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D’un point de vue organisationnel et professionnel, la CP apparaît comme un révélateur de l’état de la coopération interne à la juridiction et plus généralement du fonctionnement de la chaîne pénale. Au-delà des considérations philosophiques, idéologiques ou profes- sionnelles qui peuvent animer individuellement chacun des acteurs susceptible d’intervenir dans le processus, c’est leur adhésion - ou non - à une réflexion collective sur la peine qui va constituer l’un des éléments essentiels de la concrétisation de ce dispositif dans les juridictions. La capacité et le souhait de travailler collectivement est un facteur clé pour une appropriation de la loi sur le long terme. Plus exactement, si l’engagement individuel d’un juge de correctionnelle ou d’un JAP - a fortiori s’il siège en correctionnelle - constitue dans plusieurs de nos cas une source de « production » de CP, la mise en œuvre de la CP de manière plus systématique requiert un préalable indispensable, à savoir des rela- tions régulières et suivies entre tous les acteurs judiciaires et pénitentiaires.

Dans les petites juridictions, les échanges sont surtout informels, mais réguliers60. Ainsi, à Bosille, des réunions régulières rassemblent tous les professionnels de la chaîne pénale, en incluant le SPIP, au moins une fois par an, et de manière ponctuelle pour faire face à une difficulté ou à un problème particulier. Au tout début de la mise en œuvre de la CP, le prononcé massif de cette peine par l’un des magistrats correctionnels a conduit la prési- dente des audiences correctionnelles à organiser une réunion « hyper rapide » (un ven- dredi soir à 17 heures avant les vacances) avec la JAP et le DSPIP « pour essayer de ca-

ler les choses ». Mais si, dans les petites juridictions, le dialogue est structurellement ren-

du plus facile par la proximité, cela n’empêche pas les difficultés d’échanges du type de ceux qu’exigent la CP. En effet, la réussite collective sur la CP nécessite que chacun sorte d’une vision égocentrée du travail, et accepte le regard des autres, et notamment celui des intervenants qui le suivent dans la chaîne pénale. Concrètement, il faut qu’un juge accepte d’entendre les considérations d’un JAP ou d’un CPIP sur ses choix de sanctions, ce qui constitue à plusieurs endroits une véritable révolution.

Dans les plus grandes juridictions, la tenue de plusieurs réunions d’information par an ne suffit pas à impulser une dynamique collective. Par exemple, à Prédair, les réunions d’information (octobre 2014, janvier 2015), qui associent magistrats et greffes du siège et du parquet (à la tonalité toutefois plutôt réservée à l’égard de la CP), la formation organi-

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sée par le vice-président en octobre 2015 et qui réunit JAP, président de correctionnel et greffières (suivie d’une réunion greffe-SPIP), ne permettent aux professionnels de s’approprier la loi. Elles ne débouchent pas non plus sur une concertation quant aux pu- blics cibles et aux critères communs qui pourraient être retenus. La décision de requérir ou de prononcer la CP est prise par les magistrats au cas par cas. Au sein du service d’application des peines, il n’y a pas davantage de consensus. Certains JAP sont plutôt dans l’indifférence et la neutralité. Mentionnant les avantages et les inconvénients de cette mesure, ils se mettent dans la position d’acteurs qui se contentent d’appliquer les direc- tives. D’autres JAP, notamment le chef de service rencontré au début de l’enquête (et qui a changé depuis), expriment leurs réticences à l’égard de la CP au sein de l’équipe de travail sur laquelle il a de l’influence, et tentent mezza vocce de convaincre leurs collègues de ne pas mettre en œuvre la CP.

Que des CP soient non seulement prononcées, mais mises en œuvre, implique que chaque acteur s’intéresse à ce qui se passe après lui dans le processus pénal. La CP re- quiert ainsi de rompre avec une culture de la décision produite isolément et avec une or- ganisation cloisonnée. Or, les enquêtes montrent que la prise en compte des interdépen- dances et du fonctionnement global de la juridiction - notamment entre le prononcé de la peine et son exécution - ne va pas de soi. Ainsi, à Bosille, qui représente de ce point de vue un cas extrême, la majorité des CP prononcées l’ont été par un seul magistrat qui a fait « cavalier seul ». Sa position reflète son idée de l’indépendance du magistrat qui, d’une part, doit appliquer la loi quel que soit son point de vue à son égard :

« Mais attendez ! Un magistrat, ça n’a pas à lui plaire ou pas plaire ! » (Magistrat

correctionnel, Bosille)

D’autre part, selon ce magistrat, le juge n’aurait pas à tenir compte des moyens dispo- nibles dans la juridiction quand il prend une décision, ce qui est une position que l’on re- trouve fréquemment dans d’autres sites61 :

« Le texte est applicable. Je l’applique point barre. « Y a pas les moyens ! » « Bah, trouvez-les ! C’est pas mon problème ! De toute façon, si le ministère a créé un texte, c’est qu’il a estimé qu’il y avait les moyens. S’il a pas les moyens, tant pis pour lui ! Il se débrouille. C’est pas mon problème ! » (Magistrat correctionnel, Bosille)

« Les raisons de l’insuccès de la contrainte pénale chez nous, c’est la non prise en compte de l’idée que la peine est quelque chose d’évolutif et de continu, qu’il faut al- ler jusqu’au bout de la peine. Ce n’est pas intégré par les présidents de correction- nelle. Eux, ils font du droit, ils ne s’intéressent qu’au prononcé, seulement à ça. Or, on sait que les gens évoluent et que par conséquent les peines doivent évoluer. Pour nous, les JAP, c’est évident. Pour les juges du fond, ça ne l’est pas. En plus, ils ont un sentiment de dépossession » (JAP; Francilien)

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C.  Mouhanna,  La  coordination des  politiques  judiciaires et  pénitentiaires :  Une  analyse  des  relations  entre  monde  judiciaire et administration pénitentiaire, CESDIP‐ GIP droit et justice, juin 2011.

