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1. Etat de l’art : des sociétés et des cultures qui expliquent des différences dans l’usage du vélo

1.1. Le vélo en Europe, quels « us’âges » ?

Le but ici est de dresser un bref historique du vélo, depuis son apparition, en nous focalisant sur des pays européens afin de comprendre les différences que l’on dit culturelles à sa pratique actuelle.

1.1.1. Les « âges » du vélo face à l’automobile

Inventée en 1817 par le Baron Karl Drais von Sauerbronn à la suite d’une pénurie de chevaux, la Laufmaschine (traduire « machine à courir »), va connaître différentes évolutions lexicales, techniques et sociales, jusqu’à nos jours.

La draisienne, du nom de son inventeur, aussi appelée

« Vélocipède » (velocis : rapide, pedis : pied), demande un certain sens de l’équilibre – c’est pour cette raison que les enfants apprennent le vélo sur ces petits engins.

Plutôt vue à l’époque comme une distraction et un signe de distinction, elle ne séduit que les classes aisées et les

« horse dandys » qui viennent s’exercer au Bois de Boulogne entre autres. Ses adorateurs n’étaient

appréciés ni en ville ni en campagne, parce qu’ils effrayaient les chevaux des charrettes et hippomobiles et passaient pour des marginaux. Des altercations sont alors relatées, dans lesquelles les paysans, par exemple, mettent littéralement des bâtons dans les roues pour en faire tomber les propriétaires (Carstensen & Ebert, 2012, p.28). Engin de parade peu pratique, la draisienne tombe un peu dans l’oubli.

Arrivent ensuite les pédales, fixées sur le moyeu de la roue avant, par Pierre Michaux et son fils dans les années 1860.

Le vélocipède, terme employé par l’administration française, sera abrégé par apocope en véloce (1868) puis vélo (1869). D’autres inventions se succèdent petit à petit, et nous voyons l’arrivée des premiers tricycles et bicycles, pour lesquels la dimension de la roue de propulsion déterminera la vitesse mais aussi la stabilité de l’engin. Le plus emblématique en est le grand bi des années 1870.

C’est d’ailleurs depuis ces années que le mot cycle est utilisé aussi bien du côté français qu’anglo-saxon pour désigner ces véhicules à propulsion musculaire (Papon, 2013, p.14).

Figure 1 : Laufmaschine, gravure (image : treehugger.com)

Figure 2 : Vélocipède à pédale (image : Janine Tissot)

8 En 1885, s’inspirant l’invention de Henri Lawson (c-à-d la chaîne de vélo en 1879), John Kemp Starley crée le safety bicycle – dont la forme se rapproche des vélos que nous connaissons aujourd’hui, ce qui va mettre fin à « l’âge du vélocipède (1814-1880) » mentionné par Catherine Bertho-Lavenir. La transmission par chaîne va permettre de décupler le mouvement des pédales sur des roues plus petites et de n’utiliser la roue avant que pour la direction ; c’est « l’âge de la bicyclette (1880-1914) ». De nombreuses inventions suivront – la pneumatique Dunlop, la chambre à air Michelin, la roue libre, le dérailleur, etc – qui vont permettre d’améliorer la bicyclette, dont le terme se retrouve employé dans d’autres pays (bicicletta, bicicleta, bisiklet…) (Robin, 2011). Nous pouvons par ailleurs constater l’arrivée des premiers clubs vélocipédiques qui, nous le verrons, vont jouer un rôle important dans la diffusion de la pratique du vélo (cf 1.1.2 ; 1.2.1.3) aussi bien à l’échelle nationale (National Cycling Club, Touring Club de France, etc) que locale dans les années 1880.

Jusqu’alors réservé à la bourgeoisie qui s’en fait un usage sportif ou de loisir, la bicyclette va peu à peu devenir l’industrialisation. Elle deviendra le véhicule des travailleurs, policiers, militaires, postiers, etc. C’est « l’âge du vélo » (1914-1970). Nicolas Pressicaud, géographe de formation, consultant en mobilité douce, parle véritablement des

« Trente Glorieuses »du vélo utilitaire entre 1925 et 1955. Ainsi, la ville de Grenoble par exemple affichait une part modale cycliste de 45%

des modes mécanisés dans les années 1950 (Martin, 2011). Pourquoi aujourd’hui la part modale du vélo à Grenoble n’est que de 15% selon l’INSEE ?

