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Où l'on apprend qu'Harane décide d'écrire le Livre des Livres

« Cette période sorcière où chaque brin du monde donnait lecture des possibles du monde. »

PATRICK CHAMOISEAU - Une enfance créole I -

Antan d’Enfance

« Mais aux pires moments je sais que rien au monde ne pourrait m’obliger à partir.

Quelque chose ne se dément pas :

l’impression que je suis ici à ma place exacte. Pour le reste l’incertitude… » JEAN-PIERRE ABRAHAM - Armen

Pour ceux qui me chercheraient, je suis la plupart du temps derrière la fenêtre la plus haute, et ce dernier étage, le mien, est inachevé. Il le restera. On dirait à le voir (oui, je le vois lorsque je change de dimension, vous le savez les écrivains grandissent ou rapetissent à volonté, une façon de se glisser en douce dans tous les mondes possibles) qu’à ce niveau les murs de La Tour ont été retirés par l’architecte, laissant apparaître une vue en coupe de l’intérieur (un appartement témoin en quelque sorte, et moi témoin également je suppose) pour un personnage qui pourrait être assis à son bureau à l’intérieur d’une niche, une des arcades à ciel ouvert. Très élaborées les arcades, je dois dire que l’idée des baies géminées est excellente, j’ai un faible pour la lumière lorsque j’écris.

Quant à Leo c’est là qu’il a coutume, lorsqu'il vient, de planter son chevalet, ici, à mon étage, dans le dernier boyau en colimaçon de la Tour, réplique de ceux que les enfants ont découverts et à l’intérieur desquels ils se promènent, qui sont à la fois nos viscères et nos catacombes. Car il a bien

fallu créer un lieu pour nos détritus et nos morts. Le tri se fait en bas soyez rassurés, quoique certains prétendent qu’il n’y a pas de tri. L’immensité de nos déchets si vous songez qu’ils arrivent de partout – et nous ne cessons de nous agrandir conformément au projet d’Irving –, collectés à tous les niveaux et dans toutes les directions, ainsi que l’innumérabilité de nos morts, aussi nombreux que les vivants, c’est-à-dire en nombre infini puisque en raison de l’absence de temps nous sommes tous à la fois vivants et morts (pour votre gouverne voilà comment un ensemble infini peut aller se loger à l’intérieur d’un autre), les uns et les autres centralisés, chacun de leur côté je vous rassure, par une machinerie complexe.

Ce monde du monde dans les profondeurs, parfaitement invisible, sauf aux yeux des enfants et aux miens (Leo prétend le voir également, j’ignore si c’est exact mais une chose est sûre, chacun de ses tableaux fait apparaître ce cæcum à sa façon) ce monde serait, dit-on, le Ur-labyrinthe construit par Irving (je ne le signale que pour mémoire puisque j’ai décidé de tout dire, mais on sait que chaque innovation s’accompagne de son lot de légendes, pour moi je ne me prononce pas) et qui s’est expansé à mesure de notre avancée, on a tendance à oublier ses origines, mais elles, elles ne vous oublient pas et vous suivent.

Revenons, si vous le voulez bien, à mon étage. Qui n’est pas, au cas où vous l'auriez oublié, le dernier mais le premier, et ceux qui s’empilent au-dessous de moi en me poussant, me rapprochent un peu plus du ciel au fur et à mesure.

C’est là que je suis le mieux, au-dessus donc de tous ceux qui, ainsi poussés, ont été plus ou moins construits sur le vide, menaçant parfois de tomber (mais, si nous ne sommes certes pas à l’abri d’une catastrophe, effondrements de terrains, gisements nucléaires toujours imprévisibles, Irving

connaît son affaire, nous lui faisons confiance), encore en attente bien sûr de contrebutements, et plus tard, bien plus tard, ne soyons pas pressés, le monde ne se construit pas en un jour, de locataires. À le voir en l'état actuel, l’ensemble de la construction pourrait être dit ébréché, voire par endroits comme sauvagement coupé, et cependant solide, prêt à pousser d’autres étages sous les autres – qui a jamais pensé qu’aucun monde pouvait être parfait ? – et en arrière-plan le ciel est bleu.

Au total je ne suis pas mal là où je suis.

