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Section II – La détention de la technologie par le régime du secret d’affaires

2. Le savoir-faire et la propriété

201. Comme nous le savons, être un bien n’est pas synonyme d’être une propriété. La doctrine française est partagée pour accorder le statut de bien au savoir-faire, mais elle est assez prudente quant à une qualification de propriété sur ce dernier. Le savoir-faire n’est bien sûr pas une propriété industrielle, mais peut-il être une propriété quand il est exprimé à travers un support physique ? La réponse n’est pas évidente. D’une part il ne peut pas bénéficier de droit exclusif et de droit privatif341, d’autre part, il est objet de contrats et d’échanges quasi-identiques au brevet et son détenteur est qualifié d’ « owner » en droit anglo-saxon342, et dans beaucoup de contrats internationaux. On imagine donc trois cas de figures :

a. Un bien et une propriété

202. Si nous acceptons la possibilité de propriété sur les savoir-faire comme le suggèrent certains auteurs en France343 et comme le décrivent des contrats internationaux (à travers le terme ownership), ce sera une propriété sans droit exclusif344, donc une propriété incomplète. Cette logique pourrait se justifier par le fait qu’à titre de comparaison, le brevet aussi a ses limites temporelles et territoriales345. Dans ce cas de figure, la propriété dépend du secret et elle s’évaporera à l’instant où le savoir-faire est divulgué au public. Il pourra aussi être obtenu licitement par les tiers sans possibilité d’exclusion par le propriétaire initial et si la confidentialité est respectée par ce dernier, ils en seront tous les deux propriétaires. Dans ce cas la question se posera de savoir si avec la cession du savoir-faire à un tiers, le premier propriétaire ne pourra légalement plus exploiter la technologie, ou bien s’il faudra une clause

340 G. GOFFAUX-CALLEBAUT, « Apport », Rép. soc., 2017, spéc. § 478.

341 V. supra. nos 181 – 194.

342 V. supra. nos 181 – 194.

343 V. N. BINCTIN, Le capital intellectuel, Paris : Litec, 2007. p. 71.

344 En matière de droit américain, v. R. EPSTEIN, « Trade Secrets as Private Property: Their Constitutional Protection », SSRN, 2003, p. 3.

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de non-exploitation ou de non concurrence pour l’en empêcher346. Quant au savoir-faire objet d’un apport en nature, il devient propriété de la société, comme tout autre bien immatériel.

b. Un bien mais pas une propriété

203. L’autre hypothèse est d’imaginer que le savoir-faire peut être un bien sans être une propriété. Il serait donc un bien commun347, dans le sens étudié par Mackaay selon lequel, l’information participe par excellence à ces biens collectifs, caractérisés par la non-exclusivité348, et peut bénéficier de l’exclusivité uniquement par les dispositifs du droit de la propriété intellectuelle. De ce fait, le savoir-faire serait contrôlé par son détenteur, dont les tiers pourraient se l’approprier licitement349, sans demander l’autorisation de son maître initial. Et, en cas de transfert, le premier détenteur pourra continuer à l’exploiter, sauf en cas de clauses privatives. Pour ce qui est de l’apport en nature, comme il doit constituer soit un transfert de la propriété, soit un transfert de la jouissance au bénéfice de la personne morale350, le savoir-faire non reconnu comme propriété, est susceptible d’être objet de jouissance par son détenteur. Donc, il y aura apport en nature du savoir-faire par transfert de la jouissance de ce dernier, tout en incluant une exclusion de jouissance du détenteur initial.

c. Un actif

204. Que nous qualifions le savoir-faire de bien, de propriété, ou ni bien ni propriété, ou même un quasi-bien, il constitue une valeur et une réalité économique. Les acteurs du monde économique reconnaissent son utilité. Il est considéré comme « actif incorporel »351 ou

asset352 par les sociétés et il est l’objet de contrats internationaux353. C’est un concept (relativement) moderne et il faut peut-être sortir de ces clivages pas toujours utiles pour plutôt le qualifier et le protéger dans le contexte-même des contrats.

346 V. infra. n° 786.

347 Res communis.

348 E. MACKAAY, « Les biens incorporels », Ordre juridique et ordre technologique, Cahiers STS 12, Paris : Éd. du CNRS, 1986, p. 145.

349 V. Art. 2 ou 3 de la directive 2013/0402.

350 É. COPPER ROYER, Traité des sociétés anonymes, Paris : Dalloz, 1931, n° 83, p. 471.

351 T. AZZI, « Propriété intellectuelle et savoir-faire », Le juriste dans la cité, Études en la mémoire de Philippe NEAU-LEDUC, Issy-les-Moulineaux : LGDJ, 2018, pp. 17-33, p. spéc.19.

352 V. N. SATIJA, « Trade Secret : Protection & Remedies », SSRN, 2010, p. 2.

353 P. CATALA, « Chapitre 14 - La propriété de l’information », Mélanges offerts à P. Raymond, Paris : Éd. Dalloz, 1995, pp. 245-262, p. spéc. 261.

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205. La protection minimale. Limiter la protection de la technologie aux inventions brevetées354, laissera de côté, en fait ou en droit, une part importante de la technologie que sont les informations techniques non divulguées, alias « les savoir-faire »355. C’est pourquoi différentes sources dont l’ADPIC et la directive 2016/943 prévoient des standards de protection minimale sur les savoir-faire, telles les voies des responsabilités civile (contre la concurrence déloyale)356 et pénale. Et la voie contractuelle357 jouera bien sûr un rôle important.

206. Le contrat et la loi applicable. Les législations nationales peuvent accorder des protections moins minimales au savoir-faire. A titre d’exemple, les juridictions des pays du Commonwealth, protègent le secret d’affaires par ce qui est connu en common law d’equitable right (ce qui est moins absolu que le property right)358. Ainsi, les parties des contrats internationaux touchant au savoir-faire peuvent parfaitement choisir une loi applicable qui serait davantage protectrice de ce dernier. Par exemple, dans un contrat de cession de savoir-faire, le récepteur, et dans un contrat de concession, l’émetteur, peuvent avoir intérêt à choisir une loi plus protectrice envers le statut du savoir-faire pour empêcher leur cocontractant à exploiter la technologie après la signature du contrat359. Cela dit, la question de la non-utilisation et la non-concurrence est quasiment toujours précisée par des clauses précises dans le contrat.

207. Dans cette recherche, nous penchons, pour les raisons évoquées, pour qualifier le savoir-faire de bien, sans pour autant lui reconnaitre un statut de propriété ou de quasi-propriété. En incluant un maximum de doctrine et en respectant les termes employés dans les textes, le titulaire du savoir-faire sera principalement qualifié de « détenteur ». La « possession » pourra aussi tout-à-fait avoir sa place pour qualifier le contrôle du détenteur, puisque ce dernier est supposé avoir une maîtrise sur le savoir-faire, de telle sorte qu’il en serait le

354 Outre les technologies informatiques protégées par le droit d’auteur.

355 J. JEHL, Le commerce international de la technologie, Paris : Librairies Techniques Paris, 1985, p. 73.

356 V. infra. nos 396 – 416.

357 V. infra. nos 802 – 824.

358 N. SATIJA, « Trade Secret : Protection & Remedies », SSRN, 2010, p. 18.

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propriétaire360. Enfin, la « réservation » est un autre terme qui peut être employé quant au contrôle sur le savoir-faire361.

§ 2 – La titularité d’un savoir-faire

208. Comme ce fut le cas pour les inventions brevetées, nous étudions dans ce paragraphe, le statut du détenteur du savoir-faire (A) ainsi que le cas d’une co-détention sur ce dernier (B).