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La mise en œuvre de la loi, qui accroît très sensiblement la charge de travail des SPIP, en raison d’un suivi plus précis, s’est faite dans des juridictions et des SPIP structurellement sous-dotés en personnels. D’une part, l’impossibilité d’attendre trop longtemps la forma- tion des nouveaux CIP prévus par la Chancellerie a handicapé les SPIP qui voulaient se lancer. D’autre part, ce temps relativement court de démarrage après le vote de la loi, cer- tainement indispensable pour que celle-ci ne fasse pas l’objet d’un « enterrement », n’a pas permis de bien préparer les équipes en amont. Du côté des greffes, les logiciels - aussi bien Cassiopée que le logiciel d’application des peines - ne sont pas adaptés et ne comportent pas les trames de décision automatisées, ce qui implique une nouvelle saisie manuelle complète :

« Cassiopée a grandement été amélioré depuis le début. Mais il a aussi encore… ses limites. Donc, il y a des informations préenregistrées (...) il y a des choses qui sont possibles dans la loi, mais qui sont pas intégrées dans ce système (sourire). ( …) c’est un système de fusion en fait. Mais si vous n’avez pas la case qui cor- respond ! Contrainte pénale, maintenant ça a dû être intégré. Mais y a des choses qui… qui ne figurent pas dedans » (Magistrat correctionnel, Prédair)

Ainsi, le logiciel leur permet de préciser qu’il s’agit d’une CP. Mais, en 2015, tout le reste doit être fait manuellement. Cela peut induire jusqu’à deux ou trois heures de travail sup- plémentaire pour le greffe. Anticipant ces difficultés, à Prédair, les magistrats préfèrent parfois éviter de prononcer la CP pour éviter une telle surcharge de travail, tant que les supports informatiques n’ont pas été développés.

Du côté des SPIP, cette incertitude aurait plutôt pour effet de conforter les professionnels dans leurs pratiques et habitudes antérieures. Comme le souligne un CPIP :

« On nous donne des objectifs nouveaux, on nous invite à nous inscrire sur des formations autour de nouvelles techniques. Mais tout cela est encore très artisanal, alors que les actions collectives qu’on voudrait essayer de mettre en place pour permettre une meilleure réflexion, c'est encore un balbutiement. En fait, on nous a demandé de le faire un peu comme si cela allait de soi, comme si on était en capa- cité de créer, d’innover. [… Or] dans notre administration, on a énormément de mal à se détacher de la prison, parce que tout fait référence à la prison. Quand on parle administration pénitentiaire, tout le monde évoque la prison. Toutes les mesures en milieu ouvert sont assez dénigrées ou alors on ne leur accorde pas beaucoup d’importance. La contrainte pénale, on est persuadé qu’on arriverait facilement à convaincre si on avait un meilleur savoir-faire et de meilleurs résultats. En fait, on est un peu livré à nous-mêmes. Au fond, les gens font encore et toujours avec ce qu’ils ont toujours fait et appris. » (SPIP, Ceflanvo)

Or, d’un point de vue pratique, l’examen des situations individuelles à l’aide des logiciels prend beaucoup de temps. En effet, les mesures de justice prononcées successivement contre un individu sont associées aux qualifications pénales (mat d’un point de vue code Natinf) et ne permettent pas de comprendre ni le contexte ni le profil criminologique du condamné, ce qui oblige à un travail manuel - faute de logiciel - pour transformer la qualifi- cation pénale en un contexte de faits :

« Nous, ce qui nous intéresse, c'est nos condamnés : un condamné peut avoir 1, 2 ou 3 condamnations. Et tout nous arrive du tribunal par condamnation et non par bonhomme. Donc ça nous demande un travail manuel. Sur un département comme ici, on va avoir à peu près 950 mesures qui concernent à peu près 730 bonhommes on va dire. Et on est obligé de reprendre tout manuellement si on veut faire une analyse un peu fine. » (Cadre SPIP, Bosille)

D’autre part, quelle que soit la juridiction, la très grande majorité des CPIP rencontrés font état d’une situation critique des services, en raison de la surcharge de travail (trop de dos- siers par conseillers et des délais courts à tenir), de l’incapacité parfois à répondre aux besoins identifiés des condamnés (faute de place dans la structure concernée), et du manque de temps pour réaliser des visites à domicile. Plusieurs CPIP indiquent les diffi- cultés qu’ils rencontrent dans l’exécution des obligations faute de partenaires : structures qui disparaissent faute de subventions, qui refusent d’accueillir ce type de public, ou qui, déjà surchargées, ne peuvent plus accueillir personne. Pour autant, il ne semble pas que ces difficultés influencent les décisions des magistrats :