Car tout de même, avec l’enroulement déroulement de la bibliothèque, c’est l’infinité des paysages, des êtres, et des situations du monde qui défile sous mes yeux, lentement, royalement, non seulement pour que je mémorise chacun des livres, que je puisse vérifier l’exactitude de leur place ou que je rectifie d’une pichenette taquine, amicale, parfois un peu brusque – cela arrive –, leur alignement, mais aussi pour que chacun se fasse admirer au passage dans une sorte de pirouette ou clin d’œil mental. Songez à tout ce qui passe ainsi devant moi ! Plaines, océans, montagnes, déserts et villes, d’ici j’ai un poste d’observation imprenable sur les mondes, l’immensité de ceux-ci. Inventés dit-on, croit-on. Mais non, réels. Réels pour ceux dont ils ont surgi, et pour moi aussi désormais, qui en ai mangé les images à petits morceaux, petits puzzles de papier, qui les ai mâchés, ces mondes, ingérés, caressés de toute ma salive digestive jusqu’au labyrinthe intestinal de mes rêves d’où je les vois surgir, avec désordre et anarchie, voire rébellion parfois, mais avec amour finalement, c’est du moins ce que m’affirme Leo, comme tout ce dont nous nous sommes nourris et qui nous redonne au centuple ce que nous lui avons pris. « Allaitement d’enfant anthropophage qui n’en finit pas de dévorer sa mère », dit-il à sa manière (forcément) imagée, un allaitement

que, si l’on sait regarder, on retrouve dans ses tableaux, derrière la ruine même et le délabrement des formes.

Et quelle variété, songez un peu !... Mer du temps perdu et ses dépendances innombrables, de l’île des Houyhnhnms à l’archipel des citrouilles non loin du rivage des Syrtes ou des falaises de marbre, montagnes de cendre et d’ombre au-dessus des déserts de l’Exopotamie ou des Tartares – mon préféré, et que je contemple jusqu’à l’infini dont il m’ouvre l’horizon lorsqu’il a l’occasion de repasser devant moi –, plaines de Caïn, étendues mouvantes, et glissantes à perte de vue, de la Grande Garabagne, monde brûlant et brûlé des terres du comté de Yoknapatawpha, bois perdus et enchevêtrés de la Gaste Forêt, ou plages de sable fin du lac des vagues mugissantes au pays des Rutabagas, minuscules bourgades de la Manche ou villes tentaculaires – dédales de Métropolis où il m’arrive d’errer –, et je passe sur l’étonnante variété architecturale, tours penchées ou non – dont, selon moi, Irving a rapporté le modèle de ses voyages et dont il lui arrive de s’inspirer –, châteaux endormis, chaumières, forteresses ou abbayes de Charabia, sans oublier Thélème du Bon repos dont je rejoins les jardins (généralement lorsque je sors de Manhattan-Google (ils sont voisins) qu’à mon grand étonnement j’ai découvert dans un des livres (mais peut-être est-ce un faux placé là par Irving), et tant d’autres… Seul l’archipel de la Sagesse manque au catalogue. « Détruit par erreur » dit une étiquette que je laisse figurer en lieu et place, sait-on jamais…

Autant dire que je ne m’ennuie jamais, que ce paysage (lors même que je ne le regarde pas, images subliminales en quelque sorte, ce qui me permet de vaquer à mes nombreuses occupations), m’est un compagnon de bonheur. De risque aussi j’y reviendrai, mais parlons plutôt pour l’instant des rencontres inattendues, des surprises, des foucades, des passions pour ces êtres qui viennent vers moi, car le

