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Où Harane monte les parois transparentes de son "Théâtre"

« Il y a pour chaque moment une histoire distincte ajoutée à des millions d’histoires, toutes différentes, et avec des souvenirs qui resteront à jamais sous la surface. »

JANET FRAME – Ma terre, mon île

« Comme Orphée, je descendrais dans l’enfer de l’art pour en ramener la vie. »

BALZAC – Le Chef-d’œuvre inconnu

« Un jour nous serons prisonniers des images. Il n’y aura plus rien du tout dans cet enfer. Que des images. Et le supplice ce sera ça : nous les regarderons passer et repasser à l’infini en nous » m’a dit un jour Irving qui a gardé le souvenir du Manhattan-Google de sa jeunesse d’où la vie, la vraie vie, avait presque disparu, dit-il, remplacée par des reproductions de reproductions, mangée, ruminée, transformée en « mondes virtuels », c’est ainsi qu’on les appelait, « même les lieux, tu crois qu’ils sont à toi, à tes yeux, tes rêves ? » ajouta-t-il. « Chacun est le ravisseur des lieux des autres – et je ne parle pas des êtres, tous des Barbie surdéveloppées dont on ne sait pas quel numéro de reproduction leur est attribué –, au mieux tu es propriétaire-voleur ». Bon, mais

Manhattan-Google a disparu et nous faisons l’inverse : les

images c’est moi qui les mange. Je ne me contente pas de les ingérer, d’ailleurs, je les plante toujours quelque part et elles s’y plaisent, elles poussent, se multiplient, je suis la SPA des images abandonnées, Leo m’appelle plus gentiment « jardin aux images ».

Au début, outre mes classements infiniment longs en vue de les répertorier, je me suis contentée de les jeter dans le feu

pour alimenter nos brasiers du soir – et Leo y participait avec allégresse, lui qui a de reste dans ses cartons de nombreuses chutes d’images –, au moins elles étaient utiles et dégageaient de belles flammes vigoureuses qui alimentaient le

Souffle, une façon pour elles de renaître, elles s’embrasaient

d’ailleurs souvent mieux que bien des paroles, je l’atteste, un véritable bonheur que de les voir s’élancer, sans compter que cela calmait leurs ardeurs sabbatiques et me donnait un peu de repos. Une occupation qui avait le mérite d’accompagner avec nonchalance nos causeries tout en nourrissant le brasier universel, enfin si j’en crois les théories d’Irving. C’est lui, le passionné de jeu de Go, qui nous a suggéré, lors d’une de ses visites, d’en faire les pierres du jeu.

Autre usage et somptueuse idée. Il faut dire qu'elle a exigé de moi de nouveaux classements – mais vous avez deviné que le plaisir de classer est un de mes péchés mignons –, un certain nombre de nuits de veille à décider quelles images seraient noires, lesquelles seraient blanches, sans compter les cas ambigus, qui sont, il faut bien le dire, les plus nombreux, voilà, je le signale au passage, qui a beaucoup appris à l’écrivain (futur) quant aux nuances de l’éclairage. Leo et moi nous y retrouvions tous les deux, il composait un tableau en avançant sur le goban, de mon côté je m’intéressais à la vie et la mort des images, celles qui se faisaient coincer, enfermer et ne pouvaient plus avancer, étouffant dans un monde où elles n’avaient plus rien à faire, ou bien aux chaînes d’images et leur degré de liberté, vous ne me croirez peut-être pas mais c’est toujours le plus important, sinon, voyez-vous, quand on se met à écrire une histoire – et un jour je m’y suis mise –, celle-ci coule comme le sable, rien ne l’arrête, le sable, nous étions en train de découvrir avec Irving qu’on ne peut le laisser avancer n’importe où, n’importe comment.

n’ai que l’embarras du choix –, j’ai appris à suivre autrement les chemins des histoires. À les raconter à rebours par exemple, à effacer les événements désagréables, à les parcourir dans tous les sens. Certains s’y perdent mais c’est une habitude à prendre, il y a des sorties un peu partout, des carrefours auxquels on n’avait pas fait attention, ou bien un fil qu’on vous tend par hasard. J’ai appris à revenir autant de fois que je le désire au point de départ, ce point – invraisemblable – où surgit ce qui existait et n’existait pas, le possible et l’impossible à la fois, l’ange qui vous frôle de son aile.

Pour Leo et moi, le jeu en a été renouvelé et d’un plaisir chaque fois plus subtil dans sa variété avec la découverte d’un lot nouveau d’images, noires ou blanches, tirées par chaque joueur au départ. Pensez aussi à celui de capturer les cavaliers de l’Apocalypse, le cercle muet de toute lumière ou les trois Parques grâce aux 7 chandeliers d’or, au pâtre promontoire au chapeau de nuées, aux doigts de rose de l’aurore, au baiser de la reine, à la douce nuit qui marche, aux marées de l’amour ou à l’Agneau mystique. Des configurations en naissaient, des idylles s’ébauchaient – mais aussi des impasses – qui menaient naturellement à des milliers d’histoires possibles.

