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Où Irving se met à bâtir un labyrinthe multidirectionnel, démultiplié et tournant

et

Où la Parole est transmise à la femme qui va s’éloigner pour toujours

« Je connais un labyrinthe grec qui est une ligne unique, droite. Sur cette ligne, tant de philosophes se sont égarés qu’un détective peut bien s’y perdre. »

J.L. BORGES - La Mort et la boussole

« Ma noble sœur, la sainte Nisaba, a reçu la règle à mesurer et garde à son côté l'étalon de lazulite ; elle diffuse les grands pouvoirs, fixe les frontières, marque les bornes, elle est devenue la secrétaire du pays... »

Enki et l’ordre du monde – Mythe sumérien

Mes carrés ont grandi. Je ne sais plus bien à quel moment on a cessé d’être dehors pour être dedans. À quel moment on a cessé d’être Ceux des Sables pour devenir Ceux de la Ville. Les Acrobates continuaient à pousser chaque fois un peu plus loin leurs chameaux ou leurs ânes qu’ils ramenaient chargés de bois de palmes et de joncs, et ne remarquaient pas à leur retour combien de carrés, semblables et seulement chaque fois un peu plus grands après tout, s’étaient ajoutés aux

précédents. Sitôt franchie la première porte ils s’écroulaient sans se demander s’il s’agissait de la même qu’à leur départ, posaient leur baluchon à l’intérieur de la première enceinte et s’endormaient sur la brique encore tiède du soir pour un long sommeil. C’est seulement quand ils se mirent à ne plus retrouver leurs parents, leurs frères, leurs sœurs ou leurs cousins (ou quand ils s’égarèrent en tentant de partir à leur recherche) qui, durant leur absence, avaient installé leur nid douillet chaque fois un peu plus loin eux aussi, transformant au passage le monde autour d’eux, voire leurs habitudes et leurs façons de faire, au point que si les premiers avaient pu les rejoindre il est probable qu’ils ne les auraient pas reconnus, c’est seulement alors que tous ont compris qu’une limite avait été franchie et qu’on s’est mis à dire Ceux de la

Ville pour ces lointains cousins qui faisaient leur vie

quelque part ailleurs, dans un des îlots que j’avais ménagés à l’intérieur de mes carrés.

Au début c’était une construction massive, quelque chose comme un gros gâteau sec de briques rouges qui avançait par une succession d’enceintes. C’est seulement plus tard que j’ai eu l’idée d’un enroulement de cercles qui suivaient mieux la courbe des sables que les pas de ces « éclaireurs » en quelque sorte – ou leurs paroles ? Le doute subsiste – semblaient pousser devant eux, sans cependant jamais rejoindre l’horizon, mouvement qui me permit en outre de suivre avec de plus en plus de précision, plus tard lorsqu’il fallut s’enrouler de plus en plus loin vers un ciel à l'horizon qui lui aussi avançait avec nous, ce qui plaiderait pour l’avantage à leurs paroles, mais comme je l’ai fait remarquer peu importe, nous faisions marche commune.

À ce jour l’horizon ni le ciel ne sont encore atteints. Ni le Temps.

L’idée du labyrinthe, je l’ai dit, m’était venue des bâtisseurs de la Grande Nuit. Je l’ai perfectionné. Le mien est multidirectionnel, démultiplié et tournant, chaque espace

en engendrant un autre où se perdre à mesure que, non seulement les pas mais les chemins, avancent. La bibliothèque, par exemple, dont je ne parle ici que pour mémoire, et qui est mon véritable chef-d’œuvre, permet « d’avaler » – si je peux m’exprimer ainsi, mais finalement c’est le principe même de ma trouvaille – chaque livre qui passe. Je ne révèlerai pas tous mes secrets, il y en aurait pour s’en emparer et en faire mauvais usage – Manhattan-Google était envahi de ce genre de pirates, j’ai appris à me méfier – mais je peux au moins dire que j’ai su utiliser la force de glissement des sables autant que leur résistance, pour élever, lorsque la nécessité m’en est apparue, une Tour qui a fait longtemps notre fierté, « le bâtiment qui se met debout » comme l’a appelé le vieux Tuborg, et que personne aujourd’hui, par la force des choses, ne remarque, depuis que chacun d’entre nous n’est plus qu’un des grains de sables qui la composent.

