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Où les enfants découvrent le Lac noir des Origines

« Chaque objet sur terre a une histoire, cela va sans dire, laquelle découle d’une autre histoire, et ainsi de suite ; ça continue éternellement. »

MURRAY BAIL – Eucalyptus

« Tu penses si on les a vus venir de loin, les enfants. Je me demande même si ce n’est pas un de nous qui leur a tendu un piège, par chez nous ça manque un peu d’animation tu comprends. On se disait aussi, je crois bien, qu’au moins on pourrait leur apprendre quelque chose. Leur raconter nos histoires par exemple. Après tout c’est notre rôle à nous les

Esprits de passer les histoires, qui le ferait sans ça ? Et

c’est ainsi que chacun de nous s’est choisi parmi eux un "filleul" – il est vrai qu’ils l’ignorent –, c’est juste une façon de l’aider, celui-là, de surveiller qu’il ne fasse pas de faux-pas, qu’il n’aille pas dégringoler dans une trappe d’où personne ne pourrait plus le tirer, même l’astucieux Achille. Voilà qui donnerait raison à ceux qui nous appellent des Anges gardiens. Si l’on veut. Sauf que, je tiens à le signaler, nous sommes neutres. Comme votre Gardienne là-haut. Tu crois qu’elle se mêle de changer la place d’un grain de sable ? Elle enregistre, elle note, moi je dirais que c’est le plus important. Bien que ce ne soit pas son avis. Et ne va pas croire que parce que nous avons disparu (« les disparus », c’est ainsi qu’on nous appelle, n’est-ce pas, je n’ai jamais compris pourquoi, est-ce que les gens seraient plus aveugles que toi qui au moins as fait l’effort de l’être ? Bon, c’est peut-être une question de terminologie, les gens ne font jamais bien attention à la manière dont ils parlent), ne va

pas croire, donc, que nous ne la connaissons pas Harane. Elle aussi nous connaît d’ailleurs, elle nous a même mis dans ses registres en même temps – je te le dis, toi Leo tu es son ami, tu n'en diras rien – que des récits que nous lui passons ni vu ni connu. Il est vrai que bien souvent aussi elle invente. Mais bon, si on devait dire la vérité plus personne ne parlerait. Donc aux enfants on raconte nos histoires, ensuite ils sont persuadés que ce sont des histoires vraies. Pour ce qui est d’Harane, elle est honnête, elle dira d’où elle tient ce qu’elle écrit, mais peu importe puisque personne ne sait plus qui nous sommes. Elle pense, elle, que c’est nécessaire d’écrire pour que le monde existe, mais nous, là où nous sommes, nous avons des doutes sérieux sur l’existence de ce que vous appelez le monde.

Quant à votre Sarah… mais j’arrête, on en reparlera. Elle, je crois qu’elle est de passage au milieu de vous, un peu par hasard…»

Abram s’est interrompu. Ou la voix d’Abram – difficile de dire autrement pour un Esprit –, je l’entends murmurer dans les canalisations, après tout j’en suis le Créateur. De fenêtre en fenêtre on avance à travers de longs tunnels aux multiples bifurcations, voilà ce qui se produit quand on entre dans l’infini.

« Pour en revenir à Harane, les histoires que je lui raconte, ça n’en finit plus, elles naissent les unes des autres si je peux dire, l’éternité ça nous connaît ou, devrais-je dire, ces maillons qui enchaînent les choses les unes aux autres. À toi je n’apprendrai rien, à Harane non plus d’ailleurs : en ouvrant tes tunnels c’est cette longue chaîne que tu as placée, au point de départ croient-ils (ceux qui entrent), et souvent ils en tiennent le bout comme un fil d’Ariane qui va les sauver, en réalité c’est la fin qu’ils tiennent déjà entre leurs mains (d’une certaine façon les

enfants le savent, ou le devinent, voilà pourquoi nous les aimons tant. Plus tard ils l’oublieront. L’oublieront-ils ? Nous sommes là pour qu’ils n’oublient pas).

