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Malgré l’extrême hétérogénéité qui caractérise notre échantillon de sites, l’examen détaillé des situations complexes de chacun d’entre eux laisse entrevoir plusieurs résultats con- vergents qui concernent certes la Contrainte Pénale, mais plus généralement l’ensemble du fonctionnement de ce qu’on appelle depuis plusieurs années la chaîne pénale. En ef- fet, la CP n’est pas une révolution per se. Mais elle sert de révélateur de toute une série de questions insuffisamment évoquées et encore moins traitées, qui sont lancinantes de- puis plusieurs années dans les juridictions.

Une première série d’interrogations porte bien entendu sur la place de la prison dans la

structuration du métier de magistrat, en déclinant ce thème dans les différentes fonc-

tions. La prison, ou la menace de l’incarcération restent toujours la peine repère, celles qui fondent pour beaucoup de nos interlocuteurs le pouvoir du juge pénal ou du parquetier, voire, dans une moindre mesure, celle du JAP à travers la révocation. La CP ne doit pas pour eux apparaître comme un signe de faiblesse ou de laxisme. De ce point de vue, il est probable que le rejet de la contrainte pénale aurait été encore plus manifeste si celle-ci avait été érigée en peine autonome, dénuée de toute référence à la prison, même en cas d’échec. Ceci étant, les magistrats sont en majorité réticents à adopter une nouvelle me- sure qui porte en elle une image de refus de la prison, même si cette représentation est erronée. Il est d’ailleurs intéressant de constater que de nombreux magistrats ont retenu cette image, ce qui interroge sur la manière dont se construit leur identité professionnelle. Le pouvoir d’incarcérer semble rester un attribut important pour ceux-ci. Seuls les magis- trats ayant réfléchi à leurs pratiques, et cherchant à comprendre l’impact ex post de leurs décisions s’intéressent à cette nouvelle peine. On notera que ces magistrats moteurs peu- vent se trouver aussi bien au parquet, qu’en correctionnelle ou à l’application des peines. Bien entendu, au-delà de la prison, c’est également le rapport à la sanction et à la réinser- tion qui demande à être explicité. Dès lors, les CPIP se trouvent eux aussi sommés d’éclaircir leurs positions : sont-ils encore impliqués dans les problématiques d’insertion ou bien leur identité professionnelle a-t-elle totalement mué vers l’administration de la sanc- tion et le suivi des obligations. Il semble bien que la CP constitue pour beaucoup une chance de réintroduire l’aspect « social » dans leur travail. Comme pour les magistrats, la CP suscite des demandes d’éclaircissement des fonctions et des pratiques de chacun. Lié à ce premier thème, le questionnement sur la décision et sur la manière dont elle s’élabore émerge, ou réemerge, à travers les débats sur la contrainte pénale lorsque celle-

ci est discutée dans les juridictions. Loin d’une évolution continue depuis la fin des années 1990 où les échanges sur la rapidité et la productivité éclipsaient tous les autres, entraî- nant une mise à l’écart de réflexions sur la qualité de la décision, la CP rompt avec cette tendance pour mettre les magistrats face aux conséquences de leurs choix, ce qui peut être particulièrement désagréable quand cela les contraint à rompre avec des idées pré- conçues et des pratiques peu adaptées aux justiciables. L’écoute de ces derniers s’inscrit en filigrane dans les discussions qui ont lieu autour de la construction du processus de contrainte pénale dans les juridictions. Face à de telles remises en causes, certains préfè- rent s’en détourner, en discréditant au passage la CP.

