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Où l'écrivain invente l'espace pour ne pas tomber dans le vide

« (…) cette bouche ouverte et infinie du silence absolu par lequel je parle même si personne n’entend. »

José Carlos SOMOZA – La Bouche

« Tout ce qui nous entoure est certainement faux, mais nous-mêmes sommes bien vrais. »

TORGNY LINDGREN – Paula ou l’Eloge de la

vérité

« Il était : Taaroa était son nom ; il se tenait dans le vide. Point de terre, point de ciel, point d’hommes. Taaroa appelle, mais rien ne lui répond ; et, seul existant, il se changea en l’Univers »

PAUL GAUGUIN – Ancien Culte Mahorie

La peau du ciel si souple. J’en fais ce que je veux. Il suffit d’attendre. Je peux attendre autant qu’il faut. De quoi est fait le monde exactement, nul ne sait. Peut-être de pensées.

Lentement, patiemment, je laisse les miennes flotter sur ce vide. Il faut du temps, mais pour moi, le temps est une fiction, je l’arrête comme je veux, il me suffit d’aller plus vite que lui, et ce ciel, alors, j’y glisse mes pensées. Ou ce qu’on appelle ainsi. Pour moi ce seraient plutôt des sortes de

vibrements, comme des cordes de lumière qui se déplieraient,

se déploieraient, avanceraient en ondulant, serrées les unes contre les autres. Ensuite il faut s’y reconnaître, retrouver la bonne, celle qui, fugitivement –

fugitivement oui, hélas, sachez-le bien. Je dis cela pour ceux qui auraient, à défaut de curiosité, la courtoisie de

s’intéresser à cet extravagant métier d’écrivain, rien ne peut l’être plus non seulement que l’activité mais l’homme, ce dénicheur de mondes perdus, ce vagabond du « hors de », de l’en deçà, à ranger, pendant que nous y sommes, dans toutes les catégories de l’extra –,

celle qui, donc, la corde de lumière, en ondulant

(innocemment, comme ça, l’air de rien, je passais par là) a

fait naître l’étrange sensation qu’elle cachait quelque chose. On se retourne, il n’y a plus rien – si, une ombre derrière elle, en elle peut-être, ou seulement dans son passage, son mouvement, voire dans mon regard déplacé d’un millimètre –.

Ainsi, selon moi, des mondes existent, invisibles à l’œil nu, ils se cachent en chaque chose et chaque être. En réalité l’écrivain est un chasseur d’espaces, tant qu’il n’a pas trouvé il peut guetter. Guetter est sa vocation. Inventer l’espace sera ma modeste contribution au Grand Œuvre d’Irving. On dira que c’est seulement mon espace. Celui de l’en-dedans. Certes. Ses cirques de turbulences, ses formes à peine esquissées que défaites, mais aussi le vent d’images, le

Souffle dont je suis dépositaire, un théâtre de paysages

imprévisibles en fondus enchaînés où aucun observateur ne lira la même chose.

À vrai dire il y a d’innombrables moyens d’inventer l’espace. Nous construisons tous. Chacun ramasse ses fétus de paille et les assemble à sa façon. Qu’on en profite pour s’enfermer, creuser des fossés autour de forteresses inexpugnables où guetter la vaste plaine et l’ennemi derrière les meurtrières, qu’on se croie invisible et qu’on se promène nu dans son palais de cristal, qu’on s’entortille dans de misérables vêtements troués ou dans le plus brillant habit d’Arlequin, qu’on se construise des abris transparents ou opaques, fragiles ou résistants, précaires ou pérennes, qu’on

monte des parois, qu’on entasse des sacs de sable ou d’histoires –

d’histoires, oui. Je m'arrête un instant pour le préciser : les histoires, je ne vous étonnerai pas si j’ose dire que ce sont souvent les meilleures caches, les édifices les plus complexes à forcer. Ici on est très fort pour les histoires, j’en écoute beaucoup d’où je suis, car il m’arrive de me glisser dans une ou l’autre de ces boîtes-Espaces construites par des inconnus. Curiosité d’écrivain, si vous voulez, mieux vaut être au courant de tout. Pour ce qui est de pénétrer c’est une entreprise délicate – j’aime mieux prévenir les amateurs – que de repérer les interstices où se faufiler, un art de contorsionniste à réduire sa taille, modeler sa silhouette pour circuler ensuite avec le plus grand naturel. Il me semble alors que j’ai pénétré à l’intérieur d’une de ces plaquettes qu’on observe en laboratoire, que je suis une parmi les milliers de bactéries qui s’échappent, se déforment sous le regard impitoyable du microscope – le mien –, tandis que j’enregistre, je note, j’empile des milliers de notes mentales, comme vous savez j’apporte à mes observations un sérieux et un soin scientifiques –,

Qu’on tisse donc, qu’on couse, plâtre ou bétonne, on construit tous son espace. Je dirais même que c’est l’activité la plus commune, au point qu’on se demande comment ils coexistent tous. On pourrait penser qu’ils vont finir par se rencontrer, se heurter, et probablement se détruire. Un paradoxe pour tous ces bâtisseurs de l’image, de la parole, du rêve, de l’acier, des briques ou du bois, et même du sable (oui, du sable, en posant un pas devant l’autre, légèrement, comme pour effacer sa trace, le peuple de Tuborg a fait surgir montagnes et rivières, dessiné son paysage, et en a sillonné les routes intérieures). « C’est que ces mondes sont emboîtés les uns dans les autres » explique Leo, « et leurs surfaces se reflètent en miroir.