peuplement de ces mondes est aussi varié que leur paysage. Mains tendues, bras ouverts, hurluberlus ou guindés sous leur chapeau haut-de-forme à la Pickwick, certains dans leur délicat savoir vivre ou leur inquiétude soigneusement masquée, Jane Eyre si touchante dans son sérieux décidé, Hidalgo au long cours, dames au chapeau vert, royale Sanseverina ou Puck farceur, songez à tous ceux avec lesquels il m’est possible de tenir conférence lorsqu’en panne de conseils je vais les consulter, à ceux que je dois déloger au fond de leur coquille intimidée, les intrigants et les grandes dames, les fierabras et les évaporées ou les joyeux drilles rubiconds et joviaux qui déambulent au milieu de foules où je dois les dénicher, les débusquer. Songez à nos conversations longues ou brèves lorsqu’il leur arrive de quitter leur logement et on conviendra que l’immensité de mes locaux leur permet de le faire sans hâte ni dérangement aucun de l’ordre auquel ils sont assignés (je ne l’ai pas précisé mais il va de soi qu’ils conservent leur ordre d’entrée, tout autre, qu’il soit alphabétique ou thématique, ne pourrait aboutir qu’à un désordre infini). Songez à tous ces signes que nous échangeons – je parle des habitants de ces livres qui après tout n’en sont que les locataires –, saluts mitigés, parfois secs, dont certains se contentent de me tirer la révérence au passage, ou explosion de joie débordante que d’autres, sans me vanter, manifestent à retrouver l’amie perdue.

Il arrive aussi qu’ils déambulent la nuit. J’entends leurs conciliabules ou des gémissements, des récriminations – j’ai beau tendre l’oreille ou tenter d’intervenir et de me faire reconnaître, c’est fini, plus personne quand j’arrive – voire des bruits de lutte au milieu desquels il m’est arrivé d’identifier les voix de d’Artagnan ou Pardaillan mais impossible de pincer le coupable, plus aucune trace au matin.

Les images elles aussi déambulent. En moi. Je les laisse aller, découvrir les dimensions de leur monde, se faire une place, tâter les murs, explorer les fissures, elles me parcourent, réseau de veines, de veinules qu’elles créent au fur et à mesure, je suis leurs avenues, leur mail, leur jetée, leurs allées, leurs sentes, parfois leur cul-de-sac mais elles sont trop habiles pour se laisser prendre aux pièges. On pourrait penser qu’un jour il ne restera plus de place pour les nouvelles arrivantes, mais non il y en a toujours – peut-être le cerveau est-il construit sur le modèle du monde d’Irving ? –, je les laisse faire connaissance de leurs voisines, mais aussi de moi, leur propriétaire, qu’elles tentent d’apprivoiser, séduire, subjuguer quand ce n’est pas corrompre avec quelque promesse retorse que je dois savoir repousser de toute mon énergie, et rien n’est plus difficile quand on sait le doute qu’elles sont capables de semer. Bref elles prennent position, ou plutôt elles prennent possession de moi, elles qui ont su pulvériser les livres, naître de leur dissolution et s’échapper, se recomposer avec un pouvoir diabolique. On croit que chaque texte s’est contenté d’inventer des formes, bien sages, bien nettes, aux contours bien arrêtés, détrompez-vous, les images sont des forces en mouvement capables de tout renverser sur leur chemin. Un chemin d’ailleurs qui ne mène nulle part, mais pas toujours, et peu leur importe à vrai dire, elles se perdent et se retrouvent de façon incongrue dans ce labyrinthe qu’elles créent en avançant et que certains appellent « mémoire » dans les vieux grimoires de ceux pour qui le temps existait.

Finalement je dirais que je suis pour elles une sorte de « jardin des délices » où elles se livrent aux plus étonnantes inventions, marchant à l’envers, dansant, se contorsionnant, lave d’énergie en fusion, espace d’impatience, de fureur de vivre et de rebuffades qui me transmet souvent sans que j’en aie conscience, la liberté jaillissante de leurs excentricités acrobatiques.

Je ne dirais pas pour autant que la paix règne entre elles. Les plus faibles périssent assez vite sous l’assaut des autres, certaines font alliance, constellations d’images à qui il arrive de prendre le pouvoir un peu vite et qu’il faut savoir débusquer des forteresses dans lesquelles elles ont su s’enfermer. Parfois c’est même à une guerre impitoyable qu’elles se livrent et dont je suis la première victime, songez aux cris stridents, véritables déchirements capables de produire les pires cauchemars et de faire des autres d’innocentes récréations, aux chutes dans des gouffres dont je sais que de longtemps elles n’auront l’occasion de ressurgir – ni moi peut-être avec elles, tant nos destins sont associés –, au vent de leurs ailes noires capables de vous frôler d’une sorte de terrifiante folie, aux lancers de projectiles, missiles et anti-missiles dont je suis le terrain obligé, enfin aux matins désenchantés, aux désastres des morts qu’il me faut dénombrer sur le champ de bataille – mon bureau –, en désordre, semblable à celui de Waterloo sous les yeux d’un Fabrice, tableau dont j’imagine qu’il risque de décourager ceux d’entre vous qu’aurait pu tenter la fascinante quoique dangereuse exploration de ce continent inconnu.