Peu à peu, quand nous nous sommes agrandis, le Conseil des

Anciens a chargé Harane d’accompagner le chantier, d’en être

la Récitante. Alors on ne parlait pas encore de Gardienne. Pour moi, elle en devint également le Scribe avant de prendre, bien plus tard, ses hautes fonctions au dernier étage de La

Tour. Ses carnets d'alors sont désormais exposés eux aussi

dans la vitrine du Grand Hall, enfin je dis carnets, à l’époque elle utilisait encore l’argile tendre à sécher, désormais nous n’avons plus guère que nos écrans, je ne sais si c’est « mieux » comme l'affirment certains, quand je me souviens de la vitesse à laquelle elle maniait le calame, creusant, trouant la chair molle de ces sortes de cœurs qu’elle allait ensuite offrir au soleil et où palpitaient, palpitent toujours – les mots restent brûlants de ce que nous avons été –, nos vies et nos rêves brefs.

Une jeune femme mince et douce cette Harane (enfin "jeune" selon les critères de Manhattan-Google, je pense qu’elle l’est toujours, en tout cas je n’ai pas remarqué de changement à la

dernière visite que je lui ai faite par l’Araignée n°1, celle qui m’est réservée), et qui parle peu en dehors de ses fonctions, c’est mieux ainsi, elle n’en a que plus d’attention au monde et aux autres. Plus tard, lorsqu’il a fallu choisir une Vigie je n’ai pas hésité, son regard, en apparence curieusement absent, semble traverser les épaisseurs et les distances sur une fréquence inconnue.

Avec son large bandeau sur le front pour se protéger du soleil, elle était capable de rester assise autant que le chantier durait, immobile, attentive, à la manière d'un chef d’orchestre qui perçoit le plus infime des sons dans la symphonie des instruments, notant les gestes des uns et des autres, le passage des femmes, le retour des « hommes des marais », la couleur de la terre, les cris et les rires, le décompte précis des charges sur les ânes, la voix têtue des enfants, le froissement des bottes de roseau, le floc d’une bouse de vache, le nombre des coups de masses et de burins, l’entassement des briques et le crissement des treuils, les pas hésitants d’abord, peureux parfois, puis de plus en plus rapides – et elle en notait la vitesse – de ceux qui empruntaient chaque soir ce que j’ai appelé depuis le « labyrinthe » – le sol de notre Hall désormais –, les chants d’Arouk, un des âniers dont on entendait la voix flûtée dès le matin, ses paroles et la portée musicale de ses variations fantaisistes (qui sont restées dans nos archives comme les soupirs et les bonheurs du chantier, ses difficultés aussi), en même temps que les histoires entrecroisées des uns et des autres, la vie enfin, le monde, qui passaient sous ses yeux avec l’agitation d’une ruche, mais aussi ce qu’elle en devinait, une moue, un regret, une fureur rentrée, un geste mal maîtrisé, une colère, un clin d’œil, les relations, invisibles souvent, des uns et des autres, si bien que j’ai pu, en lisant ses « carnets », retrouver non seulement tous les détails de la construction – détails qui seront une mine d’or pour d’autres architectes s’il en existe encore le jour où le temps sera inventé – mais tout ce qu’alors je n’avais ni

vu ni soupçonné et qu’elle seule avait traversé de ses rayons propres qui dénudaient les êtres et les choses.

À présent bien sûr ses doigts ne se jouent plus, à la vitesse d’une prestidigitatrice, des tablettes d’argile et des roseaux, ses pensées sont transmises instantanément au Cerveau

majeur qui se charge de les transcrire. Mais de là-haut où

elle est devenue notre Vigie, je sais qu’elle peut percevoir au plus loin et dans toutes les directions, l’œil sur une sorte de télescope intérieur qui se déploie – du moins à ce que je suppose – à l’infini.