Le vélo, dans tous ses « âges », est en concurrence1 avec les autres modes de déplacement qui composent un véritable système des mobilités. On remarque que dans cette approche historique, le vélo se retrouve toujours dans une relation instable avec l’automobile : lors de sa « vitesse bourgeoise », il inspire en quelque sorte l’automobile (Bertho-Lavenir), puisqu’en 1885 en Allemagne, Karl Benz fabriquait des tricycles à moteur, qu’on peut considérer comme les premières

« automobiles ». En 1891, la société Peugeot, de Valentigney, spécialisée dans l’outillage et le vélo,

1En milieu urbain, les individus ne vont pas forcément plus se déplacer s’il y a plus de modes de transport à disposition.

Figure 3 : Grand bi, 1884 (photo : archives départementales des Yvelines)

Figure 4 : Safety Bicycle, 1885 (image : renekmueller.com)

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inaugure sa première voiture, dont les quatre roues ne sont guère plus que des roues de vélo (Lequin, 2017, p.6). Puis le vélo passe la « vitesse populaire » et devient « la voiture du pauvre » pour Philippe Gaboriau. Enfin il s’en oppose lors de la « vitesse écologique » que Catherine Bertho-Lavenir considère dans « la bicyclette à l’âge de l’automobile (depuis 1970) ».

Cependant, la voiture n’est pas le seul mode avec lequel le vélo est en concurrence. Sur de courtes distances, la marche possède un avantage, et sur des plus longues distances, les transports en communs peuvent s’avérer plus pratiques. Dans son livre « Le retour de la bicyclette », Frédéric Héran estime que l’analyse du système-vélo doit être complétée par une approche qu’il qualifie d’omnimodale. Il souligne la nécessité de replacer l’évolution de l’usage de la bicyclette dans le développement plus général des divers modes de déplacement et non pas de la considérer de manière isolée (Rérat et al., 2019, p.20). Par ailleurs, il montre que le développement urbain du vélo dans les pays d’Europe du Nord s’est fait en limitant la place de la voiture, tandis qu’en France, où les élus et les technocrates, sensibles aux lobbies, ont préservé la place de cette dernière, la part modale du vélo a diminué. (Héran, 2014, p. 14). Nous pouvons par ailleurs ajouter que des pays comme la France, l’Italie ou l’Allemagne ont développé une industrie automobile très forte, ce qui a permis la démocratisation de la voiture, tout comme le vélo quelques années auparavant. Cette industrie automobile est bien moindre aux Pays-Bas ou au Danemark.

Pouvons-nous alors parler d’une culture vélo dans certains pays plus que dans d’autre ?

1.1.2. La « Culture vélo » des pays qui encre l’usage de la bicyclette

Les Pays-Bas et le Danemark font bien souvent, en matière de vélo, figure d’exemples à suivre pour des pays « en retard » ou avec une faible part modale cyclable, et les expressions « culture vélo » ou

« culture cyclable » reviennent. Comme le fait remarquer Stein Van Oosteren2, un exemple vaut bien des mots : il suffit de chercher, sur Internet, des images de cyclistes et de faire varier la langue. En tapant « cycliste », on tombe (presque) uniquement sur des photos de coureurs du Tour de France, donc des hommes sportifs en lycra sur des vélos de route, alors qu’en écrivant « fietser », c’est-à-dire cycliste en néerlandais, ce sont des images aussi bien d’hommes que de femmes et de tous les âges, principalement en ville et sans casque, qui apparaissent en nombre. Pour lui c’est quelque chose de

« structurel dans la société ». L’image du vélo en France serait alors principalement liée au sport, tandis qu’aux Pays-Bas il s’agirait d’un moyen de transport ou de tourisme. Il est d’ailleurs intéressant et assez révélateur de répéter l’exercice pour d’autres pays. Comment alors expliquer cette différence de l’usage du vélo dans nos sociétés ? Il faut pour cela revenir dans les années 1880, périodes des organisations et clubs de cyclistes.

