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La sanction de la contrepartie dérisoire en droit français

PARTIE I – L’INTEGRATION MINIMALE DES MOTIFS PAR LA CONTREPARTIE

Section 2 – La sanction de la contrepartie gravement disproportionnée

A- La sanction de la contrepartie dérisoire en droit français

142. Le principe du refus de la sanction de la lésion. Le fait qu’un contractant s’engage

en contrepartie d’un avantage inférieur à celui que son engagement confère à son cocontractant n’est pas, en lui-même, insatisfaisant sous l’angle de l’exigence d’une justification de l’engagement. Comme le soulignent des auteurs, « [s]i la contrepartie doit impérativement

exister, elle peut en revanche être insuffisante, c’est-à-dire inférieure à la valeur de marché de la prestation due par le débiteur. Cette règle est conforme au principe de commutativité subjective, discrètement énoncé à l’article 1108 du code civil (anc. art. 1104), qui dispose que chacun des parties à un contrat commutatif « s’engage à procurer à l’autre un avantage qui est regardé comme l’équivalent de celui qu’elle reçoit »587.

Le seul déséquilibre contractuel ne permet pas de fonder l’invalidité du contrat : la lésion n’est en effet en principe pas sanctionnée en droit français. La lésion se définit comme la « disproportion de valeur »588, « le préjudice causé à un contractant lors de la conclusion du

contrat et engendré par un défaut d'équivalence économique, par une inégalité de valeur entre les prestations contractuelles »589. Le nouvel article 1168 du Code civil consacre cette solution traditionnelle en disposant que le défaut d’équivalence des prestations n’est pas une cause de nullité du contrat synallagmatique590, sauf exceptions prévues par la loi, lesquelles se sont diversifiées591.

Ces exceptions concernent tout d’abord des déséquilibres affectant des certains contrats spéciaux. Le droit français sanctionne ainsi, par exemple, la lésion de plus des 7/12ème des contrats de vente immobilière (article 1674 du Code civil) et des contrats de cession de droits d’exploitation (article L.131-5, alinéa 1er, du Code de la propriété intellectuelle)592. La lésion est également admise, d’après l’article 889 du Code civil, en matière de partage lorsque le copartageant subit une lésion de plus du quart. Des dispositions spéciales, qui ne seront pas ici développées, prévoient par ailleurs la sanction du déséquilibre des prestations de certains

587

F. TERRE, P. SIMLER, Y. LEQUETTE, F. CHENEDE, Droit civil, Les obligations, op. cit., n° 394.

588

Vocabulaire Juridique, dir. G. CORNU, op. cit., V° Lésion, 1.

589 D. MAZEAUD, « Lésion », in Repertoire de droit civil, Dalloz, mars 2012 (actualisation juin 2016), n° 2.

590

A ce titre, l’article 1171 du Code civil, introduit par la réforme de 2016 et sanctionnant le déséquilibre significatif des contrats d’adhésion, n’introduit pas une exception à cette règle puisque l’alinéa 2 précise que « [l]’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation ».

591

Ibid., n° 25 et s.

592 Un rapprochement peut être fait avec le § 32 du code de la propriété intellectuelle allemand, le Urheberrechtsgesetz, qui prévoit que la révision du contrat de cession des droits d’exploitation de l’œuvre dont la rémunération n’est pas adéquate. Le texte ne fixe toutefois pas le montant de la disproportion à partir duquel le contrat est considéré comme lésionnaire.

contrats593. Les exceptions au refus de sanctionner la lésion concernent, ensuite, les contrats conclus par des contractants frappés d’une incapacité. En application de l’article 1148 du Code civil, les incapables peuvent en effet accomplir seuls les actes courants autorisés par la loi ou l’usage. Les incapables ont ainsi une capacité résiduelle pour les actes courants autorisés, pourvu qu’ils soient conclus à des conditions normales. Ces actes courants accomplis par un incapable peuvent alors être remis en cause pour simple lésion594.

En dehors de ces dispositions spéciales, la lésion n’entraîne pas l’invalidité du contrat, pourvu toutefois que la disproportion entre la portée de l’engagement et la contrepartie prévue en retour ne soit pas si importante que cette dernière apparaisse dérisoire.

