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L’importance des normes et des socialisations

4. Résultats et discussion

4.2. S’approprier le vélo comme moyen de transport

4.2.2. L’importance des normes et des socialisations

4.2.2.1. L’image du vélo influence sa pratique

Ainsi, l’intériorisation de normes lors de la socialisation primaire et secondaire va considérablement modifier l’image que les individus vont se faire du vélo. Bien souvent lors de l’enfance et de l’adolescence, le vélo n’est pas considéré comme un moyen de déplacement sérieux mais plus comme un loisir, en particulier pour les enquêtés qui viennent d’un milieu rural où la voiture est le seul moyen de transport. Céline illustre ce cas :

« Quand j'ai eu le permis, je rentrais juste à la fac et en fait à la campagne tu t'es vite réduit à te dire : je vais utiliser ma voiture, parce que si tu veux faire le moindre trajet, même si c'est 10 km, du coup tu as ta bagnole, ça va vite, enfin tu t'imagines que ça va vite et du coup j'avais ma voiture » (Céline)

Centrale dans l’appropriation que les individus se font d’un mode de transport, cette image du vélo, si elle est négative, peut estomper progressivement voir stopper la pratique qu’ils en font. Le fait de se déplacer à vélo peut même être « source de stigmatisation », comme l’évoque Cyril, qui était pourtant cycliste dans un club de ses 8 à 18 ans. Cela montre le poids des normes intégrées lors de la socialisation des individus :

« Non et puis je pense que ça aurait été peut-être source de stigmatisation un peu [de venir à la fac en vélo] L'autre il vient en vélo, regarde-le, je sais qu'on se moquait d'un prof qui venait en mobylette, il ressemblait à rien sur sa mob, enfin c'est pas très glamour le vélo, ça peut l'être maintenant avec les fixies et tout mais là où on était en plus il fallait un vélo, il y avait du dénivelé » (Cyril)

D’autres au contraire apprécient l’objet vélo, par exemple Armand « s’il y a un magasin de vélo, je regarde la vitrine, j'ai envie de rentrer simplement pour voir les vélos » ou encore Alban qui possède, comme d’autres enquêtés, une « collection » de vélos qui ne cesse d’augmenter (lors de l’entretien, il possédait sept vélos pour différents usages, et s’apprêtait à récupérer le vélo de son grand-père). On peut même observer une socialisation singulière auprès de communautés de types de vélos, comme Alexandre qui faisait du fixie à Grenoble avec ses amis, ou encore Alban qui possède un vélo « cruiser » et tente de lancer une mode en convertissant ses proches (il a déjà converti sa compagne). Il nous avertit d’ailleurs que « Si jamais la mode repart tu pourras dire que ça vient de moi ! ».

4.2.2.2. Une socialisation aux pratiques : l’effet culturel et l’effet de groupe

Elena ne s’est pas posé de questions sur sa pratique cyclable, puisqu’elle vient d’une région (Alsace) où les gens ont l’habitude de tout faire à vélo. Sous l’impulsion de ses parents, eux même cyclistes, elle se rend au collège à vélo et parle ainsi d’une « culture vélo », qui lui a fait adopter des pratiques par normalisation, comme par exemple le fait d’utiliser deux vélos :

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« C'est une question d'habitude, de sociabilisation familiale, mais aussi de culture, là où j'habite par exemple, toutes les routes sont équipées d'une piste cyclable séparée de la route, quasiment partout, après le centre-ville est un peu plus étroit donc c'est difficile, mais sinon je peux aller partout à vélo de manière sécurisée et donc je pense pour un parent, enfin ma maman ça lui posait pas de soucis de me dire à 10 ans : va chez ta copine à vélo, parce que c'était sécurisé, après dans la famille on a toujours tous utilisé le vélo dans la ville et c'est une pratique qui est beaucoup plus commune en Alsace qu'ici et en règle générale dans le Nord de la France et en Allemagne aussi » (Elena)

« J'avais un deuxième vélo à la gare de Strasbourg, à Strasbourg ça se fait beaucoup de laisser son vélo à la gare et d'arriver en train et de reprendre un autre vélo comme ça » (Elena) Alicia, Julie, Céline et Nathan évoquent eux aussi une autre mentalité qui incite même parfois à se mettre au vélo utilitaire :

« A Amsterdam, tout le monde fait du vélo donc c'est un peu la ville où vous devez en faire et puis tout était aménagé en fait » (Alicia)

Effectivement, pour les enquêtés qui sont allés dans d’autres villes (ou pays) considérées comme plus cyclables, ils semblent avoir fait l’expérience d’une autre culture, soit directement par la pratique, soit indirectement par l’exposition à cette pratique, pour reprendre les propos de Thigpen. C’est ce qu’illustre Cyril lorsqu’il revient de Paris :

« Il y a une autre culture du transport en commun, et du déplacement vélo aussi, alternatif à la voiture, je pense qu'on a peut-être ramené un peu ça dans nos têtes » (Cyril)

En plus de cet effet culturel, la quasi-totalité des enquêtés évoque des proches qui font aussi du vélo (des amis, des collègues, etc.). Ces proches jouent même parfois le rôle de « figure » : François, Céline et Alicia parlent chacun de personnes ayant influencé leur rapport au vélo :

« J’ai un oncle qui est aussi un ami, c’est un fou de vélo, peut-être qu’il fait 60km par jour, ça fait partie de mes motivations, c’est un exemple de liberté » (François)

« J'ai rencontré un copain à l'IUFM qui lui avait une pratique du vélo plus importante, il avait fait un voyage et du coup nous on s'est lancé à se dire : on va partir en vélo aussi en voyage et là depuis j'ai pas lâché le vélo » (Céline)

