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L’élément objectif : le déséquilibre grave du contrat

PARTIE I – L’INTEGRATION MINIMALE DES MOTIFS PAR LA CONTREPARTIE

Section 2 – La sanction de la contrepartie gravement disproportionnée

A- Les conditions de la sanction de la lésion qualifiée

2. L’élément objectif : le déséquilibre grave du contrat

155. La condition de la disproportion grave. Dans des circonstances de lésion

qualifiée, la prévision d’un avantage strictement minimal en contrepartie de l’engagement d’un

655 P. STOFFEL-MUNCK, « Réticence de l'acquéreur sur la valeur du bien vendu : la messe est dite ! », D. 2007 p. 1054, n° 2.

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Ibid.

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contractant plus faible n’est pas satisfaisante : la disproportion grave de la contrepartie n’est pas admise dans ces circonstances. S’il n’est pas interdit de conclure un contrat avec une partie plus faible et de faire une meilleure affaire que cette dernière, il n’est en revanche pas permis d’abuser de ce droit. L’idée n’est alors pas de sanctionner tout déséquilibre mais le déséquilibre inacceptable.

156. L’appréciation de la disproportion manifeste en droit allemand. En droit

allemand, la sanction de la lésion qualifiée suppose ainsi que la valeur de la promesse et celle de la contre-promesse soient manifestement disproportionnées (auffäliges Mißverhältnis)658. Dans le cas d’une vente d’un immeuble ou d’un terrain, le §138, II du BGB a souvent été appliqué lorsque le prix était plus du double du prix du marché659. Suivant un autre exemple, un contrat de prêt peut être usuraire si le taux d’intérêt dépasse de 100 % le taux d’intérêt du marché660. L’appréciation est plus délicate s’agissant des contrats unilatéraux, pour autant, l’application du § 138, II du BGB a pu être retenue, notamment en matière de sûretés661. Après quelques hésitations, le Bundesverfassungsgericht (la Cour constitutionnelle) a posé les bases de l’application judiciaire du § 138, II BGB aux contrats de sûretés662. La Cour a retenu que les garanties, considérablement désavantageuses (ungewöhnlich belastend und als Interessenausgleich offensichtlich unangemessen), prises par les membres d’une famille pour

le paiement d’un loyer et résultant d’un « déséquilibre structurel des forces contractuelles » (strukturell ungleiche Verhanlungsstärke), ou « disparité du contrat » (gestörte

Vertragsparität), sont de nature à constituer une violation des droits constitutionnels d’une

partie consistant en l’auto-détermination, soit le principe de liberté contractuelle. Le caractère disproportionné de l’engagement résulte alors de la démesure du montant de la dette garantie par rapport aux capacités financières de la caution au moment de la conclusion du contrat : ainsi en est-il par exemple de l’engagement de caution d’une femme de vingt-et-un ans, pris en garantie des dettes de la société de son père, alors qu’elle n’avait ni bien, ni revenu, ni aucune perspective d’amélioration de sa situation financière663. Il en résulte que l’engagement manifestement disproportionné de la caution doit être nul en aplication du § 138, I du BGB dès

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Généralement, quand le prix excède 100% du prix du marché il est regardé comme un avantage manifestement disproportionné. V. par ex : BGH, 19.02.2003 - XII ZR 142/00 ; NJW 2003, 1860.

659 BGH, 08.05.1992 – V ZR 95/91, NJW 1992, 899 ; BGH, 19.01.2001 - V ZR 437/99, NJW 2001, 1127 ; BGH, 19.02.2003 – XII ZR 142/00 , NJW 2003, 1860. Cette jurisprudence n’est pas limitée à la vente immobilière : voir par exemple BGH, 18.12.2002 – VIII ZR 123/02, NJW-RR 2003, 558 portant sur la vente d’un cheval.

660

V. M. LÖHNING, Schuldrecht II, Besonderer Teil 1 : Vertragliche Schuldverhältnisse, W. Kohlhammer, 2009, n° 456.

661

V. A. COLOMBI CIACCHI, S. WEATHERILL, Regulating Unfair Banking Practices in Europe : The Case of Personal Suretyships, Oxford, 2010, n° 4. 2 et s. p. 17 et s.

662

BVerfG, 19.10.1993 - 1 BvR 567/89, 1 BvR 1044/89 ; BVerfGE 89, 214 ; NJW 1994, 36.

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lors qu’il peut être présumé qu’il résulte de l’exploitation par le créancier de liens émotionnels (« emotionaler Verbundenheit ») entre la caution et le débiteur principal664. Cette présomption peut être renversée, notamment si la caution tire un bénéfice direct dans la dette cautionnée665.