La véritable idée, la meilleure, celle par laquelle il a réussi à me convaincre d’écrire, c’est Leo qui l’a eue lorsqu’il a suggéré de jouer avec ces possibles, « songe à toutes les histoires qui sont contenues dans chaque image, et tu verras le nombre de parties que nous pourrions faire. » Innocemment j’ai alors accepté de les écrire. Mais c'est qu'avant de les mettre dans le sac à histoires où les piocher, il fallait bien les fabriquer. « Sac à histoires » c’est une expression d’Alex qui prétend enfourner toutes celles qu’on lui raconte à l’intérieur d’une sorte de sac de marin usé qu’Irving lui a offert, un sac avec lequel il a fait, lui

Irving, dit-il, le tour du monde, et qu’à présent Alex, trimballe toujours sur son épaule comme une sorte de médaille d’honneur de leur amitié. J'étais naïvement persuadée d’en venir aisément à bout, après tout n’avais-je pas déjà non seulement répertorié avec minutie toutes celles que j’avais dévorées – prises, je le ferai remarquer, dans le vaste corpus des livres dont j’ai la charge – mais également, croyais-je, leurs innombrables bifurcations ?

Aujourd’hui je comprends que Leo m’a bien eue et que l’ensemble infini des histoires à écrire est encore devant moi – quoique déjà à l’intérieur de notre infinie bibliothèque, écrire, voilà ce qu’il faut dire d’abord, c’est plonger dans la nuit –, mais cela fait partie de ses farces et, disons-le également de son immense amitié, la vraie, la seule, celle qui vous offre ce que vous êtes.

Attention, les histoires je ne les extrais pas toutes de mon répertoire d’images, Leo m’en fournit un grand nombre déjà élaborées – je pense qu’il lui arrive d’en chiper en douce à Alex ou de les troquer contre quelque invention destinée à aménager l’abri souterrain de la bande de gamins, je n’exclus pas non plus qu’Alex soit un fournisseur attitré et malicieux –. Leo donc en rapporte de ses séjours chez Ceux d’en bas une pleine brassée, rien de plus facile, il sait flatter les uns et les autres, surgir au moment où chacun s’élance, ravi, sur le podium du héros – il faut bien dire que du plus vaniteux au plus timide, du plus brillant au plus falot (celui qu’on oublie toujours dans son coin), chacun aime grimper sur ce podium où le voilà soudain important, roi du ballet des étoiles et des constellations à faire graviter autour de son monde –, et chez nous personne ne se prive de ce plaisir, personne non plus ne songerait à en priver qui que ce soit, cela fait partie de la plus élémentaire des politesses. Certains jours, quand Leo surgit, échevelé, les joues rouges d’excitation –

mais je m’aperçois que je n’ai pas présenté Leo, à quoi pensais-je, en réalité une véritable boule de feu en mouvement, si mal contenue dans l’espace pourtant confortable d’une carrure de géant qu’elle semble exploser dans ses gestes, sa voix (rare, les paroles ce n’est pas son fort), sa chevelure (de véritables filaments électriques plutôt), capable néanmoins, pour mon plus grand étonnement, de s’immobiliser des heures, des journées (des siècles ?) les yeux vides, absents, noyés de brume, devant la toile blanche, le damier d’une de nos parties, le brasier de nos images et de nos paroles, ou le ciel. Voilà, désormais vous savez à quoi ressemble Leo –,

alors je sais que la récolte a été bonne. Il ne nous reste plus qu’à mettre un peu d’ordre, décomposer, recomposer une matière bien souvent brute, décider de la dominante noire ou blanche – matière à discussions innombrables, voire désaccord, dans le doute l’histoire est alors mise au rebut –, voire transposer les éléments de l’une dans l’autre, de quoi, vous le devinez, avancer nos pierres désormais animées, dans des directions imprévisibles que bien souvent d’ailleurs le blocage des issues par l’adversaire aide à inventer.

La trace de nos recherches, de nos hésitations, de notre progression et des avancées laborieuses ou bondissantes, est dans les cahiers que j’ai tenus de cette aventure, mon écorce à moi, mon Théâtre. Ils en conservent le Souffle, nos

souffles, pour qui saura les y reconnaître. Une illusion sans

doute, mais à chacun la sienne. Mon Théâtre, lui, est vaste, fait de parois transparentes qu’on monte et abat à son gré, espaces de miroirs sitôt disparus qu’apparus où des clés invisibles ouvrent et ferment des lieux encore à créer. L’obscurité y est dense, nul ne sait en avançant à tâtons, s’il vient de s’emparer d’un fauteuil dans la salle ou sur la scène.

Leo suggère que je rassemble ce qui n’est peut-être que la compilation de nos stratégies et de nos échecs successifs, bref de notre histoire, dans un ensemble unifié semblable au tunnel de tableaux dont il accompagne la création en marche d’Irving, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’une histoire, elle, est un monde chaotique. Que moi, ou qui que ce soit derrière mon dos quand je n’y serai plus, change le moindre détail et tout sera modifié. Je ne peux rien dire, j’ai procédé de même.

Il m’arrive de me demander si le monde d’Irving est aussi fragile que le mien. Si c’est le cas, et rien n’interdit de le penser, alors il s’invente à chaque seconde lui aussi.

LIVRE TROISIÈME

Deuxième Partie

Le Livre d’Harane

L'Écrivain

ou

Le Théâtre vide