Cette position n’est toutefois pas partagée par l’ensemble des magistrats de ce tribunal. Ainsi, un autre magistrat correctionnel affirme au contraire tenir compte dans sa pratique des autres services, notamment en vue d’une plus grande efficacité collective :

« On essaye de tous travailler dans le même sens. On ne rend pas la justice entre

nous, on la rend au nom du peuple français. A partir de là, il faut qu'on puisse aussi avoir une logique de fonctionnement, de cheminement » (Magistrat correctionnel,

Bosille)

A cet égard, les concertations, même ponctuelles, entre les présidents de correctionnelle et les JAP sont cruciales afin de s’assurer que les peines prononcées puissent être exécu- tées. A Bosille, des échanges existent, sans être formalisés ; la présidente des correction- nelles et l’ancienne JAP se voyaient régulièrement :

« pour dire là où on en est. Si on prononce des TIG, il faut savoir s’il y a des lieux TIG, car ça sert à rien de prononcer des peines et finalement ça va pas, il faut

qu'elle reconvertisse derrière »

L’engagement du procureur et du président du TGI, ou de leurs adjoints en charge de l’application des peines, peut faciliter une réflexion collective sur les attendus et les effets de la CP. La Commission d’exécution des peines, créée par la loi pénitentiaire de 2009, pourrait être un outil pertinent pour dynamiser la réflexion collective au sein de la chaîne pénale. Cette instance, qui vise à favoriser le dialogue autour de la politique pénale du parquet, rassemble deux fois par an la gendarmerie, la police, les services de sécurité pu- blique, et le SPIP. A Ceflanvo, le procureur arrivé en avril 2015 témoigne de sa volonté d’impulser une dynamique collective dans la chaîne pénale, en réactivant la Commission d’exécution des peines. De manière plus ordinaire, à Bosille, le nouveau procureur a ins- tauré une réunion hebdomadaire au sein du parquet (tous les lundis matin), où différentes questions sont abordées :

« Ce ne sont pas des réunions où sont menés des travaux de réflexion. C'est plutôt de mutualiser les connaissances de chacun, [les] problématiques locales, des phé- nomènes de délinquance ponctuels, des circulaires » (Magistrat du parquet, Bosille)

Ces réunions peuvent fournir le cadre pour impulser une réflexion sur la CP. Mais ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, à Prédair, si des réunions hebdomadaires réunissent les magis- trats du parquet, le procureur adjoint en charge de l’exécution des peines (qui est très ré- servé sur la CP) explique qu’ils ont d’autres urgences à traiter que de se concerter sur la manière de mettre en œuvre la loi du 15 août 2014, en raison du manque d’effectifs (Au sein du parquet de cette juridiction, le total des arrêts-maladie et congés maternité non remplacés représente 10 à 15% d’ETPT). Il reconnaît le peu de communications avec les magistrats correctionnels, les JAP et le SPIP à ce propos. Il considère aussi qu’il faut at- tendre des bilans pour savoir si cette mesure est vraiment intéressante et efficace.

Deux autres exemples, totalement opposés l’un à l’autre, viennent illustrer la variété des situations en matière de coopération. Ainsi, comme nous l’avons déjà souligné, à Franci- lien, le juge responsable de l’application des peines rencontre des réticences pour organi-

ser des réunions avec ses collègues de correctionnelle sur le suivi de la peine. Quant à imaginer une coopération de ces magistrats avec le SPIP, cela reste de l’ordre du souhait. A l’inverse, à Ouestville, l’engagement des chefs de juridiction puis, dans leur sillage, des différents professionnels, débouche sur la construction d’un cadre collectif dans lequel chacun cherche à comprendre ce qui se passe suite à son intervention et réfléchit avec les autres aux conséquences de celle-ci, ou au choix des profils qui méritent une CP. On voit, par exemple, des magistrats s’emparer du vocabulaire d’analyse des CPIP, et réintroduire ainsi les problématiques liées à la personnalité des auteurs dans leur décision, ce que leurs collègues « non coopératifs » ne font pas :

« La CP s’adresse plus à un profil, une personnalité que par rapport à un type

d’infraction. L’inverse reviendrait à « enfermer » les gens dans une « infraction CP ». Même si les réitérants et toxicomanes oui quand même, ce sont des « profils d’infractions » pour une CP. Car par leur nature, ces infractions sont suffisamment signifiantes sur un plan psychosocial pour être travaillées dans un suivi rapproché par une CP ». (Juge en correctionnel, Ouestville).