Allons bon, j’allais partir sans te raconter l’histoire du

Lac noir, celle-ci c’est une histoire pour toi. Savais-tu

seulement que de quelque côté que l’on aille dans tes profondeurs on finit par le trouver ? En tout cas les enfants l’ont trouvé. Ils savent se faufiler. Parce que, pas de doute, tu l’avais bien caché. À supposer que tu l’aies voulu. Peu importe. Ce qui les a attirés, c’est le bruit. Il faut te dire, partout dans les canalisations on entend un battement sourd et régulier. « On est à l’intérieur d’un cœur » a dit Alex le poète – oui, il m’amuse celui-là, avec sa frimousse d’éveillé qui fouine partout, et la malice de ses yeux qui ont toujours l’air de décorer le monde de guirlandes –, tandis qu’Achille s’est mis à sonder les murs du tunnel dans lequel ils se trouvaient, « il y a une cavité importante quelque part » a-t-il dit de son air pénétré, pince-sans-rire en réalité, tu connais Achille, ajoutant « nous sommes dans la veine cave ».

- Et si c’est la Bête au fond du labyrinthe qui est en train d’essayer de nous aspirer ? a lancé Ted qui, en sa qualité de chef (en réalité c’est ce qu’il croit être, les autres le laissent faire et finalement ce sont eux qui dirigent) invente des dangers dont ensuite il prétend les défendre. Les autres, terrifiés, se serraient autour de lui.

- C’est toujours comme ça au centre de la terre, a dit le petit Jules qui les a persuadés. Si bien que tout le monde a foncé derrière lui, et aussi derrière Alex qui s’était mis à chanter pour les entraîner. Ils étaient encore loin tu penses, je ne sais pas combien de temps ils ont mis pour le découvrir – c’est-à-dire combien de fois ils sont remontés à l’air « libre » –, mais ils sont tenaces. Achille a continué à sonder les parois et à mesurer leur approche par

écholocalisation, disait-il, tandis que la troupe des inquiets se racontait des histoires de bête immonde, de dragon aux sept têtes, pieuvres ou lézards géants – et borgnes, ajoutait Ted, expliquant comment il l’aveuglerait avec un tison brûlant –, des histoires si terrifiantes qu’ils en oubliaient d’avoir peur et que, finalement, leur excitation les poussait en avant plus vite que les autres.

Plus ils approchaient, plus le grondement sourd ressemblait à celui d’une gigantesque pompe aspirante et refoulante, et la terre sous leurs pas se faisait plus sèche, plus craquelée. Ils ont alors déposé tranquillement leurs planches de skate dans une des cavernes de la paroi et ont continué à pied. Peu à peu ils s’enfonçaient dans des amas de boue qui s’étaient formés comme à la sortie d’un égout. Souvent la boue leur arrivait à la taille mais Alex maintenait le moral de la troupe disant que c’est toujours comme ça dans les aventures, il faut des obstacles si on veut devenir des héros. En tout cas, il avait raison, ça les a encouragés à continuer jusqu’au moment où ils sont arrivés devant de fins ruisselets si brillants que certains ont cru à des filons d’or. C’est Alex encore qui a remarqué le premier que le tunnel s’était élargi, il ressemblait à présent à une sorte de ballon en train de gonfler.

- C’est notre souffle qui le pousse, a-t-il dit, et poussé lui aussi – par la fierté tu penses –, il a marché de plus en plus vite, les autres à sa suite, tandis que Jules s’était mis à prendre des notes pour les histoires qu’il écrit en douce la nuit.

Mais lorsqu’ils sont arrivés devant le lac, plus personne n’a rien dit. Ni noté.

Tu ne l’as pas vu, bien sûr on ne sait jamais ce qu’on crée exactement et tu seras peut-être le seul à ignorer à quoi il ressemble. Que te dire ? Beau, ça n’a guère de sens. Étrange, j’imagine que ça ne te dira rien non plus.