« Pour moi c'est quand même associé à une forme de liberté et je sais pas, moi quand j'étais plus jeune j'avais quand même un modèle, c'est la grande sœur de ma meilleure amie et elle faisait du vélo donc je me suis dit : je ferai du vélo plus grande et je sais pas pour moi mon rêve c'était de faire du vélo à Lille, je sais pas pourquoi » (Alicia)

Pour d’autres, on peut observer un engouement de la part des collègues qui sont plus nombreux à venir travailler à vélo (les discussions autour du vélo se font alors plus nombreuses pendant la pause-café et les cyclistes convaincus tentent parfois de convertir tous les autres collègues de bureaux) :

« En fait tous ceux que je connais qui bossent au même endroit que nous ils ont tous fait ça : on a essayé le vélo normal pendant un mois, et ensuite on a acheté un VAE […] donc dans le labo où je suis, on est 5 à avoir un VAE » (Marie-Laure)

« Maintenant qu’on est 6 sur 9 à venir en vélo, je vais reposer la question [à propos de l’indemnité kilométrique vélo] tu fais bien d’en parler ! » (Alban)

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Cela fait ressortir un effet observable sur le panel, qui est celui de l’appartenance à un groupe social et de l’appropriation d’une pratique par ce groupe. En effet, alors que nous sommes sur un territoire qui a un passé très ouvrier et qui souffre de précarité, notre panel est principalement constitué de personnes à haut niveau d’étude, en particulier de professions intellectuelles et supérieures et de professions intermédiaires (dans l’enseignement plus précisément, qui représente 1/3 des enquêtés).

Certains enquêtés prennent conscience de cet effet de classe mais aussi de genre, comme Nathan, lui-même enseignant, ou Julie, intermittente :

« Je fais des signes, les gens que je croise à vélo souvent je les connais, c’est un indicateur d’un certain milieu qui se déplace en vélo, tandis que d’autres milieux se déplacent pas du tout à vélo […] les classes populaires se déplacent pas à vélo dans l’agglo […] du coup je croise plutôt des cadres, je croise un médecin, un ingénieur, un enseignant chercheur […] je croise pas beaucoup de femmes à vélo, mais ça se démocratise avec le vélo électrique […] je croise de plus en plus de cycliste, même si on est encore très peu. Pour le coup à Toulouse c’est plus mixte » (Nathan)

« Il y a un effet de mode dans les CSP+ […] faire du vélo c’est trop bobo je pense, donc moi j’ai pas de problèmes avec ça parce que ouais, forcement je fais partie de cette catégorie sociale grosso modo » (Julie)

4.2.2.3. Des cas particuliers de résistances aux normes

A propos de collègues à vélo et d’effet de groupes, Armand fait figure d’exception. Lorsqu’il arrive à Dijon pour son premier poste, il arrête le vélo qu’il avait jusque-là toujours pratiqué et commence à venir en voiture au travail pendant un mois avant de se remettre au vélo :

« Je rentrais dans une boîte, je me suis mis à me mettre en costume-cravate, enfin voilà j'étais plein d'aprioris là-dessus et je me suis dit je vais venir en voiture, maintenant c'est sérieux il faut arrêter, je suis plus étudiant quoi. C'était un peu inconscient et puis après je me suis dit : c'est idiot » (Armand)

Dans une entreprise d’environ 500 salariés, ils ne sont alors que deux à venir au travail à vélo. Pour lui

« le fait que je venais en vélo était un signe d’originalité », et ses collègues de lui rappeler à quel point il est courageux parce que « le vélo c’est dangereux ». Si ce genre de remarque avait tendance à l’énerver, il n’hésite pas à répondre avec humour, comme l’illustre son anecdote – lorsque nous discutions de son type de vélo – qui nous permet de comprendre le contexte dans lequel il se trouvait :

« Non mais je rigole parce qu'un jour le nouveau directeur, pour montrer la mentalité à l'époque, première réunion qu'on fait, on était au restaurant, il demande à tout le monde qu'est-ce qu'il a comme voiture, je me suis dit : où est-ce qu'on va ? Moi je lui ai répondu : moi j'ai un Rockrider 800, 24 vitesses, traction arrière, alors il m'a regardé et il a tout de suite compris, il m'a dit : tu viens en vélo ? D'accord. Et ma dernière directrice, mon dernier directeur qui a été une directrice venait au boulot en vélo, voilà, c'est la seule directrice que j'ai vu venir au boulot en vélo […] C'est un vrai plaisir parce qu'on se sent plus tout seul et du coup le vélo change de statut puisque la directrice vient en vélo, mais c'est encore trop peu développé » (Armand)

Ainsi Armand résiste à des normes qu’il devrait normalement assimiler par le monde de l’entreprise, afin de défendre sa pratique et ce pourquoi il fait du vélo, à savoir ses motivations. Avant d’aborder le sujet des motivations, nous pouvons noter l’autre exemple de Julie, qui après s’être remise au vélo à

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Lille, développe une forte pratique utilitaire dans d’autres villes qu’elle garde même dans d’autres pays (Italie), ou du moins essaye, comme au Pérou :

« Au Pérou, j’y étais pendant 4 mois, j’ai acheté un vélo là-bas mais c’était pas possible avec les automobilistes et les mototaxis […] j’ai vite abandonné c’était trop dangereux, j’ai essayé et on s’est bien moqué de moi […] les péruviens ils m’ont pris pour la frenchie qui voulait avoir son style de vie alors que le vélo c’est pas adapté, et puis la culture là-bas… C’était dangereux et il n’y avait aucun plaisir […] c’est un biais culturel » (Julie)