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L’Enfance du Peintre (suite et fin) ou

Celui qui dort sans dormir

« Ainsi, me direz-vous, écouter les étoiles !

Vous avez donc perdu le sens ! Je vous dirai pourtant

Que pour les écouter souvent je me réveille Et ouvre les fenêtres, et pâlis d’épouvante… »

OLAVO BILAC

Il se tenait à l’écart.

C’est comme ça que je l’ai remarqué. Pensif – ou en attente ? –, les bras repliés sur ses genoux, les cachant, les protégeant peut-être. Sa silhouette avait quelque chose d’inaltérable comme sans doute celle de tous les enfants qui ont toujours l’air de monter à l’assaut, et pourtant si fragiles, comme friables. Lui, il me semblait que le premier souffle de vent allait le casser, l’effriter au sol en grains de sable.

Tous les soirs il regardait descendre le soleil. Ce gros soleil rouge et rond, parfaitement rouge et parfaitement rond, qui avait l’air de glisser vers un fleuve aux nuances de violet décomposé dans le ciel, un soleil tous les soirs pareil et tous les soirs différent, et lui, fasciné, attendant sans doute – c’est ce que j’imaginais – que ce soit fini, bien fini, que ce soit irrévocablement la pénombre où passent les chauves-souris qui tissent comme un deuxième monde à la place de celui qui a disparu.

La Ville ce n’était pas son affaire, ni les canalisations.

Serpent d’Irving », il préférait les étoiles et le sable. Il y est resté. Il y est sans doute toujours, mais on ne le voit plus. Du moins je ne le vois plus. J’étais le seul à le voir. Lorsque je me suis mis à parler de lui ou à le désigner, les gens me regardaient un peu étonnés mais sans plus, j’étais peintre, après tout il était normal que je ne voie pas les mêmes choses qu’eux. Ou bien les cercles d’Irving lui ont-ils fait peur et il s’est enfoui, recroquevillé, dans un trou de sable, une roche peut-être ? Ou encore il a pris la couleur du sable, attendant son heure, un autre monde, un autre temps, pour surgir à nouveau et s’épanouir, semblable à tous ces possibles à l’intérieur de nous, dont un seul vient à l’existence, et les autres restent en réserve pour jamais ou pour un jour, sous d’autres cieux, d’autres lumières.

Harane qui sait beaucoup de choses prétend que je ne regarde pas du bon côté et qu’il est en moi.

- Alors je devrais le voir encore, lui ai-je rétorqué. Elle a ri et m’a rappelé que depuis je suis devenu aveugle. « C’est à ce prix » a-t-elle ajouté. « C’est lui qui a tes yeux désormais ».

Avec une grimace qu’on aurait dit posée sur lui pour toujours, il ressemblait à un vieil enfant blond. Mais quand je le regardais il tournait soudain vers moi de grands yeux clairs, les yeux, n’est-ce pas, disent tout. Certains laissent passer le monde comme une barque sur une eau indulgente, d’autres sont des gouffres qui happent ce qui s’approche un peu trop d’eux – imprudent ! – ou bien ce sont des brouillards, des nuits, des fumées qui escamotent les choses sous une épaisseur opaque. Les siens étaient comme une rivière qui m’emportait dans son cours. Il me semblait alors que son visage redevenait aussi neuf, aussi frais, qu’une prairie de printemps.

Harane a raison, je le sais, ce sont les yeux de cet enfant qui sont à l’intérieur de moi quand je peins. Ce sont

ses yeux qui ont avalé le monde. Ça m’a réconforté de savoir que j’avais un jour été un enfant – cet enfant ? –, que lorsque je signe c’est pour lui, ça ne sert à rien de signer sinon à dire qu’on a bien été là, une signature en quelque sorte au bas d’un tableau dont on a crevé la toile, on est passé de l’autre côté sans que personne s’en rende compte, avec toute la fureur des enfants qui ne savent absolument pas ce qu’ils font là et voilà justement pourquoi ils s’en réjouissent. Donc qu’il y ait encore cet enfant en moi qui avais presque tout effacé du monde quand je m’étais fait aveugle, oui, cela me réjouissait.

