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Il faut aussi que je vous présente – et après vous connaîtrez tous les personnages – Les Livres.

Bien installés, au chaud, dans la bibliothèque tournante conçue par Irving. À mon étage évidemment. Je n’aurai pas de mal à affirmer que c’est la plus grande bibliothèque du monde puisque le monde c’est ici. Sur Les Livres également je suis chargée de veiller, ils transportent le Souffle. Seulement c’est plus compliqué. Eux ne sont ni vivants ni morts mais entre les deux, c’est selon les moments, ce qui ne facilite pas la tâche. Bien souvent ils déjouent ma surveillance et ils s’échappent. Je m’explique. Les morts ou les vivants au moins c’est clair, on sait où ils sont, mais les livres que l'on dévore, comment voulez-vous qu'on sache ce qu'ils sont devenus, comment reconnaître ceux qui peuvent se cacher dans n’importe quel corps, s’adapter, glisser, se transformer. Sans compter qu’ils se dissimulent souvent les uns derrière les autres. Ou bien ils se fragmentent, je reconnais un morceau de l’un ici, un autre morceau dans quelque mémoire, et c’est la mémoire qui porte le Souffle. J’ai même pu repérer des complices – car il y a ceux qui les transportent dans un autre corps, on va dire « corps » pour simplifier –, qui leur facilitent le passage.

Ici il faut parler des Passeurs. Je dois dire que dans certains cas je leur suis reconnaissante : dans les situations difficiles – et des situations difficiles j’en ai connu malheureusement un peu trop – certains Passeurs ont réussi à mettre à l’abri des livres en danger. Beaucoup ont pris des risques à les cacher chez eux, d’autres ont recopié en s’usant les yeux (moi la première) des milliers de pages

qui étaient menacées de disparaître, certains les ont avalées quand ils risquaient de se faire prendre et c’est dans leur propre corps qu’à présent il faut chercher cette

Mémoire/Souffle. Ou bien ils les ont habilement refilées à

d’autres au dernier moment. Les morts, d’ailleurs, ont rendu de grands services, on a souvent caché des livres dans leur cadavre. Qui irait chercher un livre dans la mémoire d’un mort ? Ces livres là, au moins j’en retrouve facilement la trace à une certaine lumière qui brille davantage dans l’obscurité des trépassés. Évidemment on en a aussi perdu beaucoup, personne ne peut en faire le compte ; parfois, la nuit, ces disparus viennent hanter mes cauchemars, je les vois emportés en longs défilés sinistres, maltraités, cabossés, jetés dans des caisses humides, étroites, où ils se dégradent immédiatement, ou bien dans des fossés, même pas enterrés correctement, songez un peu, plutôt empilés comme des ordures. Ou brûlés tout simplement dans d’immenses brasiers. On ne les voyait pas ces brasiers là, on tournait le dos, on essayait de ne pas les voir, – ça aurait suffi pour être immédiatement fondu sur place –, on n’en parlait pas non plus, pourtant c’est peut-être d’en parler qui les aurait sauvés, mais allez savoir ! Oublions, nous ne sommes plus en situation difficile, j’en entends même dire que nous sommes en situation « facile », j’aimerais vous rassurer mais je n’irais pas jusque là. Jugez un peu.

L’ennemi d’aujourd’hui, hélas, c’est la prolifération. Je ne parle pas de place, non. Il y en a, il en reste, j’oserais même dire qu’il y en aura toujours, Irving l’a prévue, j’en reparlerai. Au passage, j’ai même dans l’idée que, quoi qu’il en dise, il a procédé de même en ce qui concerne la place pour les tableaux de Leo.

Ce sont les moyens de se cacher qui ont proliféré. Au début on n’a pas fait bien attention, les Livres ont commencé à se diviser, c’était déjà une façon de s’échapper, mais ils n’allaient pas trop loin et leur nombre réduit permettait de

veiller sur eux, de les remettre en ordre. C’était compter sans les complices, les Passeurs d’images, j’y reviens. Peut-être devrais-je dire « pilleurs d’images », chacun prenait son bonheur où il le trouvait, piochait une image par ci, une autre par là, au bout du compte plus personne ne reconnaissait le Livre d’origine. C’était sans grande difficulté car quoi de plus volatil qu’une image ? Il n’y a pas plus astucieux qu’elles pour se dérober, se diviser, se métamorphoser, vous tournez la tête un instant et c’est une autre qui est devant vous.

