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DEUXIÈME MERVEILLE, MOUTONS, FLAMANTS, SAUTERELLES ET AUTRES ANIMAUX À DESSINER

Où Irving raconte comment il s’est initié aux

techniques de la construction chez les bâtisseurs de la Grande Nuit

« Sans doute il y a ici des choses qu’il ne vit pas, mais il les tient d’hommes dignes d’être crus et cités. C’est pourquoi nous présenterons les choses vues pour vues et les choses entendues pour

entendues en sorte que notre livre soit sincère et véritable sans nul mensonge, et que ses propos ne puissent être taxés de fables. »

MARCO POLO – Le devisement du monde « J'ai incliné le ciel sur la Terre. » LE LIVRE DE JOB

Une porte. Voilà bien la fameuse « Porte du ciel », me suis-je dit. Mais elle était minuscule et j’ai dû me resserrer sur moi pour la franchir. De l’autre côté il faisait nuit, quoique sous une immense clarté d’étoiles, et ce fut ainsi durant tout mon séjour chez ceux dont je vais parler. J’ai compris que j’étais passé au « verso » du monde. Le dessin que j’en ai tracé sur mon carnet pour un éventuel retour ou pour mes successeurs, représente la porte, minuscule, je l’ai précisé, ce paradis, si c’en était un, n’était pas pour les obèses et nous en avions beaucoup à Manhattan-Google, au moins je ne risquais pas, me dis-je, de rencontrer un pays. J’ai dit « porte », j’aurais peut-être dû dire « trou », néanmoins j’affirme que je ne suis pas tombé et me suis simplement retrouvé comme sur une nouvelle page, de l’autre côté d’une sorte de feuille. Le nom étant la première attribution de l’existence, j’ai appelé ce lieu « antipodes », nom qu’il porte sans doute encore s’il n’a pas disparu derrière moi, comme je le crains de plus en plus, lorsque j'ai choisi d'aller porter mes pas ailleurs.

Une chose était sûre, j’étais cette fois dans des lieux habités. Mais anciens, comme usés, dégradés par le temps (au moins j’ai su qu’en tout cas je n’avais pas quitté celui-ci, c’était un réconfort, aujourd’hui j’aurais tendance à penser l’inverse) où des bâtisses appelées « maisons » – nous en avions eu à Manhattan-Google mais il y avait si longtemps que je ne les connaissais que par de vieilles gravures et la description qu'en faisaient les textes les plus anciens – s’entassaient les unes contre les autres le long de chemins pavés de grosses pierres, enchevêtrées de telle sorte qu’aux fenêtres ou dans ces chemins (« ruelles » m’ont-ils appris

ensuite) s’enchevêtraient également des êtres humains, des nains à vrai dire, et j’ai compris la petite porte (peut-être ceux-là ne voulaient-ils pas non plus d’étrangers chez eux ?) comme on en trouvait quelques uns chez nous dans les foires.

Première surprise j'étais arrivé sur une île. J’ai pensé alors que le monde était un archipel de terres, les unes au milieu de l’eau, les autres en plein ciel. Comment dès lors indiquer ma route aux aventuriers du futur ? Heureusement j’avais les métaphores pour m’aider.

Une chose était sûre, j’étais loin de Manhattan-Google et de ses procédés de duplication, réplication à l’infini. Les images, ou plutôt les livres d’images qui avaient chez eux la préférence, ici ils les écrivaient à la main, vous pensez le temps ! Il n’en restait plus beaucoup pour recopier tout cela, ce qu’ils faisaient néanmoins avec application, dans des endroits réservés, hantés par les vents d’hiver et les morsures de la glaciation, ce qui, je le ferai remarquer au passage, ne favorise pas la reproduction, mais peu importe. S’ils ouvraient ainsi une voie dangereuse, au moins, au rythme auquel ils allaient, ils ne faisaient pas grand mal, comme me le fit remarquer un de leurs copistes à tonsure – une façon qu’ils avaient d’indiquer leur identité et leur fonction –, et j’ajouterai que le contrôle – oui, c’est devenu un peu mon obsession –, était aisé.

Mon arrivée soudaine, comme si je surgissais de nulle part (c'était du moins l'impression que j'en avais, comme si le ciel s'était soudain déchiré et que j'avais été happé par un trou) ne sembla pas les étonner. Voyaient-ils souvent des imprudents comme moi s'égarer ainsi ? Ou à l'inverse, ces occasions étaient-elles si rares que cela explique qu'ils m'aient fait fête à ce point. Une chose est sûre, pour mon bonheur et ma sécurité ils ne repoussaient pas les étrangers. Ils s’intéressèrent même beaucoup à mon voyage jusque chez eux dont ils recopièrent les détails sur leurs cartes du monde et j’eus la satisfaction de voir qu'ils les représentaient eux