143. La sanction du défaut d’équivalence extrême. La contrepartie dérisoire implique

un défaut d’équivalence tel qu’il puisse être assimilé à une absence totale de contrepartie595. Il n’est pas suffisant que la contrepartie soit d’une valeur très inférieure à celle de l’engagement de son bénéficiaire. La valeur de la contrepartie doit véritablement être dérisoire. C’est ce qui ressort d’un arrêt selon lequel la vente d’un bijou, pour un prix inférieur à quatre fois son prix réel, n’est pas nulle pour absence de cause596. En revanche, la Cour de cassation a jugé dérisoire le prix forfaitaire payé par des époux en contrepartie d’un droit d’usage et d’habitation accordé par un propriétaire sur sa ferme et ses dépendances, à charge pour ce dernier d’assurer toutes les réparations, menues ou grosses, et de supporter les charges de chauffage, d’eau et d’électricité597. C’est, dans cette affaire, au regard de l’importance des obligations accessoires du propriétaire que la contrepartie est apparue comme dérisoire. Il en résulte que le caractère dérisoire de la contrepartie s’apprécie en droit français non pas abstraitement, mais par rapport à ce que son bénéficiaire a fourni en retour. En effet, strictement parlant, la contrepartie – le prix forfaitaire – ne représentait pas rien : elle constituait un avantage économique, incontestablement faible par rapport à celui accordé, mais d’une valeur certaine. La motivation de la Cour de cassation valide ainsi le raisonnement de la Cour d’appel qui s’est référée à « l’économie du contrat ». Par conséquent, l’exigence que la contrepartie ne soit pas dérisoire

593 Tels que le bail rural, la vente d’engrais, de semences et de plants destinés à l’agriculture. V. D. MAZEAUD, « Lésion », in Répertoire de droit civil, op. cit., n° 31.

594

C’est ce qui résulte de l’article 1149, alinéa 1er

, du Code civil pour les mineurs, de l’article 435, alinéa 2, pour les majeurs sous sauvegarde, de l’article 465, alinéa 2, pour les majeurs sous tutelle ou curatelle, et de l’article 488, alinéa 1er

, pour les personnes faisant l’objet d’un mandat de protection future.

595

Il n’a jamais, en effet, été question de faire de la cause un instrument de contrôle de l’équilibre des prestations [J. GHESTIN, Cause de l’engagement et validité du contrat, op. cit., n° 256 et s.], l’article 1169 n’a de même pas vocation à sanctionner la lésion. V. G. CHANTEPIE, M. LATINA, Le nouveau droit des obligations, op. cit., n° 435.

596

Civ. 1ère

4 juillet 1995, n° 93-16.198, Bull. civ. I, n° 303 ; CCC 1995, n° 181, obs. L. LEVENEUR ; RTD civ. 1995, p. 881, obs. J. MESTRE.

597

Civ. 1ère 10 mai 2005, n° 03-12.496, Bull. civ. I, n° 203 ; AJDI 2005. 934, obs. S. PRIGENT ; RTD civ. 2005. 778, obs. J. MESTRE et B. FAGES ; JCP G 2005. I. 181, n° 6, obs. PERINET-MARQUET.

ne s’entend pas comme la sanction du caractère insignifiant de la valeur intrinsèque de la contrepartie, mais comme la sanction du déséquilibre contractuel grave – pour ne pas dire d’une lésion grave – c’est-à-dire lorsque l’économie du contrat conduit à remettre en cause son caractère onéreux.

Si la jurisprudence ne se satisfait pas de la seule apparence d’une contrepartie pour sanctionner son caractère dérisoire, l’inverse se vérifie également : le caractère a priori dérisoire de la contrepartie n’entraîne pas l’invalidité du contrat dès lors que l’examen de l’accord permet de conduire à l’existence d’un intérêt minimal au contrat. Ainsi, suivant les termes d’un auteur, la jurisprudence « accroît, d’une part, au sein du contrôle des contreparties,

quand celles-ci existent, l’exigence qu’elles représentent un avantage réel, et non simplement un élément formel. Elle regarde, d’autre part, au-delà de contreparties qui dans certaines situations ne semblent pas immédiatement exister, comme les « cessions » à prix négatif par exemple, ou les contrats unilatéraux non réels, l’intérêt véritable offert à chacun des contractants »598. La Cour de cassation a, par exemple, pu considérer que l’indemnité contractuelle de rupture prévue dans le contrat de travail d’un dirigeant d’une société, clause dite « golden parachute », consentie en cas de changement de direction ou de capital, « avait

été convenue en raison des avantages que la société (...) tirait du recrutement de ce salarié et de l'importance des fonctions qui lui avaient été attribuées »599. Ces avantages constituaient ainsi la contrepartie de l’engagement de la société de verser au salarié une « indemnité

équivalente au double de la rémunération totale perçue au cours des 12 mois précédant le fait générateur », de la rupture du contrat. De même, la Chambre commerciale de la Cour de

cassation a pu considérer que l’engagement d’approvisionnement exclusif portant sur la fourniture de boissons n’était pas dépourvu de contrepartie, en dépit des faibles engagements du fournisseur, « puisqu'en échange de son approvisionnement en boissons, le revendeur se

voyait mettre à disposition du mobilier de terrasse et retenu que l'avantage procuré ne s'évaluait pas seulement au travers de considérations quantitatives mais également qualitatives

»600. Le contrôle du caractère dérisoire de la contrepartie suppose ainsi une appréciation globale du contrat.