Voilà pourquoi, finalement, je peux dire que je suis Veilleur d’images.

Là encore on ne s’est pas méfiés. À ces Passeurs, ces intermédiaires, on a même fait des éloges, après tout les

Livres ne mouraient jamais si on transportait un peu de leur

substance, les images, leur souffle, dans un autre « corps », le mien, le vôtre, celui de tous ceux qui sont ici. Nous sommes tous coupables finalement, parce qu’ensuite comment s’y retrouver ? Avez-vous déjà vu un moyen de transporter un livre – et ses images – sans les transformer ? Et je ne parle pas des faussaires, ni des voleurs, il y en a évidemment.

Voilà comment je me retrouve aujourd’hui dans un lieu, une situation, une fonction impossibles. Celui qui m’a placée là n’a pas bien réfléchi à la question. Repérer, décrire, répertorier, archiver, voilà ma tâche. Notamment. Mais les pièges sont partout, et il y a autant d’amers que d’étendue d’océan dans laquelle ces livres, ces histoires, et leurs images, leurs souffles, se perdent. Une cartographe de l’infini, c’est ce que je suis. Autant filtrer les sables du Désert avec une passoire. Oui, dit mon ami Leo, cartographier l’infini c’est notre rôle et la mesure de notre échec. Aujourd’hui nous sommes vivants, demain nous serons morts – ou disparus, effacés, comme vous voudrez –, mais au moins nous aurons porté le Souffle un peu plus loin.

Pour ce qui est des Passeurs, là, ma tâche se complique. Le transport d’images ça va chercher loin, et les transporteurs il y en a de plus en plus. Il y a aussi les fraudes, les fac-similé (sans intérêt), il y a ceux qui transportent sans autorisation, et aussi les glissements, les maquillages – je ne m’en plains pas, c’est même un jeu de cache-cache qui me plaît assez, il m’arrive parfois de saluer bien bas –, trouver une image après transport, voyez-vous, c’est à peu près aussi délicat que de pénétrer dans une centrale nucléaire pour y trouver un atome. Je ne voudrais pas vous inquiéter mais ensuite plus d’images, il faut bien dire la vérité. Là encore on n’a rien vu venir. C’est un jeu, disait-on, laissez-les faire ils s’amusent, ou laissez-les faire ils cherchent, on disait ça aussi avant Hiroshima. Moi-même je reconnais que le jeu avec les images…

En attendant c’est une bombe qui a tranquillement grossi dans son coin. Une explosion. Une seule. Un brasier. Un seul. La question sera réglée. À bien regarder ce que peint Leo, je me dis que c’est un peu cela : un chaos d’après l’explosion. Un paysage de ferraille déchiquetée, noircie, sous un ciel de plomb, même il ne reste plus ni ciel ni plomb. Et pourtant La

Tour est là, enroulée sur elle-même, carlingue désossée

continuant à monter jusqu’à cette absence de ciel. Mais vide,

La Tour. Voyez-vous un être humain, vous ? Je me demande

lequel est le plus réconfortant, de Brueghel avant l’explosion ou de Leo après. Après peut-être. Au moins on est sur ses gardes. Il est vrai qu’il y a toujours les inconscients, ceux qui viennent chercher des souvenirs, des sensations, des émotions, ou prendre des photos. 160 dollars par personne pour une journée à Tchernobyl, m’a dit Leo qui avait découpé un article de journal pour me le lire la dernière fois qu’il m’a rendu visite. 160 dollars et on suit le guide qui mesure le niveau de radiation avec son dosimètre jaune, les pancartes rappellent qu’il faut éviter de fumer, de manger, de s’asseoir sur le sol. D’ici vous pensez bien

que je ne peux pas voir Tchernobyl ni les pancartes – 8000 visiteurs tous les ans –, mais je les imagine avec leurs 160 dollars, devant les pancartes – à 600 mètres mort immédiate,

à 900 mètres mort entre deux et quatorze jours –, ensuite ils

jetteront tout de même leurs chaussures, on ne sait jamais. Allons bon, c’était encore une situation difficile. Un cauchemar, à vrai dire. Ce qui m’amène à préciser que la plus grande difficulté de mon travail c’est justement ça : des images il n’y en a pas seulement dans la rue, qui se promènent toutes nues ou pas, qui vous attirent dans les guet-apens des ruelles, se faufilent dans les livres, les tableaux, les petits et grands écrans, les boîtes noires et tout ce que vous pouvez imaginer, pire, escaladant les uns et les autres, franchissant les haies, les barrières en s’enfuyant – vous avez assez palpité au moindre thriller pour savoir comment ça se passe –, des images donc hélas, il y en a aussi dans les fantasmes, les rêves, les cauchemars, pas facile d’avoir l’œil à leur poursuite malgré toute ma perspicacité et ma grande expérience.