Il m’a fallu, je le reconnais, beaucoup de persévérance, de patience et d’expérience pour apprendre à entrer dans la cage aux fauves et en maîtriser l’anarchie. Je le dois à Leo qui en matière d’images, on le comprend aisément, est un maître incontesté. J’ai appris grâce à lui d’autres gestes, d’autres approches. J’ai appris à creuser des tunnels à l’intérieur de moi, jusqu’aux lieux les plus reculés où elles avaient su se retrancher, à me laisser glisser lentement, soigneusement maintenu aux parois du monde connu, le long des puits infinis où elles avaient été se loger, à me faire feuilles et plumes pour avancer vers elles en silence, à me faire bâton fouisseur creusant, fouillant les terres dans lesquelles elles s’étaient enracinées, à me faire fleuve, force moi-même à l’assaut de leurs roches, de leurs lances à

éroder, découpant mes empreintes sur leur peau minérale, portant dans mon flux, façonnant en formes, en visages, en lieux, la résistance qu’elles m’opposaient.

À me faire écrivain donc.

Délogeant au fond du puits les histoires endormies dont chacune d’elles était venue poser les germes.

Au milieu de tant de désordre vous devez vous demander comment je parviens à maintenir l’ordre indispensable de la progression. Les images se volatilisent, décomposent les livres et leurs histoires. Quant à ces derniers ils profitent de toutes les occasions pour fuguer. Et ils sont malins. J’ai beau scruter soigneusement leurs étiquettes, vérifier que chacun des locataires est bien rentré chez lui à l’aube et non dans le livre voisin, je n’en ai jamais pris un en faute. Heureusement non plus, aucun d’eux, pris de vertige ou d’envie suicidaire, n’a basculé dans le vide, ce dont non seulement je serais tenue pour responsable, mais une légende veut que si un seul venait à tomber, La Tour s’écroulerait et qu’alors probablement chacun de ces livres et de leurs images ainsi que leur précieuse progéniture, jusqu'ici soigneusement préservés, protégés, s’éparpilleraient à la surface du monde dans une invraisemblable confusion où peut-être ils ne se reconnaîtraient plus jamais, séparés désormais les uns des autres par le plus grand malentendu de l’histoire.

C'est vous dire l'importance de mon rôle, voire sa gravité si je peux oser une comparaison avec celle dont Achille prétend qu'elle s'exerce sur notre Tour (et même sur chacun de nous, pensez un peu !) et dont il fait et refait constamment les calculs entre deux descentes à l'intérieur des "boyaux",

Enfers selon certains, où il pense en trouver la clé (il parle

plutôt de Loi) pour en évaluer la menace. Quoique j'aie tout lieu de penser qu'Achille élucubre parfois un peu (il a même prétendu un jour que les allées et venues de "mes" livres en

sont une manifestation), je prends, je dois prendre au sérieux tous les risques. Ces livres – et leurs images ! – c'est le Monde voyez-vous. Le seul monde, le nôtre. Je me garde bien entendu de m'en ouvrir à Irving pour ne pas le contrarier mais sachez que j'ai entrepris un Livre des livres à ingurgiter au dernier moment et emporter avec moi dans l'Inconnu d'un autre monde possible. Au cas bien sûr où je réchapperais du désastre.

Afin de multiplier les chances de survie, j'en ferai quelques copies à confier aux plus agiles mais également aux plus sages d'entre nous, Harane bien sûr, Alex le malin peut-être, et Achille pourquoi pas. Pour Irving j'hésite, nos conceptions divergent. J'en parlerai à Harane.

Ma seule crainte est de ne pas achever l'œuvre des œuvres assez tôt. D'être rattrapée par l'invention du Temps.

IV