En France, ainsi qu’en Italie ou en Allemagne, les « horse dandys » aiment se montrer et se mesurer à vélo. Des vélodromes sont construits, le « véloce » représente avant tout la vitesse. Il s’avère bien plus rapide et fiable que le cheval. L’Union Vélocipédique de France (UVF, ancêtre de la FFC) est créée en 1881, et se limite à la compétition, tout comme la Federazione Ciclistica Italiana (FCI) en 1885. Ainsi, les courses de longues distances se multiplient (Bordeaux-Paris et Paris-Brest-Paris en 1891, Vienne-Berlin en 1893) et deviennent de plus en plus populaires (Laget, 1990 ; Héran, 2014), pour ne citer que le Tour de France, créé en 1903 ou le Giro d’Italia, en 1909. Face à cette montée en puissance des compétitions à vélo sera créé en 1890 le Touring Club de France (TCF), afin de promouvoir au début le

2 Attaché diplomatique auprès de l’UNESCO, président du collectif FARàVélo et porte-parole du collectif Vélo Ile-de-France

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cyclotourisme, puis quelques années plus tard, toutes les formes de tourisme (pédestre, automobile, camping, etc). Le TCF joua un rôle important dans la promotion du tourisme jusqu’à la première moitié du XXe siècle, avant de péricliter et disparaitre en 1983.

Les pays nordiques prennent une autre route : inquiets par une Allemagne unifiée par la Bismarck depuis 1870, les Pays-Bas vont promouvoir le vélo comme moyen de découvrir le pays par le tourisme et comme un retour à l’Âge d’Or (Ebert, 2004 ; Héran, 2014). Au Danemark et Pays-Bas, on constate que l’engouement autour des courses de vélo se perd face à l’augmentation des cyclistes utilitaires et de tourisme. Le Danish Bicyle Club (DBC), créé en 1881 et initialement porté sur les courses, va perdre cet intérêt sportif avec l’arrivée des courses automobiles, qui plaisent à la bourgeoisie, et rapidement se tourner vers le tourisme. Le vélo va là aussi jouer un rôle important dans l’établissement d’une identité nationale : « Since the bicycle combines a cultural, mental and embodied staging of nationality, touring played an important rôle in the establishment of the Danish feeling of nationality. The bicycle was viewed as a way to cultivate and educate the citizens when they were travelling around enjoying the varied national landscape » (Carstensen & Ebert, 2012, p.31). Aux Pays_Bas, l’association générale néerlandaise des cyclistes (ANWB), créée en 1883, est dominée par les libéraux progressistes et préfère promouvoir le tourisme à bicyclette que les courses cyclistes (Héran, 2014). La Dutch Cyclist’s Union (DCU) se positionne même contre les courses à vélo en 1898, et la loi des motorisés et des bicyclettes (Motor en rijwielwet) de 1905 interdit les compétitions urbaines, ce qui renforcera la DCU dans la promotion du vélo de tourisme.

Ainsi, à cette période, les organisations nationales de cyclistes choisissent entre le vélo de course ou de tourisme. La Deutscher Radfahrer-Bund, créé en 1884 en Allemagne et à l’origine portée sur la compétition, a quant à elle essayé de garder les deux (Carstensen & Ebert, 2012, p.32).

1.1.3. En France, une reconsidération tardive du vélo utilitaire

Nous avons pu le voir (1.1.1), l’industrie du cycle et des pièces détachées se développe en France, en particulier dans certaines régions et villes, comme Paris, la Haute Normandie et Rouen, l’Alsace, Montbéliard ou encore la Loire et Saint-Etienne (cf. Vant, 1974). A Saint-Etienne, cette industrie ne prend naissance que tardivement, à la fin du XIXe siècle, mais connut un remarquable essor par la suite (Devun, 1947, p.7), ce qui fait qu’aujourd’hui, même s’il n’y est plus beaucoup pratiqué (à raison d’une part modale de moins de 1%), le vélo est resté dans l’imaginaire collectif stéphanois, comme l’illustre la collection de cycles du musée de l’art et de l’industrie, ou l’engouement pour le passage du Tour de France 2019.