« Je crois que tout le monde fait un petit peu à l’aveugle puisqu’il faut quand même

prononcer une condamnation » (CPIP, Ceflanvo)

« L’accès aux soins par exemple, à L c’est quand même un gros, gros, gros pro- blème. Les hôpitaux sont surchargés, les CMP [Centres Médico-Psychologiques] aussi. La plupart refusent maintenant de prendre en charge des personnes sous main de justice. De plus en plus, ils sont confrontés à des difficultés pour mener à bien des obligations de soins à L. » (Psychologue, SPIP Prédair)

Dans certains cas, la réduction du nombre des partenaires rend difficile le respect de leurs obligations par les condamnés (comme à Ceflanvo). Pour les CPIP, la CP représente donc aussi une charge de travail plus lourde :

« La CP demande un suivi très serré. Si j'avais que des CP ! Avec 130 dossiers, donc 130 rendez-vous par mois, je m'en sors plus. C'est juste impossible. Ça de- mande le triple du travail que je fournis pour une SME ou une autre peine [...] Il fau- drait supprimer toutes les autres peines et n’avoir que des CP. Mais du coup avoir qu'un tiers de ce qu'on a comme dossiers à traiter. Sinon c'est juste impossible en termes de planning. » (CPIP, Prédair)

« La CP change les habitudes d’abord parce qu’il faut voir les personnes quatre fois

en trois mois : ce qui suppose une organisation de l’emploi du temps des CPIP car pour les autres mesures, en général on prévoit un RDV tous les 2 mois mais avec la CP, on les voit une fois par mois au moins. Sachant que nos emplois du temps sont souvent « bookés » 1 à 2 mois à l’avance, cela veut dire qu’il faut « caser » ces RDV CP et ce n’est pas toujours simple ». « Ensuite parce que les « RDV CP » du- rent beaucoup plus longtemps que les autres (1h en moyenne contre 45 min habi- tuellement) ». (Entretien CPIP Ouestville)

En conséquence, la direction du SPIP demande parfois aux magistrats de ne pas pronon- cer trop de CP en début d’année, pour leur laisser le temps de s'adapter. Là encore, cela a influencé les décisions prises par les magistrats, par crainte que le SPIP n’ait pas la ca-

pacité d’assurer un suivi renforcé dans le cadre de rendez-vous fréquent avec les con- damnés.

A Bosille, un magistrat du siège, qui voulait savoir avant de la prononcer si le SPIP était prêt, a rapporté une expérience similaire. Le SPIP aurait alors répondu qu’ils n’étaient pas du tout prêts. La cadre SPIP, qui valorise la capacité de l’administration pénitentiaire à toujours pouvoir répondre aux demandes qui lui sont adressées, tient, elle, une toute autre version ; les magistrats auraient souhaité pouvoir tirer parti de l’incapacité du SPIP à faire face, pour ne pas mettre en œuvre la CP :

« Ils se sont retournés vers moi en disant : « dites-nous bien que vous ne pourrez pas y arriver ». Je les ai beaucoup déçus en disant : « Si, si ! Nous, on va y arriver, on va le faire, on est habitué à la pénitentiaire : un chef de maison d'arrêt, il a 3 places dans sa cellule ; on lui dit : « vous en accueillez 5 », il met des matelas par terre et il ne dit pas non. On est une culture d'exécutants : on sait faire, s'organiser, improviser, se débrouiller. Donc, là, ils étaient très déçus parce qu'ils comptaient beaucoup s'appuyer sur le manque de moyens. Ils attendaient que j'ai un discours de syndicaliste : « je n'ai pas reçu mes 1000 CPIP. Vous comprenez tant qu'ils ne sont pas là, qu’ils ne sont pas formés, que je n'ai pas assez de locaux, je ne peux rien faire ! » Je ne leur ai pas servi ce discours. Donc évidemment, ils étaient un peu em- bêtés avec ça ! » (Cadre SPIP, Bosille)

A Ceflanvo également, le SPIP est en proie à des difficultés importantes (deux CPIP sont en arrêt non remplacés et chaque CPIP a un grand nombre de personnes à suivre), ce qui réduit sa crédibilité auprès des magistrats :

