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Où l'on découvre que l'écrivain à son tour décide d'inventer le monde

« Je me trouvai sur le bord de l’abîme de douleur, où retentit le tonnerre d’infinis hurlements. Cet abîme était si obscur, si profond, si sombre, que jetant mes regards au fond, je n’y discernais aucune chose. » DANTE – La Divine Comédie – L’Enfer, Chant IV

Les images, entendons nous bien, c’est des heures supplémentaires, Irving ne m’en demandait pas tant, sauf de reconnaître celles qui apparaissent lorsqu’une Araignée dépose son contingent d’étrangers, bien maigre parfois. Certains jours même on n’en voit qu’un seul surgir de la toile, serrant contre lui son unique valise, bien souvent râpée aux bords, voire rapiécée, le seul bien qui lui reste d’une traversée de l’espace houleuse et des multiples prélèvements opérés par les Grands Inquisiteurs des lieux dont il a été successivement expulsé. Voilà qui nous apprend que nous ne sommes pas encore au bout du monde, qu’il reste des terres quelque part. À enrouler dit Irving. Tant qu’il y a des chasseurs d’étrangers il y a des terres. Et il ajoute d’ailleurs que tant qu’il y a des terres il y a des chasseurs d’étrangers.

Il arrive qu’on entende résonner dans la valise de l’homme le bruit métallique de deux ou trois objets qui s’entrechoquent, généralement une brosse à dents et un peigne, tout ce qu’on lui a laissé, il arrive même qu’elle soit vide et qu’il n’ose l’avouer – songez, c’est sa seule pièce d’identité ! – honteux de sa misère, comme nu, se cramponnant à elle avec d’autant plus de force qu’elle n’est

plus une valise mais l’idée d’une valise, à l’intérieur de laquelle se trouve encore, il essaie de le croire, un peu d’air de son pays. Enfin celui qu’il prenait pour le sien.

Mais les images, elles, ont échappé à tous les contrôles, toutes les perquisitions. Personne n’a pu l’en déposséder. C’est comme ça d’ailleurs qu’ici on a commencé à s’intéresser à elles, il les a passées en fraude et personne n’a rien remarqué (sans me flatter ce n’est pas mon cas, pour ce qui est des images mon flair est infaillible). "Il y a là une matière invisible, un combustible nouveau" a dit Irving quand je le lui ai signalé, "et facilement renouvelable." Au passage, pour ceux qui s’interrogent sur la réalité scientifique du phénomène, il faut savoir que les images se divisent toutes seules, un jour vous vous réveillez et vous découvrez que vous êtes plein d’images, c’est normal, a dit Achille qui a mis aussitôt la question à l’étude, elles ne peuvent vivre qu’ainsi, chacune d’elles contient des milliers de possibles dont certains viendront au jour, d’autres non, tout dépendra de l’étranger qui viendra les féconder, un mariage en quelque sorte.

Moi, au début, je me suis contentée de jouer avec cette propriété. Il faut être minutieux, il faut savoir les classer, et là commence la difficulté, j’ai le choix entre leur origine (avec tous les lieux – prétendus, allez savoir la vérité ! – qui sont venus s’installer chez nous à la pointe des souliers et des cerveaux étrangers, la liste est longue, je pourrais me contenter d’un classement alphabétique sans intérêt, je préfère les grouper par affinités, voilà qui m’emmène très loin dans les méandres et l’arbitraire de mes propres déambulations intellectuelles, mais après tout j’en suis la principale et unique utilisatrice), les sous-catégories logiques, les sous-sous-catégories théoriques, les sous-catégories symboliques et bien d’autres encore, sans oublier les sous-catégories des sous-catégories, bref de quoi

occuper les longues nuits d’une éternelle absence de temps (certains disent que ça ne durera pas, sait-on jamais ?) en notes, contre-notes et feuillets qui s’accumulent sur mon bureau. Pour diverses raisons que vous devinez aisément, Irving a prévu celui-ci large et je dirais même infini (du moins si l’on suit son hypothèse d’expansion de son monde) puisqu’il lui a donné la circonférence de La Tour qui, comme vous le savez à présent, s’élargit à mesure qu’on avance, toute la question sera un jour de savoir si je peux rejoindre mes notes à mesure qu’elles tournent (du même mouvement, mais inverse, que celui de la bibliothèque) assez vite pour trouver la bonne référence de l’image à introduire dans le livre que j’écris. En douce.