Une deuxième série d’interrogations, ou de remises en causes, renvoie au fonctionnement des organisations, et entre les organisations. Nous avons souligné l’importance de la

construction d’un collectif, regroupant non seulement juges et parquetiers, mais aussi

les SPIP, voire des associations de contrôle judiciaire ou les avocats, comme préalable essentiel non seulement pour l’adoption de la CP, mais également par la suite afin de « construire » le processus de traitement de la CP. Tant la définition des publics cibles que le choix des obligations ou des orientations sont élaborés par un mouvement d’échange et d’ « allers-retours » entre tous les acteurs intervenants. A nul endroit ne s’est imposé une définition précise et simple des objectifs et des priorités de la CP. Partout où celle-ci fonc- tionne, elle se fonde sur des interactions fréquentes au sujet des dossiers retenus et de l’évolution des condamnés. Cela demande une grande mobilisation des différents interlo- cuteurs, qui s’ajoute au temps de travail « normal », une grande ouverture d’esprit pour accepter les remarques des autres, et une confiance en ceux-ci. Bref, il s’agit de passer d’un fonctionnement cloisonné, individualiste, à un fonctionnement en réseau.

A ce titre, les difficultés constatées pour bâtir cette coopération préexistent à l’arrivée de la CP. Encore une fois, celle-ci fonctionne comme révélateur de problèmes structurels non résolus antérieurement. A titre d’exemple, les difficultés pour organiser de simples réu- nions d’information sur la CP entre juges correctionnels et JAP illustrent bien les barrières qui peuvent nuire à la coopération. Et nous n’évoquerons que rapidement les relations SPIP-JAP ou CPIP-JAP qui depuis la réforme de 1999, voire avant, sont loin d’être simples et fluides dans nombre de juridictions. Or, la CP exige de telles qualités tout au long du processus pénal, depuis le parquet jusqu’au SPIP. Là encore, celle-ci demande une rupture avec un modèle d’intervention ponctuelle d’acteurs qui s’intéressent peu aux étapes postérieures à leur intervention. Dans le cadre de la CP, tout le monde doit se préoccuper des conséquences de sa décision et si possible en tenir compte dans son ac- tion. La césure entre le prononcé de la culpabilité puis de la CP d’une part et la définition des obligations 3 mois après d’autre part, sont un exemple de la nécessité d’avoir des re- tours d’expérience afin d’ajuster ses pratiques. En aval du processus ou de la chaîne pé- nale, les CPIP s’engagent auprès des magistrats qui leur font confiance. Ils (re)gagnent en légitimité mais aussi en responsabilité : ils sont ainsi plus liés que dans le cadre d’un SME

classique où le regard porté sur leurs résultats est forcément beaucoup moins intensif de la part des magistrats.

Autre série de préoccupations à prendre en compte en cas d’adoption de la CP, celles portant sur l’individualisation de la sanction dans la chaîne pénale. Soumis aux logiques de flux déjà décrites, celle-ci a eu tendance à produire des décisions normalisées, fondées sur des critères simples - type de délit, niveau de consommation, récidive - et qui n’étaient pas forcément adaptées à l’individu. La multiplication des décisions hors audience (CRPC, composition pénale, ordonnance pénale) d’une part, et le développement des comparu- tions immédiates d’autre part, ont eu tendance à rendre secondaires les informations so- ciales contenues dans les dossiers - quand elles existaient. De même, la parole du justi- ciable et l’écoute de ses arguments ont pu devenir inaudibles dans ces processus accélé- rés. A l’inverse, dans la CP, on voit bien que de facto l’environnement de l’individu jugé, ses problématiques personnelles, entrent en ligne de compte afin de construire une CP « sur mesure » intégrant toutes les opportunités de réinsertion et tous les obstacles à celle-ci. Le traitement est devenu plus différencié, avec des pratiques différentes d’un TGI à l’autre.

Ici à nouveau, nous sommes dans une rupture par rapport aux pratiques ancrées depuis une vingtaine d’années. La CP va à l’encontre des logiques gestionnaires qui se sont im- posées dans les juridictions. Elle demande du temps et ne peut pas augmenter trop rapi- dement, sous peine d’être dénaturée. De ce fait, elle tranche avec toutes les autres orien- tations pénales qui relèvent du traitement de masse.