« La difficulté [pour augmenter le nombre de CP], c'est encore la fragilité des RH. Sur l’équipe de [Ceflanvo] on a deux absentes : une liée à des raisons de congé maternité et une autre personne liée à des problèmes de dos. […] Cela met en diffi- culté, forcément, parce que c'est au minimum 80, 90 personnes chacun… Cela reste des taux de prise en charge très élevés, trop élevés, ce qui évidemment fragi- lise toute expansion nouvelle. [… Les dossiers des absentes] sont reportés sur les autres. » (DSPIP, Ceflanvo, premier entretien)

Pour autant, un peu plus tard lors de cet entretien, le DSPIP s’insurge contre l’idée que le faible nombre de CP serait à mettre en lien avec les difficultés matérielles des SPIP :

« Il faut absolument que vous abandonniez l’idée que le SPIP est en difficulté et que c'est ce qui peut provoquer l’absence de mise en œuvre de la contrainte pé- nale, parce que tous les magistrats disent cela. Le SME est prononcé à tour de bras et pourtant personne ne se pose la question de savoir on est en capacité de les prendre.

Intervieweuse : Pour les SME, il y a moins de « travail » pour les CPIP ? Vous n’avez pas cet objectif de faire 4 entretiens en 3 mois ?

DSPIP Ceflanvo (premier entretien) : Si ! Cela ne date pas de la contrainte pénale

[mais de 2011…]. C'est cadencé, rythmé, il y a un rapport d’évaluation. À l’époque, il avait été « prévu » pour le DAVC [Diagnostic à Visée Criminologique]. Il a quand même mis en place l’évaluation. […] Certes, on est en difficulté, on ne fait pas de la CPI pour toutes les mesures. Ce sont les CPIP qui décident que cette mesure né- cessite effectivement un examen particulier. Clairement, on le fait pour toutes les contraintes pénales. » (DSPIP Ceflanvo)

Dans les différentes juridictions étudiées, la perception qu’ont les magistrats de la situation du SPIP - qu’elle corresponde ou pas à celle de la direction du SPIP - constitue donc un frein effectif à la CP. Et l’annonce de la création de postes - d’abord de SPIP et plus tardi- vement de magistrats - n’a pas suffi à infléchir ce frein, en raison du temps nécessaire à leur formation et du fait qu’à l’issue de celle-ci, ces professionnels inexpérimentés vont devoir encore beaucoup apprendre, avant d’être pleinement opérationnels. C’est ainsi que la directrice adjointe du SPIP de Ceflanvo décrit par exemple l’arrivée prochaine d’un psy- chologue :

« On va se lancer dans le recrutement d’un psychologue. Mais il n’y a que des psy- chologues débutants qui peuvent venir. Or accompagner des travailleurs sociaux qui croient toujours tout savoir et qui sont violents entre eux… Les travailleurs so- ciaux ont beaucoup plus de tolérance par rapport au public suivi qu’entre eux et en- core ici on est dans un service où la bienveillance a du sens. Je crains surtout qu’avec le salaire que l’administration nous donne pour payer des psychologues, on n’ait que des jeunes débutants qui vont morfler. On a quand même des CPIP qui ont une sacrée énergie, une gouaille. » (Directrice adjointe du SPIP, Ceflanvo)

Même lorsque la confiance et la coopération sont établies, comme à Ouestville, le manque de personnels disponibles et de moyens pour organiser un partenariat « serré », risquent de nuire sur le moyen terme à la crédibilité de la mesure auprès des magistrats qui s’y sont engagés.

« Pour moi, il y a quand même des choses qui se passent avec la CP. Mais il ne

faut pas non plus qu’ils (les pouvoirs publics, le Ministère, la DAP) s’étonnent qu’il n’y a pas de différences majeures avec le SME pour les raisons évoquées (parte- nariats de plus en plus difficile à obtenir avec les organismes susceptibles de pro- poser autres choses – et quelque chose simplement – ou encore car manque de moyens latent depuis plusieurs années et qui fait que sans personnel suffisant, moins de temps par dossier, et la CP demande du temps…)». (CPIP Ouestville)

Les exigences sont notamment rappelées en ce qui concerne la période d’évaluation du condamné, sujet sensible pour des magistrats qui ne sont pas prêts à partager leur pou- voir de fixation de la peine sans contrepartie, c’est-à-dire un engagement sans faille du SPIP. Si celui-ci n’est pas au rendez vous, la CP se trouve de facto décrédibilisée aux yeux du siège comme du parquet. Ceci nous rappelle l’importance de garanties de fiabilité pour des magistrats placés de plus en plus au devant de la scène médiatique pour leur responsabilité. Si l’encadrement du SPIP se relâche, la CP sera condamnée, et les ac- teurs qui y ont participé aussi.