598

J. ROCHFELD, thèse préc., n° 100.

599

Soc. 10 avril 2013, n° 11-25.841, Bull. civ. V, n° 97 ; D. 2013. 1009, et 2014. 630, obs. S. AMRANI-MEKKI et M. MEKKI ; Rev. sociétés 2013. 684, note R. VATINET ; Dr. soc. 2013. 551, obs. J. MOULY, et 576, chron. S. TOURNAUX ; RDT 2013. 401, obs. S. TOURNAUX ; RTD civ. 2013. 601, obs. H. BARBIER ; RDC 2013. 1321, note T. GENICON. V. aussi G. WICKER,« La suppression de la cause par le projet d'ordonnance : la chose sans le mot ? », art. préc., n° 14.

600

144. L’application du contrôle de la contrepartie dérisoire au contrat aléatoire. Le

contrôle de la réalité de la contrepartie est susceptible de concerner tout contrat à titre onéreux, qu’il soit de type commutatif ou aléatoire. La distinction des contrats commutatifs et aléatoires, qui constitue une subdivision des contrats à titre onéreux601, fait l’objet de l’article 1108 du Code civil. Le contrat commutatif est ainsi défini comme celui par lequel « chacune des parties

s’engage à procurer à l’autre un avantage qui est regardé comme l’équivalent de celui qu’elle reçoit » (alinéa 1), tandis que le contrat aléatoire est celui dans lequel « les parties acceptent de faire dépendre les effets du contrat, quant aux avantages et aux pertes qui en résulteront, d’un évènement incertain » (alinéa 2). Dans le cas du contrat aléatoire, les parties contractent au sujet

d’un risque réciproque, un aléa, dont la réalisation se traduit par des gains pour l’une des parties et des pertes pour l’autre. Le contrat de pari ou encore le contrat d’assurance constituent des exemples classiques de contrats aléatoires602. Conformément à l’adage « l’aléa chasse la

lésion »603, le contrat aléatoire ne se prêterait pas à l’appréciation de l’économie du contrat et à la sanction du déséquilibre excessif. Le contrôle de la réalité de la contrepartie serait ainsi satisfait, pour le contrat aléatoire, par la vérification de l’existence d’un aléa, c’est-à-dire l’existence d’un risque réciproque de gains et de pertes entre les parties604. Un tel contrôle de la contrepartie du contrat aléatoire n’exclut en réalité pas la possibilité de la sanction de son caractère dérisoire au regard d’un déséquilibre contractuel excessif. En effet, comme le relève un auteur, « le contrôle peut porter sur l’équivalence des chances encourues de pertes et de

gains »605. A ce titre, la faiblesse des chances de gains d’un contractant est susceptible d’être considérée comme une contrepartie dérisoire au regard de l’importance des chances de gains de l’autre. La jurisprudence a ainsi pu juger qu’un contrat de rente viagère était dépourvu de tout aléa et, partant, nul dans la mesure où le débirentier avait eu connaissance de la gravité de l’état de santé du vendeur qui était condamné à une mort imminente606. Comme pour tout autre contrat à titre onéreux, une appréciation globale de l’économie du contrat aléatoire peut conduire à la caractérisation d’un déséquilibre contractuel excessif.

601 V. F. TERRE, P. SIMLER, Y. LEQUETTE, F. CHENEDE, Droit civil, Les obligations, op. cit., n° 103.

602 Ibid. 603 Ibid., n° 104. 604 Ibid., n° 104 et n° 412. 605

V. Y.-M. LAITHIER, « Aléa et théorie générale du contrat », in L’aléa, Journées nationales, Tome XIV, Le Mans, Association Henri Capitant, Dalloz, « Thèmes et commentaires », 2011, p. 7 et s., spéc. p. 19.

606

V. Cass. civ. 1ère

, 16 avril 1996, Bull. civ. I, n° 184 ; D. 1996. 584, note Y. DAGOME-LABBE, JCP 1996. IV. 1375 ; Defrénois 1996. 1078, obs. A. BENABENT. V. aussi Cass. civ. 3ème