Mais on m’a placée là, je veille comme je peux.

À ce propos que je vous dise un mot de la bibliothèque. Un mot pour des milliards de kilomètres de mots. Un pis aller, mais une aide précieuse néanmoins. Après, vous saurez tout et l’histoire pourra commencer. Irving, notre Irving, a installé, je l’ai dit, une bibliothèque tournante à mon étage. À mon étage, oui, car vous avez bien compris qu’il ne m’est plus possible de redescendre : La Tour – La Ville – avance dans toutes les directions, il y a longtemps que je ne sais plus à quelle hauteur je me trouve, ou, si La Tour avance à l'horizontale, à combien de kilomètres de l'Our/Tour je me trouve. Pour Leo ce n’est pas la même chose, tout le monde sait que les peintres traversent l’espace comme ils veulent. Pour en revenir à la bibliothèque, il est certain

que je ne peux la voir en entier, pas plus que La Ville, car elle continue elle aussi à s’enrouler sur elle-même. Et à pousser bien sûr. Irving, notre Irving, celui d’aujourd’hui et de toujours, a fort à faire pour entretenir le mouvement. À ceux qui croiraient qu’il n’invente rien et n’a plus qu’à se reposer, je dirais qu’il lui faut au contraire inventer de plus en plus et avec de plus en plus d’ingéniosité, sa fonction est donc probablement de plus en plus délicate.

J’ai dit que la bibliothèque tourne. Rien n’est moins sûr. En réalité je le suppose, c’est tout. Quant aux livres ils avancent sur des glissières, et ma fonction – je suis tout de même le Veilleur des livres, des histoires et des images –, est de placer le livre suivant sur le rayonnage, du moins je place tous ceux que je n’écris pas – pour ceux que j’écris, Irving ni personne n’a encore trouvé qui doit les placer et où – lorsque chacun des autres a avancé à son tour afin de libérer une place suffisante. C’est le système ingénieux qu’il a inventé. Plus ingénieux encore, c’est Leo et moi qui en actionnons le mécanisme à chaque fois que nous déplaçons une pierre au jeu de Go. Je n’entre pas dans tous les secrets d’Irving, j’ignore comment il s’y est pris, mais je lui tire mon chapeau.

Vous avez deviné que cela me laisse assez de loisirs pour m’occuper de tout le reste, même – et pour cause – d’un grand nombre de parties de jeu de Go avec Leo. Mais ainsi au moins on est certain que chaque livre est enregistré, son souffle je veux dire (il y en a pour affirmer que lorsque tous les livres seront en place le temps sera inventé, mais rien n’est sûr). Ultime précaution, ce souffle précieux, sachez que je m’en pénètre, que je le garde en moi. Certains disent que je dévore les Livres, admettons, je ferai remarquer néanmoins que je les protège, que j’en suis en quelque sorte l’original ou leur double, leur doublure. Oui, voilà ce que j’ai trouvé

pour eux : leur offrir une scène, la mienne, un théâtre. La scène est vide. La salle aussi. Ils entrent.

C’est pourquoi je suis très scrupuleuse à la tâche, même si Leo me dit que peu importe si j’en oublie un, qu’il y aura toujours autant de Souffle. Néanmoins. Sait-on si ce n’est pas le détail qui risque de tout détraquer ?

On peut penser que mon travail est simple. C’est une erreur. Les livres n’ont pas tous le même poids, certains sont très légers, se rient de moi ou de vous, et c’est un plaisir de danser avec eux un ballet inoffensif, d’autres sont au contraire si lourds que je ne suis jamais sûre de pouvoir continuer à vivre avec eux, à les porter en moi, il arrive même qu’ils se déplacent la nuit – leurs fantômes ? – et tentent de jouer avec ma raison.