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Savoir rouler, une condition nécessaire mais pas suffisante

4. Résultats et discussion

4.1. Savoir rouler, une condition nécessaire mais pas suffisante

4.1.1. La pratique du vélo depuis son apprentissage : des variations biographiques

Concernant l’apprentissage du vélo, il apparaît dans notre panel stéphanois qu’il se fait globalement de la même manière, c’est-à-dire au début de l’enfance, entre 4 et 7 ans selon les souvenirs des enquêtés, et dans un endroit éloigné de tous dangers, à la campagne ou bien dans un quartier, un parking, un parc ou encore une rue peu fréquentée pour les citadins. Ce sont des proches qui permettent cet apprentissage, bien souvent du cercle familial (les parents, grands-parents ou oncles), sans pour autant que la famille ne soit toujours responsable de cette transmission. Certains enquêtés ont appris à faire du vélo avec d’autres proches, comme Armand dont c’est la voisine qui lui enseigne les bases, ou encore Alicia à qui les parents citadins, en région parisienne, ne lui ont pas vraiment appris ces bases et qui doit réapprendre avec l’aide de ses amies à l’âge de 16 ans.

Nous remarquons ensuite des types de pratique qui semblent se différencier pendant l’enfance selon le genre, comme évoqué en 1.3.1 (Devaux & Oppenchaim, 2017 ; Devaux, 2014), et en particulier la pratique sportive qui reste très masculine. En effet, sur les huit hommes du panel, quatre ont pratiqué – ou pratiquent toujours – le vélo aucune n’a pratiqué le vélo de cette manière. Elles ont surtout fait un peu de vélo loisir pour quatre d’entre-elles, dans le cadre de balades en famille par exemple, qui reviennent aussi chez les hommes. Concernant la pratique utilitaire pendant l’enfance, elle revient plus chez les hommes que chez les femmes, et les motifs « visite » et « école » reviennent deux fois chacun. Si les huit hommes du panel ont tous maintenu une certaine pratique du vélo lors de leur enfance, les femmes ne peuvent pas en dire autant puisque deux d’entre-elles ont abandonné cette pratique, dont Alicia qui dit même avoir oublié comment faire du vélo : « j'ai appris je pense vers 6 ans et après en fait j'ai oublié, donc je savais pas faire du vélo entre mes 6 ans et mes 16 ans ».

Figure 27 : Enquêté filmant une pratique sportive avec un ami

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4.1.2. Des capacités qui se développent chez les individus

Nous remarquons par ailleurs que cette pratique du vélo semble développer chez les enquêtés des capacités particulières, comme par exemple l’anticipation qui est évoquée par la moitié du panel, mais aussi la bonne maîtrise, la confiance ou encore la connaissance du territoire parcouru. Benoît parle de cette maîtrise particulière de son vélo mais aussi de l’habitude qu’il a prise de circuler avec des voitures, qui s’est transformée en confiance et qu’il a pu transposer dans sa pratique utilitaire actuelle :

« J'avais un vélo avec des roues un peu plus grosses et j'hésitais pas à prendre un champ ou un truc comme ça, donc sauter un fossé ou des choses un peu plus comme ça » (Benoît)

« Quand j'étais ado je faisais vraiment beaucoup de vélo, ça paraît pas mais juste pour aller voir les potes et tout, même si c'est que les mercredis et les samedis ou les dimanches pour me balader, je faisais beaucoup de vélo et du coup je prenais des axes routiers comme des nationales, des choses où les voitures elle doublent à 90, 100, pour moi c'est beaucoup plus stressant limite que d'être doublé par une bagnole à 40, 50, évidemment sur les nationales elles ont tendance à prendre un peu plus d'espace mais alors qu'en ville c'est plus tendu » (Benoît)

« Même à Paris je dirais que j'avais un comportement de cycliste un peu plus parisien, je sautais un peu plus les trottoirs, je prenais souvent Nation ou République qui sont des immenses giratoires » (Benoît)

Pour Cyril, la pratique sportive du vélo (de route et de piste) dans un club, de ses 8 à 18 ans, explique sa capacité à réaliser un parcours qu’il qualifie de dangereux : « le parcours que je fais en vélo je peux pas le conseiller, il est dangereux et je le maîtrise parce que j'ai 20 ans de vélo derrière moi ». Sa pratique lui permet aussi de développer d’autres capacités, telles que l’anticipation :

« À fond ouais, parce que quand tu roules, déjà on roulait souvent sur les nationales ou quoi et puis quand tu roules en peloton, il faut anticiper plein de choses, les freinages, toutes les trajectoires, si ça joue beaucoup » (Cyril)

De façon évidente, l’anticipation est la compétence la plus fréquente dans les réponses, pour plusieurs raisons. La première est que le

cycliste se déplace relativement vite sur un véhicule qui ne fait pas de bruit, il est ainsi peu détectable par les autres usagers, notamment les piétons qui se fient bien souvent aux bruits de la route pour traverser une rue. La seconde est qu’il est plus conscient non seulement de sa vulnérabilité en cas d’accident, qu’il va ainsi éviter en prévoyant les comportements des autres, mais aussi de l’environnement dans lequel

il évolue, puisqu’il n’y a pas de barrière visuelle ou sonore comme lorsque l’on est dans l’habitacle d’une voiture. Enfin, la troisième est que l’anticipation est enseignée lorsque l’on passe le permis de conduire, que possède la majorité de notre panel.