Fantastique peut-être ? Ce n’est pas mieux. Une eau trouble en tout cas, je la verrais plutôt verte mais eux l’ont baptisé le

Lac noir. Nous, on l’appelle le Lac des Origines, parce qu’il

a l’air d’avoir toujours été là. Noir peut-être, si l’on veut, pour le grouillement de formes qui se pressent sous la surface. Un aquarium en délire où il y aurait plus de formes que d’eau, excuse-moi mais c’est sans doute un délire de créateur, un vivier je sais bien, si on veut avoir une chance que le monde qu’on imagine vienne au jour, il faut produire toutes les espèces possibles sur la ligne de départ et ensuite que les meilleures gagnent, bon c’est ce que je pense mais je ne sais pas si c’est ce que tu as voulu (rien voulu, dis-tu ? Ah bon, tu dois le savoir mieux que moi). Ou noir peut-être aussi d’une matière, c’est vrai, épaisse et visqueuse, va savoir laquelle exactement, à ce que j’ai entendu personne n’était d’accord. Rien d’étonnant à cela : si tu veux mon avis, c’est un lac qui contient tout. Une sorte de perle miroir du monde pour ainsi dire, ce n’est pas à toi que j’apprendrai cela, non ?

- ça aussi tu crois que c’est nous qui l’avons créé en avançant ? a demandé Ted à Alex.

- oui, ça aussi, a affirmé Alex.

Désolé mais je dirais qu’il a raison, le lac était là devant eux et avant eux, j’en témoigne, cependant c’est eux les véritables créateurs. Tu le sais mieux que moi. Tous les artistes ont cette surprise : ce qu'ils inventent existait déjà.

Nous les Esprits, on raconte qu’il a plusieurs fois débordé et inondé tout ce qui existait. Te voilà au courant, au bout de tous tes tunnels il y a un Lac noir. Je te laisse te débrouiller avec ça, on n’est pas toujours maître de ce qu’on invente. »

Un lac, bon. Il est possible qu’il y en ait un tout au fond, moi aussi j’ai mes dédales, mes scènes intérieures et toutes sortes de pièces qui s’emboîtent les unes dans les autres. Si je l’avais su avant, l’aurais-je créé ? Il est probable que non, quel intérêt de créer ce qu’on connaît déjà ? Et qu’il déborde, c’est le destin de la création, non ? Pourtant, si j’avais le choix, si je devais recommencer, je verrais bien un autre lac, plus léger, cerné de brume et qui s’effacerait à mesure qu’on approche. Ou encore un lac avec une eau bien verte, bien lisse, où rien, jamais, ne se serait reflété.

En écoutant Abram je me suis dit que d’une certaine façon j’avais peint un faux puisque ce n’était pas celui que j’aurais voulu. Ou que je voudrais aujourd’hui je ne sais. Mais alors combien de lacs faudrait-il créer ? Cette idée m’a fait frémir, c’était peut-être également le cas de tout ce que j’avais peint. Ici où on veille avec tant de soin à la non contrefaçon des images, voilà que j’étais mon propre faussaire. L’idée a intéressé Harane le soir où nous en avons parlé (bleu outremer, un ciel qui virait à la perle noire). « C’est le cas d’Irving aussi. Nous sommes tous des faussaires » a-t-elle dit après réflexion, « mais alors, s’il y a un original, il est inaccessible. »

Qui nous dit d’ailleurs – je ne me présente pas, vous m’avez reconnue –, que c’est le lac intérieur de Leo qui est l’original ? Pour les enfants, uniques témoins de cette scène qu’on pourrait dire primitive, le lac qu’ils prétendent « noir » est le seul qui soit vrai, disons même – je crois qu’ils étaient une cinquantaine ce jour-là – qu’ils ont vu chacun le leur et néanmoins une cinquantaine de « vrais ». Hélas, voilà qui ne simplifie pas ma tâche, imprudemment acceptée il faut bien le reconnaître, de détection des faux. Non contrefaçon des images, c’est exact, nous avons érigé ce principe strict, un peu à l’instigation d’Irving qui parle