157. L’appréciation de la disproportion manifeste dans le cadre de la doctrine de l’unconscionability anglaise. Une disproportion manifeste est exigée dans la mise en œuvre de

la doctrine de l’unconscionability du droit anglais. Dans l’affaire Earl of Aylesford v Morris précitée, un héritier, pressé par les créanciers de la succession, avait contracté un prêt afin de rembourser les dettes de son père, pour un taux d’intérêt de plus de 60 %. Plus récemment, dans l’affaire Boustany v Piggott666, la doctrine de l’unconscionability fut appliquée au contrat de bail conclu avec un propriétaire vulnérable, une femme âgée et mentalement diminuée, et dont les conditions étaient particulièrement désavantageuses pour cette dernière (bail de dix ans, pour un loyer fixe, et renouvelable pour le même montant à la demande des locataires). Le contrat doit ainsi être « substantively unfair », soit d’une valeur significativement différente du prix du marché, ou substantiellement différente du prix qui correspondrait à un profit normal667. L’unconscionability a par exemple été retenue s’agissant de la cession d’une part dans une succession, estimée à 1700 £, pour le prix d’environ 210 £, par un homme dans une situation de pauvreté668, ou encore de la vente de tableaux d’une valeur sur le marché entre 6 000 £ et 7 000 £ pour le prix de 40 £, par une femme âgée, veuve et sénile669.

158. La question de l’exigence d’une disproportion manifeste dans le cadre de l’undue influence anglaise. Le déséquilibre contractuel n’est a priori pas une condition

d’application de l’undue influence qui est, en principe, sanctionnée au titre, non pas du caractère désavantageux du contrat pour le contractant qui en est victime, mais de l’absence de libre consentement à l’acte670. Pourtant, suivant l’analyse d’une partie de la doctrine, il ne s’agit pas tant en réalité de sanctionner l’absence d’un réel consentement libre que d’empêcher qu’une

664 V. par ex. BGH, 14.05.2002 - XI ZR 50/01 ; NJW 2002, 2228.

665

V. D. SCHWARB, M. LÖHNING, Einführung in das Zivilrecht : mit BGB-Allgemeiner Teil, Schuldrecht Allgemeiner Teil, Kauf- und Deliktsrecht, 19. Auflage, C.F. Müller, 2012, n° 687 ; O. O. CHEREDNYCHENKO, Fundamental Rights, Contract Law and the protection of the Weaker Party : A Comparative Analysis of the Constitutionalisation of Contract Law, with Emphasis on Risky Financial Transactions, these, Sellier. European Law Publishers, 2007, n° 6.2.3.2.3, p. 318 et s. V. par ex. BGH, 27.05.2003 – IX ZR 283/99 ; WM 2003, 1563, 1565 (dans cet arrêt la caution était supposée acquérir une part du bien financé au moyen du crédit). Toutefois, un simple intérêt indirect ne suffit pas [v. BGH, 27.01.2000 – IX ZR 198/98, NJW 2000, 1182, 1184 : le fait que la caution vive avec le débiteur principal dans la maison dont le prêt a permis l’acquisition a été jugé insuffisant pour renverser la présomption].

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Boustany v Pigott (1995) 69 P & CR 298.

667

S. A. SMITH, Contract theory, op. cit., p. 343.

668

Evans v Llewellin (1787), 1 Cox 334.

669 Ayres v Hazelgrove (1984), non-publié, v. explications par P. BIRKS, Restitution : The Future, The Federation Press, 1992, p. 50 à 52.

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V. P. MACDONALD EGGERS, Vitiation of Contractual Consent, 1st

personne exploite cette situation, qu’elle en tire ou non un bénéfice personnel671. En d’autres termes, c’est le caractère undue de l’influence, l’abus, et non l’influence seule qui est déterminant de la sanction de l’acte, de sorte qu’il apparaît en pratique qu’un déséquilibre contractuel sera le plus souvent présent672. Il convient toutefois sur ce point de considérer la distinction classique entre deux types d’undue influence : l’actual undue influence (influence excessive prouvée) et la presumed undue influence (influence excessive présumée). Dans le premier cas, la preuve doit être rapportée que le contractant a effectivement usé de sa position dominante pour contraindre l’autre partie à conclure le contrat et il est enseigné que le déséquilibre contractuel n’est pas exigé. Pourtant, comme le relèvent des auteurs, dans la plupart des cas, le contrat sera effectivement particulièrement désavantageux pour le contractant victime de l’undue influence673. Le désavantage manifeste est en revanche expressément une condition de la mise du second type d’undue influence. Il y a presumed undue

influence lorsqu’il existe une relation de trust and confidence (une relation de confiance) entre

les parties et que le contrat « calls for explanation » (nécessite des explications), dès lors qu’il présente un caractère manifestement désavantageux. Dans la mesure où « the purpose of the

law is not to prevent people from disposing of their property in strange or eccentric ways »674, la présomption n’est pas irréfragable. Il peut ainsi être démontré, par exemple, que le contractant désavantagé a reçu les conseils d’une personne indépendante et compétente, ce qui finalement revient à contredire son présupposé état de dépendance. Comme le relèvent des auteurs, cette seconde catégorie d’undue influence tend aujourd’hui à se développer675.