Figure 28 : Piétons surgissant sur la bande cyclable

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Bien souvent, cette anticipation se traduit par des comportements typiques sur la route, comme des écarts pour éviter des piétons, des ralentissements pour arriver au feu quand il passe au vert, etc., que nous pouvons ainsi observer sur les vidéos, mais aussi dans les discussions avec les enquêtés qui nous parlent de réflexes. Par exemple Julie qui développe le « eye contact » avec les automobilistes à Rome, c’est-à-dire qu’elle cherche le regard des conducteurs pour s’assurer de sa sécurité dans un contexte qu’elle qualifie de rapport de force. Autre exemple, Armand, 64 ans, qui a toujours eu une pratique importante du vélo utilitaire, et qui nous raconte transposer son comportement de cycliste lorsqu’il utilise sa voiture :

« Donc la bande cyclable je m'y mets à la limite gauche pour anticiper les ouvertures de portes, ça c'est le grand truc auquel il faut faire attention […] J'anticipe énormément de choses, j'anticipe les piétons qui vont passer, les voitures qui peuvent débouler, ouais je suis tout le temps en anticipation » (Armand)

« En voiture je conduis un peu comme en vélo, c'est-à-dire que je freine très peu, j'anticipe un feu, je vais ralentir longtemps avant pour pas avoir à freiner » (Armand)

Si ces capacités se développent lors de l’enfance et de l’adolescence, elles peuvent aussi apparaître avec une pratique urbaine du vélo à l’âge adulte.

4.1.3. Faire l’expérience du vélo dans un contexte favorable : question de genre

En comparant les biographies des enquêtés, on remarque que certaines villes reviennent parmi celles dans lesquelles ils ont vécu. Ainsi, Lyon revient pour six personnes (Benoît, Alexandre, François, Nathan, Julie et Elena), Strasbourg pour trois (Armand, Julie et Elena) tout comme Paris (Benoît, Cyril et Julie). Rennes, Grenoble ou encore Toulouse reviennent deux fois. Certains enquêtés vont même dans d’autres pays, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou les Etats-Unis. Tous n’ont pas pratiqué le vélo dans ces villes, mais tous ont pu y observer d’autres pratiques du vélo que celles qu’ils avaient jusque-là expérimentées. Nous y reviendrons (4.2.2). A partir des notes du baromètre des villes cyclables de 2017, j’ai pu estimer le « score des villes pratiquées » des enquêtés (simplement représenté par une nuance de couleur). Ce score n’a que peu de valeur, il n’est utile qu’à l’analyse pour deux raisons. La première est que les cyclistes n’étaient pas forcément dans ces villes en 2017, année du baromètre, mais parfois bien avant (en particulier pour Armand, 64 ans, qui a conscience d’avoir fait du vélo à une époque où il n’existait pas d’aménagements cyclables). La deuxième est que la note concerne l’échelle de la ville, or la pratique utilitaire du vélo ne fait traverser au cycliste qu’une partie de ce territoire (à moins d’être coursier à vélo). Ainsi, des villes classées au climat défavorable pourront être très bien vécues par les enquêtés, et inversement. C’est le cas de Nathan qui s’est mis au vélotaf à Toulouse (3.01/6 : plutôt défavorable) mais qui empruntait le canal du Midi sur la plus grande partie de son trajet, lui laissant le souvenir d’une ville agréable pour le vélo.

Les quelques entretiens dont je dispose semblent faire apparaître une question de genre. En effet, pour les hommes qui ont circulé dans d’autres villes, leurs « scores » sont plutôt moyens voire bas, tandis que pour les femmes, ils sont meilleurs. Si les femmes sont un peu moins nombreuses dans le panel stéphanois, du fait de leur plus faible nombre en tant que cycliste sur le territoire13, elles ont

13 Plus le taux de pratique du vélo augmente, plus il se féminise. Ainsi, à Strasbourg, les données sont proches, comme dans les pays d’Europe du nord, de la parité : 52 % pour les hommes, 48 % pour les femmes. À l’inverse, dans des villes où la pratique est faible, comme à Clermont-Ferrand ou à Marseille, elle est très peu féminine :

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plus pratiqué le vélo dans des villes favorables que les hommes, comme Strasbourg et Grenoble en France, Munster en Allemagne (38% de part modale vélo selon l’EPOMM, 2013) ou encore Amsterdam aux Pays-Bas (32% en 2011 selon « Dienst Infrastructur Verkeer en Vervoer »). Ainsi, il serait plus facile pour les hommes de se mettre à faire du vélo dans une ville peu cyclable, que pour les femmes, qui auraient besoin d’un stock d’expériences plus important, ou du moins de meilleures expériences, dans des villes plus favorables. Des mauvaises expériences peuvent en effet dissuader l’utilisation d’un mode de transport, souvent de façon définitive, par la dégradation de l’image que l’on s’en fait.

4.2.

S’approprier le vélo comme moyen de transport