Un jour – je n’étais pas arrivé depuis longtemps chez Ceux

des Sables, c’était peu après avoir vu pour la première fois

l’enfant au bout de sa jetée, immobile, attentif, comme emporté par ce qui entrait en lui, un grain de sable, un nuage, la marée du ciel, les silhouettes des travailleurs (il me semblait qu’il pénétrait à l’intérieur de son crâne où il trouvait tout cela, est-ce qu’on peut entrer dans la boîte de son propre cerveau, avais-je demandé alors à Irving à mes côtés, « un autre labyrinthe » avait-t-il répondu, toujours à sa manière laconique, « ou des poupées gigogne peut-être ») –, un jour donc, Alex a remarqué ce qu’il a appelé des « pluies d’images » sous mes pas. Je me suis retourné, oui il y avait des traces sur la dune, des dessins aux formes étranges, des perles, des diamants, des vipères, des crapauds comme il en sort de la bouche de la bonne et de la vilaine fille du conte, je suis à moi seul la bonne et la mauvaise sans doute, me suis-je dit quand j’ai commencé à voir à quoi les images ressemblaient. Mais est-ce qu’un peintre choisit ? Il prend tout. Au début il n’y a eu qu’Alex pour les remarquer ces traces sur le sable, et peu à peu tous s’y sont mis, j’étais souvent suivi par une troupe de gamins, puis de badauds (des « Acrobates » dit toujours Irving qui les compare à des danseurs sur des fils, les fils du monde, dit-il, leur

monde bien avant qu’il soit devenu le nôtre, où ils se déplacent avec leur légèreté de fantômes du désert) amusés, émerveillés. Les images, les vraies bien sûr, sont sacrées ici. Elles portent l’Esprit disaient alors Ceux des Sables. Ou

le Souffle, a dit Irving, pourquoi pas, a répondu le vieux

Tuborg.

Au début je me suis mis à les reproduire, ces images, à les griffonner puis les peindre sur les écorces que je trouvais – j’ai su depuis que d’autres en ont dessiné sur des rochers dans un temps si reculé qu’à mon avis il est imaginaire, mais est-ce que ça ne revient pas au même ? –, ou celles qu’ils étaient allés chercher souvent très loin et qu’ils m’apportaient, des ocres de terre aussi, que je frottais parfois sur des roches, que je diluais, que je laissais tremper –, je les passais au feu, je les faisais sécher aplaties sous des pierres. J’étais étonné du résultat. Bien plus qu’eux. On aurait dit qu’ils avaient toujours vu ces images, qu'ils appelaient « des rêves ». « Tu dors sans dormir » ajoutait Alex. Moi je les appelle des « fenêtres », mais c’est la même chose, un autre chemin ouvert.

Ceux qui entrent par ces fenêtres, c’est à leurs risques et périls. Certains ont laissé des carnets qui font le récit de leurs aventures et j’ai été très surpris en lisant certains de ceux-ci durant nos veillées à Harane et moi (il faut dire que tous les manuscrits abandonnés, perdus, parfois retrouvés dans des poubelles, sont récupérés et placés – jetés bien souvent, les équipes de nettoyage n’ont pas toujours le respect des livres –, dans les souterrains de la bibliothèque d’où une sorte de long serpent coulissant, une version plus élaborée des premiers monte-charges dessinés par Irving, les achemine à l’étage de notre Gardienne) de découvrir quels trajets extraordinaires ils ont suivis, quelles terres, quelles abysses, quels gouffres nouveaux ils ont répertoriés. Voilà qui m’a appris à être modeste, je n’ai fait que pratiquer des ouvertures. Eux les empruntent et partent à

l’aventure. Étonnants aussi sont les termes qu’ils utilisent pour décrire ce qu’il faut appeler de véritables visions. Certains disent être dans des entrailles, d’autres dans la vallée de la mort – ou bien la traversent comme un fleuve –, d’autres encore dans des citadelles de flammes ou des pays d’ombres –, une variété si étonnante que j’ai préféré ne pas suggérer à Harane d’extraire les images de mes tableaux pour nos histoires du jeu de Go, sans me vanter je crains bien que le nombre n’en soit infini. Une chose est sûre, si mon hypothèse d’un « autre espace » est la bonne, alors ce sont des milliers de mondes qui sont ainsi créés par chacun de mes visiteurs. Qui pourrait les parcourir tous ?