encore des illusionnistes de l’île de son "Manhattan-Google", dont, je le signale au passage, un certain nombre d’entre nous, et parmi les plus avertis, ont été amenés à penser qu’elle-même pourrait être un faux, non qu’il s’agisse de douter de l’intégrité d’Irving ou de dauber sa naïveté. Plutôt d’admirer en guise de modèle (et de repoussoir) jusqu’à quel degré de perfection peut aller la reproduction. Mais contrefaçon c'est vite dit, vous avez également les cas de mimétisme et ils sont nombreux (direz-vous que le caméléon couleur sable est un faux ?), il ne serait pas difficile de démontrer que Leo peut puiser autant de lacs dans le monde qu’en lui-même.

Pour ce qui est des canalisations, je ne sais pas, mais au moins pour ce qui est du lac, personne, de toute façon, ne saura jamais si c’est un faux ou s’il est authentique. Plus tard, quand les enfants ont raconté ce qu’ils avaient vu, il y a eu bien sûr tous ceux qui sont partis à sa découverte, les inévitables curieux, les touristes, les amateurs de lieux « vierges » – disaient-ils –, les passionnés, les aventuriers, les nostalgiques du passé, et aussi quelques candidats au suicide. À ma connaissance aucun n’est parvenu au but – ni les enfants à en retrouver le chemin – et le lac, resté inexploré, est entré dans la légende.

Le soir où je lui ai rapporté le récit d'Abram, Harane m’a avoué ses doutes sur la surveillance des images.

- Bien sûr au début il fallait éviter qu’elles se dispersent. C’est notre force, c’est notre identité, après tout, qui était en cause. Si elles se mettaient à s’éparpiller, à nous échapper, est-ce que nous pourrions continuer à nous comprendre ? Mais est-ce qu’à présent nous n’avons pas dépassé la limite ?

J’ai hésité mais je reconnais que ses doutes rejoignaient les miens.

- Tu vois, a-t-elle dit, au début un lieu n’appartenait qu’à une seule personne, sa chaumière par exemple, avec une fumée qui s’en allait de ce côté-là et pas d’un autre, et qu’il emportait avec lui dans son rêve où qu’il aille…

- Comme Irving ?

- Oui comme Irving finalement, qui transporte son

Manhattan-Google… Et seuls les gens qui habitaient dans ce

village, dans ce bourg, dans cette île, savaient la vérité de ce lieu. Les autres, tous ceux qui venaient, qui passaient par là, « c’est joli chez vous », même s’ils faisaient des photos au début, des films ensuite (et je te passe tout ce qu’ils sont capables d’inventer désormais pour emporter l’image d’un lieu dans une petite boîte, si je parle des lieux, tu comprends bien que c’est un exemple, que pour tout le reste c’est pareil, tu retrouves n’importe quelle image sur papier glacé ou un écran, et le Loir gaulois sur une boîte de camembert ou la laitière crémeuse de Vermeer sur une publicité géante pour les yaourts), donc tous ceux qui passaient, et les mieux intentionnés, étaient des voleurs. Mais aujourd’hui, est-ce que nous ne sommes pas tous les voleurs des autres ? De leurs rêves, de leurs images ? De ce qu’ils ont écrit et même de ce qu’ils n’ont pas écrit (mais ils auraient pu le faire et tu as des petits malins qui se glissent entre les lignes), de ce qu’ils ont peint, de ce qu’ils ont vécu, tout cela on le découpe en rondelles pour le consommer, une tranche de tour de Babel, un morceau d’Aquilon doux zéphyr, et ainsi de suite… Tu te vois découpé en morceaux de canalisations ? De toute façon tu sais bien qu’on ne peut plus rien inventer, même si Irving continue à dérouler son monde autour de nous.

- Alors il faudrait qu’il invente le temps et la disparition.

« Oui, un monde fini » a-t-elle conclu en reprenant une gorgée de whisky.

V