Personne à part moi, l’Assemblée des Anciens, Leo – le peintre –, et bien sûr Harane, n’a désormais accès aux premiers stades de la construction dont chacun, à l’époque où elle a commencé à s’élever, pouvait admirer les « merveilles » que certains de nos plus vieux récits relatent, récits également conservés avec soin et mesure constante du degré d’hygrométrie derrière les vitrines du Grand Hall, alors qu’entre les îlots de quatre plèthres de côté chacun, on érigeait des poutres de palmier, les seules assez solides pour soutenir les fameux « jardins suspendus » qui ont fait la réputation de notre construction, afin de remblayer les espaces encore vides à l’intérieur du premier cercle, ainsi que les escaliers monumentaux aux flancs de ce qui ressemblait encore à un « gâteau », sortes de rambardes sur lesquelles au début les enfants usaient leurs culottes. Ça n’a pas duré.

C’est alors que j’ai fait la connaissance de Leo, le premier étranger qui surgit ici après moi. Il cherchait du travail et nous n’en manquions pas. Lui, il a prétendu ne venir de nulle part – était-ce vrai ? Je l’ignore encore –, pensant peut-être faire pièce ainsi à la phobie des étrangers dont les peuples rencontrés sur son passage, j’imagine, lui avaient appris à se défier, mais Ceux d’Ici, à cette époque encore intermédiaire entre les Sables et la Ville, eurent au contraire du mal à accepter cet « homme absent » comme ils

l’appelaient, qui ne portait aucune terre avec lui au bout de ses semelles ou de sa langue. Sans les images qu’il portait – en lui ? – je me demande s’ils l’auraient jamais accepté.

Car il y eut les images. Elles semblaient s’écouler de lui comme une sorte de sève inépuisable – il est toujours là d’ailleurs, à en produire –, où Alex, émerveillé, reconnut immédiatement son « théâtre ». « C’est de là qu’il vient » me dit-il, « son monde est dans la carapace de sa tête », et la rumeur s’en répandit aussitôt. Les bienfaits également. Les premières images étaient entrées chez nous et chacun en ressentit comme un renouveau, un souffle qui se mit à emporter avec plus de force les sables, la Tour-Ville, nos pas, nos paroles et nos rêves d’un même élan vers l’avant. Je n’ai pas besoin de préciser, tout le monde l’aura deviné, que Leo a eu immédiatement un contrat à durée pérenne, – comme Harane dont il devenait en quelque sorte le frère, sans doute est-ce de là qu’est née leur amitié –, non, comme vous l’imaginez peut-être, pour produire des images – les images, elles venaient toutes seules eût-on dit, il parlait en outre de leur puissance, le soir lorsque nous étions seuls à fumer longuement des sortes de narguilés tandis que tous autour de nous étaient en train de s’assoupir, avec des accents angoissés que je n’ai entendus que chez lui, comme si elles étaient une pâte, une matière dans laquelle il risquerait d’être englué, voire un monstre aux tentacules innombrables menaçant de le dévorer, il lui fallait donc absolument, disait-il, les tenir à distance –, mais embauché plutôt à monter avec nous les briques, et nous n’avions pas à l’époque trop de mains ni de moyens. C’est d’ailleurs lui qui remarqua le premier, son œil de peintre probablement, une nappe noire et brillante entre deux roches, ce naphte que l’astucieux Achille eut l’idée d’utiliser en colle pour les briques. Harane, elle, en fit du sel et de l’huile.

Il y a bien longtemps que les grues ont remplacé les palans et que les verrières, les miroirs ou les structures métalliques ont remplacé les briques, mais nos archives en ont

conservé notes et dessins – de la main de Leo – et je dois dire que de tous les Irving qui se sont succédés en moi – vous m’excuserez, c’est ainsi que je vois les choses – l'Irving d'alors (est-il le premier ? Je l’ignore) est le plus cher à mon cœur. C’est également lui qui a pensé, je ne sais sur quelle impulsion (celle de Sarah sans doute déjà, c’est ce que je dirais aujourd’hui), à faire bâtir un « quartier de la Sagesse » pour ceux, on les appelle des « philosophes » – sept, nous en avons choisi sept – qui observeraient le ciel. Ils sont bien loin de nous à présent – de plus en plus près du ciel mais leurs derniers calculs révèlent que celui-ci n'est pas encore atteint. Le sera-t-il jamais ? – mais ils transmettent leurs découvertes par impulsions au Cerveau

majeur, et on ne compte plus les immenses services qu’ils nous

ont rendus à traduire les chiffres des étoiles pour guider nos pas.

Oui, ce ne pouvait être que l'idée de Sarah.

XI