• Aucun résultat trouvé

Où le monologue du Peintre se promène dans ses tripes

« À travers la noirceur de l’ombre, qui cache la mer et les cieux. »

MADELEINE DE SCUDÉRY – Le Cabinet

« Le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger. »

CLAUDE LEVI-STRAUSS

Il m’arrive de penser que les tunnels que j’ai percés –

tunnels que j’ai percés. Permettez, il faut que je

m’arrête ici. Entendez-moi bien, j’ignorais que c’était des tunnels et j’ignorais que je les avais percés, c’est aujourd’hui seulement qu’on peut le dire, ou que je les nomme ainsi à partir des descriptions qui m’en ont été faites. « Percés » mérite également un commentaire. J’aurais pu dire « créés », ce qui aurait mis tout le monde d’accord, mais selon moi, les véritables créateurs ce sont eux, ceux qui s’y engouffrent, les Voyants – appelons-les ainsi –, nombreux semble-t-il. Admettons.

« Percés » donc. Mais tout dépend de quel point de vue on se place. Vu de mon côté, j’ai seulement inventé du noir. Un monde noir si l’on veut. Anthracite. Ce noir des terres charbonneuses et de tous leurs dégradés sur des murs qui avancent à mesure que je les recouvre. Une substance que certains ont comparée à du fer. Un noir profond donc. Noir encore brûlant, presque irisé où affleure en couches – résidus, magmas, coulées, laves et cendres volcaniques veloutées – l’infinité des choses à créer. C’est ce noir que j’ai posé sur les murs. De tout le reste et de ce qui s’en est suivi, je ne peux rien dire, j’ignore si ce sont des

« tunnels » ou non, mais de ce noir je peux parler avec certitude, c’est lui que j’ai peint. Voulu peindre. Qu’ils en aient fait des fenêtres sur un monde possible, je n’y suis pour rien. Quoique… (« Ça se discute », dit Harane) –,

il m’arrive de penser, disais-je, que les tunnels que j’ai percés, me tirent vers eux bien plus que je ne les développe devant moi comme pourrait le faire croire la disposition que j’ai choisie – obsessionnelle disent certains, ils n’ont pas tort – en ajustant étroitement mes « fenêtres » les unes aux autres le long de la galerie qui prend sur le Hall d’entrée de

La Tour et va nul ne sait encore où. Voilà qui m’incite à

n’user qu’avec circonspection du terme de « création » en ce qui me concerne. Contrairement à une illusion bien répandue, le « créateur » n’est ni celui qui profère, prolifère, poussant devant lui ce qu’il extrait de sa bouche d’ombre, diamants ou vipères, mais plutôt celui dont une sorte d’invagination intestinale fait remonter ses propres viscères. Retournement, inversion de l’ordre du monde à travers un long circuit de régurgitation et d’avalement réciproques dont je me plais à imaginer qu’il rejoint quelque part un point spermatozoïdaire d’où renaître, un monde à recommencer, enseveli sous le noir profond, brûlant, presque irisé, que je régurgite en images – ici je dois apporter une précision : certes j’avais le choix des métaphores, mais aucune ne convient mieux, à mon sens, que le système digestif –.

Les images… tenez, parlons-en des images. Celles dont les Voyants disent qu’ils en reconnaissent la trace, la trame, la

vibration, sous l’écorce du noir. Celles dont la légende raconte qu’elles glissent, s’écoulent naturellement de moi, et dont je pourrais aussi bien dire que je les vomis, que je les excrète, ces images qu’il faut bien l’avouer je sens courir le long de mon corps, le transpercer en quelque sorte jusqu’à s’installer dans les choses, non seulement la surface à revêtir mais tout ce que je pétris, journaux, brindilles,

filaments d’aciers, ou autres objets de récupération que bien souvent les enfants chassent pour moi durant leurs équipées, et que j’enrobe de mon goudron gluant (ici j’aurais envie de dire que c’est un véritable travail d’araigne enroulant la proie de son suc digestif liquéfiant), pour aboutir à des formes dont Harane a parfaitement remarqué la ressemblance avec la matière fécale. Et ce sont elles néanmoins, ces images rejetées, vomies, non tolérées en quelque sorte, qui me poursuivent, m’obsèdent, et, non seulement hantent mes cauchemars, mais continuent à m’aspirer vers elles de production en production, si bien que je peux affirmer être le premier prisonnier de mes propres pièges, avalé par eux ou avançant de l’un à l’autre (reculant en réalité, jusqu’où je ne sais, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à régurgiter peut-être), ouvrant un monde dont j’ignore tout.

Quoique…

« Ça se discute », a dit Harane. Ici je lui donne raison. Oui, j’ai ouvert des fenêtres sur un monde possible, un de mes mondes possibles, on ne sait pas toujours ce que l’on contient et cela vaut mieux, un monde pour ceux qui y pénètrent (heureux Voyants dont il m’arrive d’envier la chance ! « Malheureux Voyants peut-être » m’a répondu Harane), à leur tour absorbés, circulant, pourrait-on dire, à l’intérieur de mes propres canalisations, tunnels, intestins, comme on voudra, et, je n’ai pas besoin de le préciser, enrobés de sucs, sinon liquéfiés du moins métamorphosés (disent-ils), voilà au moins pour la partie visible de la métaphore du système digestif.

Métaphore à mon sens seule capable non seulement de représenter le circuit de régurgitation et avalement réciproques mais de renvoyer mes propres productions à leur véritable place où elles ne sont que miroir d’une autre, celle qu’Irving, à une échelle seulement plus vaste, fait avancer, enroule, déroule. Selon moi, nous sommes tous comme des vers à nous promener dans les intestins géants qu’il entortille

autour de nous. Qu’on appelle ça le monde, je veux bien, mais qu’on ait au moins l’honnêteté de reconnaître que toute création est une créature avec ses orifices divers, ses labyrinthes intérieurs dont certains vont chercher aujourd’hui les images radiographiées et les échos qui en remontent. Est-ce qu’un jour nous ne finirons pas, autres Ouroboros, par rentrer à l'intérieur de nous-mêmes ? –

Création… permettez un instant, n’allons pas trop vite, je

désigne Irving comme Créateur, mais est-ce qu’il n’a pas été dépassé depuis longtemps par son œuvre, englobé par elle, et nous avec, ou plutôt n’est-ce pas justement – sans entrer dans le détail de ses secrets – son habileté, son génie bien sûr, que d’avoir inventé une machinerie qui se produit elle-même à mesure qu’elle avance en se transformant, si bien qu’en étant tous en train de déambuler à l’intérieur de ce système digestif géant, nous sommes enrobés, métamorphosés par ses sucs, assimilés par eux, et, disons-le au passage, dans la fraternité de la digestion, nous voilà soudés à notre « corps social ». Je ne sais s’il faut attribuer la paternité, voire le machiavélisme de l’invention à Irving, je ne fais qu’en suggérer l’hypothèse.

- Une image intéressante… a dit Harane le soir où je la lui ai soumise (ciel de rayons crépusculaires décomposés en un jaune mêlé d’indigo à l’horizon). Ceux qui affirment que si La

Tour s’écroule, nous redeviendrons des graines d’espace,

incapables de nous comprendre, de nous agréger, n'ont peut-être pas tort. Du bricolage, si tu veux, mais du bricolage qui est notre ciment…

Nous avons convenu entre deux verres de whisky et en rejoignant notre échiquier de Go, de n’en rien dire au Conseil

VI