Bien sûr, il a fallu résoudre également la question de la présentation des données, boîtes imbriquées les unes dans les autres (un abîme qui ne laisse pas d’être angoissant). Tableaux linéaires à entrées multiples, à colonnes variables ou superposées, voire se déplaçant dans l’espace par jeux de transparence (un truc d’Irving que j’ai réutilisé), je vous en passe un certain nombre (Irving nous a appris que les traders de Manhattan-Google, petite patrie dont il prétend venir et dont il garde, quoi qu’il en dise, une vague nostalgie, étaient les rois des tableaux). J’ai fini par adopter le système de l’arbre, des arbres devrais-je dire, car il a fallu en inventer plusieurs, l’arbre phylogénétique par exemple (en voilà un qui m’a donné beaucoup de fil à retordre quand il a fallu choisir les liens de parenté de mes fragments d’images, j’ai fini par en faire autant que de sous-catégories), l’arbre généalogique (cela ne vous semble pas, mais l’origine, l’histoire, l’ascendance de chaque morceau d’image sont décisives) et bien d’autres encore auxquels je vous laisse rêver. Sachez seulement que chacun de ces arbres plante ses racines aux pieds de mon bureau, l’enserre, le tord, voire l’étrangle quelque peu à la manière

des banyans. Vous comprenez que mes nuits ne se passent pas toujours sur un lit de roses. C’est là, je dois dire, le jour où j’ai adopté ce modèle de l'arbre, que mes cauchemars ont commencé, bien que pour Leo ce ne soit pas forcément des cauchemars, "c’est un arbre de vie", dit-il, "qui en a libéré la puissance". Ce qui n’est pas forcément plus rassurant.

La vitalité des images, ou de ces diablotins qui en sont la décomposition, on ne l’imagine pas. Ils sautent de branches en branches, inventent de nouveaux chemins, dansent véritablement des gigues nouvelles qu’à mes heures et selon le motif, il m’arrive de trouver divertissantes et même stimulantes, voire que je glisse entre deux pages de la dernière histoire. Certains sont complices, moqueurs et, je le reconnais, d’excellente compagnie. Que d’autres soient plus critiques, fassent des grimaces dans mon dos, j’en ai pris mon parti, ce n’est que justice et même c’est finalement me rendre service. Mais là où je ne suis plus d’accord, c’est lorsqu’ils se mettent à tout saboter, à embrouiller les fils et les branches avec un malin plaisir de destruction gratuite parfaitement déstabilisante. Mais laissons pour l’instant ces malfaisances dont j’ai appris – grâce à Leo – à tirer parti, non sans que cela m’ait coûté bien des angoisses, pour ne parler que du désordre sympathique que tous ces lutins sont venus mettre dans mes notes et mes tableaux. Il m’a fallu, avant de les apprivoiser, creuser plus avant les lois de leur activité. C’était aussi entrer dans les dédales – je n’aurais pas la prétention de faire concurrence au labyrinthe d’Irving, mais voilà, le mot est lâché – et les mécanismes de cette fragmentation d’images dont j’étais à l’origine la seule coupable, s’il faut absolument en chercher une. En réalité c’était des morceaux de cerveaux – par filiation, parenté, affinité que sais-je encore – qui étaient ainsi lancés dans l’espace. Attrape qui pourra. Selon Leo, que ces

s’éparpiller un peu partout sur l’arbre infini où je les ai déposés, rien de plus normal, je leur avais ouvert la cage, « il te reste à veiller sur cette progéniture, en canaliser l’énergie. Écris un roman. Un certain nombre de lutins sont à l'œuvre dans l'élaboration d'un roman. Il est vrai qu'ils se cachent et c'est pourquoi on ne les remarque pas. Pourtant ils s'activent, ils vont, ils courent, ils transpirent, descendent et remontent les escaliers, aux soutes, aux machines, au four et au moulin ils sont partout, efficaces et minuscules et c'est encore pourquoi on ne les remarque pas. Bien sûr, tant d'activité ne peut être compensée – récompensée ? – que par un peu de récréation, et comme tout lutin qui se respecte ceux-ci sont malicieux, s'amusent à brouiller les pistes, mélanger les fils ou effacer l'explication que l'auteur venait de composer sagement. A toi de savoir être le chef d’orchestre. »

Leo est toujours de bon conseil. Je l’ai écouté. Je me suis mise à écrire. Voilà comment depuis ce temps, Irving, Leo et moi avançons nos mondes sur des rails parallèles. Quoique complémentaires. Ce qu’à vrai dire on ne vérifiera que tout au bout. S’il y a un bout. Et s’il reste des témoins pour le constat.

III