aussi sur une grande page, quoique d’autres, qui me parurent plus fantaisistes, en faisaient une sorte de coffre à l’intérieur duquel on voyait des rivières monter à la verticale faisant tourner la lune et les étoiles autour d’une haute montagne, je ne me prononçai pas, peut-être était-ce un monde que j’avais encore à découvrir. Page qu’au fur et à mesure qu'ils découvraient le parcours en zigzags sur mon écorce, ils décorèrent minutieusement, comme tout ce qu’ils faisaient, de dessins qui n’avaient pas grand chose à voir avec ce que je leur avais rapporté – avec la même minutie –, drôleries qui sans doute, me dis-je, leur permettaient d'égayer leur longue nuit en l'illuminant (eux disaient : "en l'enluminant" mais sans doute cela revient-il au même) : hybrides dragons ou échassiers à tête d’humains, renards tirant à l’arbalète, grylles composés d’une tête, d’un phallus et d’une paire de jambes, un lapin musicien ou des loups à l’attaque d’un château…

Eux aussi construisaient. D’étonnants gratte-ciel qui surgissaient soudain sur la forêt de leurs maisons basses et entortillées, non pas de verre et d’acier comme les nôtres, mais de pierre et de bois troués de temps en temps de cercles – « rosaces » me dirent-ils – qui me semblaient serties de pierres précieuses, bâtiments d’autant plus étonnants que personne n’y habitait. J’ai compris qu’ils voulaient atteindre le ciel par ce moyen. Je me suis gardé de leur dire ce que je commençais à deviner, moi qui voyageais : qu’ils risquaient plutôt de trouer une feuille au-dessus d’eux et de passer sur une nouvelle page, car j'en étais là de mes déductions, me représentant désormais le monde comme un Grand Livre.

Néanmoins je dois reconnaître que c’est auprès d’eux que je me suis formé, moi qui avais toujours vécu au milieu des livres, aux techniques de construction avec des moyens simples qui m’émerveillaient par leur ingéniosité (pensez un peu : l’élévation des gratte-ciel de Manhattan-Google comparée à la leur me sembla alors rudimentaire !), et je remplis plusieurs carnets (aujourd’hui exposés derrière les vitrines du Hall

d’entrée de La Tour, ou de La Ville si vous préférez) de notes et d’esquisses de roues, certaines à l’intérieur desquelles dansait un homme pour en actionner le mécanisme, d’autres à remonter l’eau, actionnées par un mouvement perpétuel, cylindres, vis à élever les poids – qu’ils disaient « d’Archimède », j’ai cru comprendre que c’était un de leurs anciens savants –, grues à manivelles se dépliant d’étage en étage, et bien d’autres merveilles que vous aurez du mal à croire telles que je vous les rapporte et néanmoins que j’ai vues de mes propres yeux : des hommes traçant à l’aide du cou de deux flamants un angle droit parfait, certains qui tiraient des traits grâce à une sauterelle, et d’autres qui se servaient d’un mouton pour dessiner au sol un rectangle d’or. Je reconnais non seulement m’être inspiré des outils de leurs architectes, qu’ils nommaient parfois « docteurs ès pierres » (ici peut-être serais-je « docteur ès sables » ?), cannes à mesurer, cordes à nœud, plombs et archipendules dont l’usage m’a été précieux lorsque je me suis mis à construire à mon tour. J'avoue avoir également importé ces labyrinthes dont j’avais copié le dessin et qu’ils plaçaient au centre du pavement à l’intérieur de leurs « perce-ciel », flèches à dentelle étonnantes dont néanmoins je n’ai pas retenu l’idée pour notre Tour car comment imaginer bâtir le monde avec une forme qui se rétrécit ainsi ?

J'avais encore beaucoup à apprendre d'eux lorsqu'hélas le hasard d’une houle de vagues un jour que je m'étais trop approché du rivage, me jeta loin d’eux sur une autre île. Celle-là je n’ai pas eu le loisir de la nommer, d’autres étaient passés là avant moi et par quelque mystère elle existait encore, les habitants (du moins celle que je rencontrai) la désignaient par « Civao », un nom où bien entendu je reconnus la Cipangu de Marco Polo mais non ce qu’il y avait observé et qui remplissait à l’étage des mythes un bon rayon de bibliothèque à Manhattan-Google. J’en ai conclu que nul ne voit la même chose, et j’ai craint, mais pour l’instant

je préfère ne pas retenir cette hypothèse, que le monde ne soit différent pour chacun.

Je les ai donc abandonnés à leur Grande Nuit mais être, comme moi, continuent-ils à errer quelque part, peut-être la houle emporta-t-elle un jour suivant, ces puissants bâtisseurs, vers d’autres lieux du monde où ils auront, j’imagine, recommencé à construire.

Je ne sais combien d’étendue d’océan déchaîné je parcourus, accroché à une planche de bois dont je m’étais saisi au moment du désastre, avant de manquer me rompre le cou sur des roches aigues et me retrouver par je ne sais quel miracle ou le bon gré de quelque dieu ou déesse, inanimé sur une grève à l’abri des vents.

Quand j’ouvris les yeux, une jeune fille qui me dit s’appeler Nausicaa, penchait vers moi ses grands yeux de source claire…

VII