« J’ai quelque peu été « douchée » par la dernière réunion CRAP, quand j’ai

compris (des échanges avec le SPIP au cours de la réunion) un point que je n’avais pas mesuré avant : il semblerait qu’après la phase d’évaluation de 4mois (3 SPIP +1 mois décision du JAP) que l’on revienne en réalité au régime du SME pour la phase d’exécution de la CP…Cette information me tracasse un peu je dois bien reconnaître…Si le suivi dans la mise en œuvre de la CP s’apparente à celui d’un SME, nous aurons plutôt tendance à « freiner » le prononcé des CP en au-

diences correctionnelles ; on ne nous avait pas présenté les choses comme ça…[…]

La vraie difficulté c’est que les magistrats peuvent avoir une certaine idée de la CP ; le SPIP une autre ; mais on ne peut pas donner un « blanc-seing » complet au SPIP si ça ne correspond pas à ce qu’on veut. […] Je n’entends pas que la CP

puisse être à court terme équivalent au SME… ». (Magistrate du siège, Vice-

Présidente TGI, Ouestville).

Même s’ils ne sont pas toujours d’accord sur certains points concernant les modalités d’exécution, magistrats et SPIP partagent ainsi l’idée qu’une réforme doit être accompa- gnée de moyens pour être mise en œuvre :

« Et puis surtout il faut à ce moment-là [si on réforme] qu'on ait des moyens sur le quotidien » (Ancienne JAP, Bosille)

La CP suppose des SPIP qu’ils puissent être en mesure de mettre en place un suivi ren- forcé des personnes condamnées. Or, de nombreuses réserves sont émises sur les capa- cités matérielles et humaines des SPIP à remplir pleinement ce rôle – réserves confortées par les réalités du terrain. La situation de sous-effectif relativement récurrente depuis plu- sieurs années, la difficulté à fédérer de nouveaux partenaires et fidéliser les partenariats actuels (réseau associatif, collectivités locales, institutions…) limitent l’offre de formation, d’encadrement, d’accueil et de programmes divers (sensibilisation sécurité routière, groupe de parole violences familiales, etc…). Face à ces réalités pratiques, le déploiement de la CP a pu se faire de façon « modérée » afin de préserver ce qui fait l’intérêt de cette nouvelle peine par rapport aux autres mesures déjà existantes (un suivi plus dense et rapproché). Ces réserves vis-à-vis des capacités « d’absorption » des flux par les SPIP se sont traduites par une volonté de maîtriser le nombre de CP prononcées afin d’en préserver la qualité. En somme, il s’est agit 1/ de limiter les flux pour jauger de l’applicabilité matérielle de la CP par un « retour sur expériences »58 ; 2/ de privilégier une offre de qualité à la quantité pour ne pas « dévoyer » le sens et l’essence de la CP.

Face aux difficultés et aux incertitudes que les juridictions rencontrent à l’occasion de la mise en œuvre de la loi, comment les administrations centrales s’impliquent-elles ?

58  Notons que les premiers bilans tendent à conforter les juridictions (et les CPIP) dans leurs craintes. En effet, d’une  part, la consultation de dossiers judiciaires CP a mis en évidence une certaine récurrence dans les propositions de suivi  énoncées dans les rapports d’évaluation (« Fiche diagnostic ») transmis par le SPIP à l’issue de la phase d’évaluation :  un suivi bimestriel ou toutes les 6 semaines…c’est‐à‐dire en‐deçà des attentes. D’autre part, nos observations de réu‐ nions internes au TGI ainsi qu’à la CRAP et COMEX ont fait émerger cette problématique : la direction du SPIP de Bo‐ sille, interrogée sur la nature du suivi mis en œuvre pour les CP prononcées, ayant reconnu l’impossibilité pour l’heure  de proposer autre chose que ce qui se fait habituellement pour les autres mesures telles que le SME.