Moi, probablement. Du moins je suppose que j’ai dû le faire. Ou les « vivre », ce serait plus exact, encore qu’aucune de mes mémoires ne soit capable de les reconnaître. Mais ils sont semblables à ces visages qui sont devant vous pour la première fois et dont on sait pourtant qu’on les a toujours connus. Ou bien sont-ils dans la mémoire de l’enfant des Sables peut-être ? Oui, ces visages, ou ces images, les formes que je dessinais, avaient traversé la forêt elles aussi, elles avaient eu peur, elles avaient cherché la sortie – et il n’y en a pas, c’est ainsi que j’ai inventé des fenêtres, pour tous ceux qui sont perdus –, et parce qu’elles avaient eu peur, elles avaient avancé.

L’enfant aussi. Il a sans doute fait tant de chemin qu’à présent il se tient immobile, « endormi » dirait Alex, mais c’est une impression, « en réalité on a emporté le train avec nous » m’a répondu Harane un jour où je m’étonnais que les adultes semblent s’être arrêtés, bloqués quelque part. Je sais que de là où il se trouve, il continue de regarder ce monde qui avance – ou La Tour, si vous voulez, La Tour-monde puisqu’il n’existe rien d’autre qu’elle –, comme s’il en voyait déjà la fin, car forcément il y aura une fin, bien qu’ici tout le monde le nie. J’ai dit ce soir-là à Harane (ciel bleu glacier virant sur l’horizon au violet) que les

peintres voient la mort devant eux. Elle m’a répondu en souriant que les écrivains également.

Alors je me suis souvenu que lorsque j’étais enfant, j’avais imaginé un Homme aux Ombres. Il était dans une cage de verre au bout d’une jetée sur la mer où il occupait son temps à dessiner dans des registres et regarder l’horizon. Dessiner, écrire, écrire, dessiner. Des Ombres l’approchaient, lui demandaient quelque chose, la vie est variée il y a tant à demander, un ami perdu, un souvenir, un frère. Lui regardait alors son registre, parfois déchirait un dessin et le leur tendait, au hasard semblait-il, mais en général il ne trouvait rien et les Ombres repartaient tassées sur elles-mêmes. Comme on ne peut pas avoir le regard toujours fixé sur l’Infini – je l’appelais aussi L’Homme des Infinis –, il arrivait à l’homme de contempler les choses, de toutes petites choses inutiles et brèves dont l’existence se brisait aussitôt comme si ce regard les avait détruites. Il avait une prédilection pour les plus petites, cailloux, brindilles, plumes d’oiseaux, grains de sable. Et aussi les gommes. Il en avait des quantités devant lui. Il effaçait beaucoup. Des regrets ? Non, je ne crois pas. Il effaçait souvent des esquisses.

Ou le monde ? Non, il n’existe pas. Seulement des dessins si ça vous intéresse. Et on les efface, vous savez ? Ne vous faites pas trop d’illusions. Dans les tableaux – et sans doute les livres ? J’en parlerai à Harane – il y a surtout ce qui s’est effacé, a disparu, il y a surtout ce qui n’y est pas. Probablement pour que ceux qui les regardent ou les lisent, puissent les remplir à leur façon.

Le jour où l’Enfant s’est confondu avec les sables, j’ai pensé qu’il était temps d’appeler à mon secours l’Homme aux

Ombres. Celui qui s’achemine vers la fin avec des armes

dérisoires et des yeux d’enfant, une batterie de cuisine, un sac de pommes de terre, ou quelques amulettes rescapées de sa

vie. Celui qui pose désormais sa main – la main d’une armure – sur ce qui fuit.

Oui, il était temps pour moi de dessiner ce qui disparait.

IV