Mead (1979), à propos du film ethnographique où cette question se pose avec acuité, écrivait : « L’idéal serait d’associer des films réalisés par des ethnologues appartenant à différentes cultures modernes – japonaise, française, américaine – avec des séquences photographiées et montées par ceux qui, dans le film, dansent, participent aux cérémonies, mènent leur vie quotidienne. Les risques d’ethnocentrisme, de la part de ceux qui filment à partir de leur propre cadre culturel, et de la part de ceux qui interprètent l’image filmée de leur propre culture d’une manière déformée, pourraient être corrigés par des points de vue différents émanant de cultures diverses (comme c’est le cas dans tous les travaux comparatifs qui fondent l’anthropologie en tant que science), et non par les proclamations superficielles d’une méthodologie au-dessus de toutes les cultures. »

Aucun acteur ne dispose à lui seul de la vérité et le pluralisme des approches est le gage de la liberté de penser. La confrontation des diverses représentations qui nous permettent d'appréhender le monde dans un dialogue des cultures devient alors la forme la plus adaptée aux échanges, y compris dans le monde scientifique. Ainsi, loin d’être d’abord source de contraintes nouvelles, la société multiculturelle est-elle source d’inspiration et de renaissance.

BIBLIOGRAPHIE

GAST F., Face au sida : le dialogue des cultures (52'). 1996 – Réalisateur : Francis Gast – Directeur scientifique : Daniel Borrillo. Coproduction : ULP, Télévision du Cap-Vert, Cameroon Radio-Television, Radio-Télévision du Portugal. Production déléguée : Corina International.

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