Ceci amène naturellement à examiner la notion de SME de luxe, accolée à la CP, et qu’utilisent aussi bien les défenseurs que les contempteurs de cette mesure. Face à l’inconnu et aux incompréhensions qu’a suscitée la CP au début de sa mise en œuvre, une telle appellation a pu servir de repère aux innovateurs soucieux de bien faire mais quelque peu désemparés par la complexité des textes produits par le processus de con- certation77. Les SPIP aussi ont pu utiliser cet argument pour convaincre les magistrats du caractère non révolutionnaire de la CP et ainsi les amadouer.

Au-delà de l’utilisation pratique de cette notion, il convient d’en examiner le fond. Sans reprendre les débats qui ont précédé l’adoption de la loi du 15 aout 2014, la principale in- novation concerne la prise en compte de la personnalité du condamné ainsi que la phase d’évaluation postérieure à l’audience. Beaucoup de CPIP et de magistrats regrettent toute- fois que les SME ne fassent pas l’objet d’un traitement similaire à ce qui se passe dans la CP lorsque celle-ci correspond aux attentes du législateur. Dans une large mesure, la fu-

sion de la CP et du SME est envisageable pour les acteurs concernés, mais à la condition que les moyens matériels suivent et permettent un suivi des SME « correct », c’est-à-dire qui ne soit pas essentiellement administratif comme c’est le cas aujourd’hui. Si cette con- dition n’était pas remplie, ce qui semble illusoire vu le nombre de SME traités actuellement dans les tribunaux, il vaut mieux que les deux mesures continuent de se côtoyer, même si les différences de fond sont peu flagrantes. En effet, nous avons énoncé toutes les inter- rogations et les remises en cause que suscitait l’adoption de la CP, renvoyant à un fonc- tionnement « idéal », ou en tous cas amélioré, de la justice pénale. La fusion des deux mesures sans les moyens afférents amènerait à un recul sur ce point. Vu les difficultés que rencontre la CP à servir de levier pour changer les modes de fonctionnement, no- tamment dans le sens d’une plus grande individualisation, il serait dommage d’abandonner celle-ci.

Enfin, et cela a déjà été souligné à maintes reprises, il faut souligner combien les moyens

matériels pèsent sur le processus d’adoption ou de rejet de la CP, et sur l’ampleur de son

déploiement. Même si les magistrats et les CPIP sont très intéressé par la mesure, ils ne s’y engageront pas sans les recrutements de personnel qu’ils estiment indispensables pour le faire sérieusement. Dans les sites où la CP fonctionne, on voit qu’émerge très vite le souci de ne pas surcharger les CPIP en charge du suivi et que des limites, en nombre de dossiers, sont posées.

   

3- CE QUE NOUS DISENT LES DOSSIERS : ESSAI DE CARAC-

TERISATION DE LA CONTRAINTE PENALE EN FONCTION DES

SITES  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Loin de nous contenter d’interviewer et d’observer les acteurs potentiellement impliqués dans la CP, nous avons voulu constater ce que ces systèmes sociaux complexes produi- saient, dans le but de faire émerger des éléments d’appréciation plus détaillés de ce que produit celle-ci. Dans le cas de Prédair, Savi et Mirole, le nombre de dossiers CP étant nul ou très faible au moment de nos investigations, l’exploitation quantitative s’avérait inutile. Ailleurs, l’accès aux dossiers n’a pas toujours été aisé, pour des raisons de logistique par- fois - les dossiers CP restaient noyés au sein de la masse des SME ou autres mesures-, ou par manque de coopération de la part de CPIP ou de DSPIP -un mouvement social a traversé plusieurs sites au moment de nos travaux. Nous avons donc retenu trois juridic- tions pour y exploiter les dossiers de CP. Il faut souligner que le nombre relativement faible d’affaires concernées ne permet pas réellement de faire des statistiques exhausti-

vement explicatives. Néanmoins, à travers les dossiers, nous cherchons à visualiser des logiques générales dans les sites, voire entre les sites. Pour cela, les trois sites seront dé- taillés, avant de tenter une synthèse.