Figure 5 : Le tramway de Saint-Etienne et sa livrée « Tour de France 2019 » (photo : Adrien Poisson, juillet 2019)

Mais si les ouvriers sont nombreux à aller travailler à vélo pendant l’entre-deux guerre, et que les congés payés vont populariser le tandem auprès des ménages français, la démocratisation de la voiture

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mais aussi du cyclomoteur vont faire chuter l’usage du vélo en le rendant plus dangereux et « ringard » (Razemon, 2014 ; Héran, 2014).

Les années 1970 sont marquées en France par des associations écologistes qui prônent l’usage du vélo en ville, en particulier à Paris (cf : les Amis de la Terre). A cette époque, l’urbanisme moderne promeut la séparation des fonctions (habiter, travailler, se récréer et circuler) (Rérat et al., 2019, p.30) et aussi la fluidification du trafic par sa hiérarchisation en fonction de la vitesse du flux (Paquot, 2016). Les décideurs politiques ne considèrent pas le vélo, qui reste sur le bord de la chaussée en tant que véhicule lent, avec les piétons. Georges Pompidou déclarera en 1971 cette phrase aujourd’hui décriée :

« il faut adapter la ville à l’automobile ». Ce n’est qu’en 1982, après l’accident de Jacques Essel, militant, que les premières bandes vertes cyclables apparaissent, mais de façon maladroite, entre les voies de bus et de voitures. L’effet médiatique est très négatif et signe l’arrêt du programme. L’Hôtel de Ville ne voudra plus entendre parler d’aménagements cyclables pendant une dizaine d’années.

Ainsi, en janvier 1990, au colloque “Vivre et circuler en ville”, à Paris, les intervenants étrangers parlaient systématiquement des quatre composantes du trafic, à savoir piétons, vélos, autobus et autos. Les Français n’en voyaient jamais que trois (Lesens, 1998, p.168).

Petit à petit, et par la motivation de particuliers, le vélo utilitaire va émerger comme mode de transport à part entière à Paris (et plus généralement dans les grandes villes). En 1994, sous l’impulsion de l’association Vélo XV, le premier aménagement cyclable utile3 voit le jour, ainsi que les premiers sas vélo et stationnements. C’est aussi cette année qu’à la demande du ministre de l’Environnement, les voies sur berges sont fermées aux voitures et ouvertes aux piétons et vélos dont on ne soupçonnait pas l’existence, toute la journée du dimanche 10 Juillet, et que cela est renouvelé plusieurs fois, jusqu’à la fermeture définitive de 2018. Les parisiens possèdent donc des vélos, que certains vont ressortir lors de la grande grève des transports en Décembre 1995, dont l’enquête révèlera que « circuler à Paris à vélo s’est révélé possible, facile et agréable […] et a donné une image valorisant de soi » (Sofres, 1995 ; Lesens, 1998). La même année, Jacques Chirac, alors maire de Paris, reconnaît que la circulation en ville entraîne de nombreuses nuisances et qu’il faut « adapter la voiture à la ville et non l’inverse », et inverse donc les propos de Georges Pompidou vingt ans auparavant.

➔ Changement de paradigme, mais on pense toujours le duo ville-voiture

Le vélo continue de se développer, mais l’automobile, symbole de modernité et de progrès, prend le pas, et donne au vélo une image désuète. Dans tous les pays Européens, après la Seconde Guerre Mondiale, la voiture concurrence le vélo qui, abandonné par les pouvoirs publics, décline fortement.

Seuls les pays qui avaient développé une forte identité et culture autour du vélo continuent à le porter, même s’ils doivent faire face eux aussi à ce fort déclin (Carstensen & Ebert, 2012), comme l’illustre la Figure 6 ci-dessous.

3 Cf. 1.2.1.2