La presumed undue influence a pu être retenue s’agissant de l’accord d’augmentation de la garantie donnée par un paysan âgé des dettes de son fils, dont l’entreprise était en difficulté, à l’égard d’une banque, avec laquelle il avait une relation de « trust and confidence »676 et alors même que celle-ci bénéficiait déjà d’une garantie sur son unique bien, sa ferme. A l’occasion de l’affaire Bank of Credit and Commerce International SA v Aboody, la Court of Appeal a

671 V. E. PEEL, G. H. TREITEL,op. cit., n° 10-013.

672

V. M. CHEN-WISHART,Contract Law, 5th

ed., Oxford, 2015, n° 9.2.3.2, p. 348 ; v. en ce sens pour le droit allemand A. RIEG, th. préc., n° 204 : « Si donc, de par sa nature, la lésion est un vice à vocation générale, son efficacité sur le plan juridique doit être soumise à une condition supplémentaire. Ce n’est pas la lésion en elle-même qui doit permettre d’invalider un acte juridique, mais l’abus d’un contractant qui a rendu le déséquilibre possible. On doit s’attaquer non au défaut d’équivalence proprement dit, mais au défaut d’équivalence injuste. C’est précisément l’idée sur laquelle repose le principe du §138 BGB : la lésion n’est efficace juridiquement que si, au déséquilibre arithmétique des prestations, il s’ajoute une faute du cocontractant bénéficiaire du contrat ».

673

P. S. ATIYAH, S. A. SMITH, op. cit., p. 284 à 285.

674

Ibid., p. 287 : « le but du droit n’est pas d’empêcher les individus de disposer de leurs biens de manière saugrenue ou extravagante [notre traduction] ».

675

Ibid., p. 285.

676

précisé que le « manifest disadvantage »677 exigé dans l’application de la doctrine de l’undue

influence doit consister en « a disadvantage which was obvious as such to any independent and reasonable person who considered the transaction at the time with knowledge of all the relevant facts »678. Le désavantage doit alors être grave, important, de sorte qu’une personne raisonnable n’aurait pas pu accepter de passer l’acte. La même exigence d’un critère objectif se retrouve en droit français pour la mise en œuvre de la violence par abus de dépendance.

159. L’appréciation de l’avantage excessif dans la violence par abus de dépendance du droit français. Ainsi que le relève M. CHAUVEL, « la contrainte économique qui résulte,

notamment, d’une situation de dépendance, ne peut être assimilée au vice de violence tant que, du moins, on ne peut qualifier cette contrainte d’illégitime. Cette illégitimité résultera, précisément, de l'abus de situation, lequel se traduira par des conditions déséquilibrées, anormalement onéreuses, ou, au contraire, par trop lésionnaires »679. La situation de dépendance doit donc avoir été exploitée, ce qui implique un déséquilibre important du contrat, caractérisant l’élément objectif. C’est le sens de l’arrêt de 2002 dans lequel la Cour de cassation exige « l’exploitation abusive d’une situation de dépendance économique faite pour tirer profit

de la crainte d’un mal menaçant directement les intérêts légitimes de la personne »680. En l’espèce, une salariée tenta d’invoquer la violence pour obtenir l’annulation d’une convention avec son employeur, une société d’édition, lui conférant la propriété des droits d’exploitation d’un ouvrage, alors qu’elle était menacée par un plan de licenciement. La Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel au motif qu’elle n’avait pas constaté l’exploitation par l’employeur de la situation de dépendance de la salariée. Il n’est donc pas suffisant que l’élément subjectif soit établi, il faut en plus caractériser un abus qui se traduit par l’obtention d’un avantage excessif en faveur du contractant en situation de force.

Si l’élément subjectif et l’élément objectif constitutifs de la lésion qualifiée sont réunis – c’est-à-dire en cas de disproportion grave de la contrepartie résultant d’un abus de la position

677

[Traduction : désavantage manifeste.]

678

[Traduction : « un désavantage qui était évident en tant que tel pour toute personne raisonnable et indépendante qui considérait l’opération à ce moment en connaissance de tous éléments pertinents »]. BCCI v Aboody [1989] 2 WLR 759. Il convient de préciser que, dans cet arrêt, la Court of Appeal exige la démonstration d’un manifest disavantage tant pour la mise en œuvre de l’undue influence de façon générale, soit tant pour la presumed undue influence que pour l’actual undue influence. Cette solution a fait l’objet d’une révision par la Chambre des Lords à l’occasion de l’arrêt CIBC Mortgages plc v Pitt [(1993) UKHL 7], qui a établi le principe selon lequel le manifest disavantage n’est pas une condition pour l’application de l’actual undue influence.

679

V. P. CHAUVEL, « Violence », in Répertoire de droit civil, Dalloz, 2013, n° 32.

680 Cass. civ. 1ère 3 avr. 2002, n° 00-12.932, Bull. civ. I, n° 108 ; D. 2002. 1860, note J.-P. GRIDEL ; D. 2002. 1860, note J.-P. CHAZAL ; D. 2002. Somm. 2844, obs. D. MAZEAUD ; RTD civ. 2002. 502, obs. J. MESTRE et B. FAGES ; Defrénois 2002, art. 37607, n° 65, obs. E. SAVAUX ; CCC 2002, n° 80, obs. C. CARON, et n° 89, obs. P. STOFFEL-MUNCK.

de faiblesse d’une partie par l’autre – l’intérêt au contrat du contractant qui en est victime est insuffisant, de sorte que la sanction du contrat est encourue.