Quant à l'espace d'Irving, celui-là il se murmure que ce sont les Araignées qui l’ont inventé. C’est parce qu’elles vont si vite, voyez-vous. Pour elles l’espace n’existe pas, on dirait qu’elles arrivent avant d’être parties. Mais elles tissent un réseau. Pour Irving, peu importe, « ce sont des alliées » dit-il, mais elles pensent peut-être, elles, que c’est lui qui les aide… Allez savoir. Et d'ailleurs peut-être sommes-nous finalement pris dans leurs rets. Peut-être notre

Tour rebondit-elle comme sur un trampoline dans les mailles de

leur toile infinie et puissante ?

Alors on peut raconter l'histoire d'Irving autrement : "Il était une fois, donc, les Araignées qui traversaient le ciel". Si je dis « il était une fois » c’est que personne ne sait quand elles sont apparues. Il est probable qu’elles étaient là avant nous, si toutefois cet avant veut dire quelque chose. Mon idée est qu’on devrait dire « il était une fois » pour tout. Et tous.

(Au passage dans une de mes boîtes-Univers, j’aurais aimé être une Araignée, être le globe de ce corps bombé et transparent – oui, les nôtres sont, c’est ainsi du moins qu’on les imagine, car, à vrai dire, personne n'a jamais vu que leur sillage, comme des boules de cristal lumineuses –, son entêtement sage, patient, prudent et rusé.

Les Araignées, disais-je, pour ce qui est de leur tâche – celle qu’elles se sont fixée ? – sont, il faut le leur reconnaître, infatigables, allant et venant dans tous les sens. Leur tâche, semble-t-il, est de collecter tous les grains de sable, toutes les particules étrangères, et de les rassembler, comme si elles fabriquaient un gigantesque silo. Au début, disons qu’il n’y avait que des particules étrangères évidemment. Il en reste encore et elles les trouvent, elles ont l’œil à tout, ce qui en a amené certains à supposer qu’elles ont autant d’yeux que de dimensions (et pour celles-ci on a avancé le nombre de huit).

Une chose est sûre, leurs talents sont multiples particulièrement pour repérer infailliblement les étrangers dans la grande famille des déshérités, des éclopés, ces êtres en chemin depuis si longtemps qu’ils ne savent même plus pourquoi ils sont partis. La souplesse des Araignées à se glisser partout en a sauvé plus d’un, l’arrachant parfois à un de ces trous noirs, ces culs-de-basse-fosse où on les laissait croupir, quelques rapports parvenus jusqu’à nous prétendent qu’elles creusent des tunnels d’où elles les font sortir avant qu’ils ne soient entrés, je ne le mentionne que par honnêteté, je ne sais s’il faut ajouter foi à cette affirmation –, et ne parlons pas de leur vitesse qui leur permet de battre tous les records de fuite. C’est ainsi qu’aujourd’hui elles parviennent encore à en conduire quelques uns chez nous. Chacun attend avec impatience leurs images étranges. Les enfants aussi les aiment, mais, c’est une chose étonnante, j'ai lu qu'ils oublient très vite cet éblouissement devant celui « qui ne fait pas comme les autres », paré à leurs yeux des insignes de l’extraordinaire dont ils n’ont de cesse de se revêtir, c’est même la première chose qu’ils oublient en vieillissant, quand ils se jettent dans la mer de conformité, je parle, bien sûr, de ce qui arrive dans d'autres mondes, il semble qu’il y en ait eu, voire qu’il y en ait, ne serait-ce que celui d’où Irving prétend surgir (où le temps existait, dit-il. Raison de plus pour se méfier de ce dernier). Heureusement, chez nous, les enfants restent des enfants. Et les vieillards des vieillards, au moins les choses sont claires.

Les Araignées il faut se contenter de les entendre, d’entendre leur léger chuintement, leurs reptations comme de longs serpents occupés à dessiner la carte du ciel, quand elles glissent sur leurs rails au démarrage (et encore à condition d’avoir l’oreille exercée, pour moi c’est mon métier de les distinguer les unes des autres, je n’ai aucun mérite), le bourdonnement particulier propre à chacune lorsqu’elles

sont lancées à pleine vitesse. Lorsqu'il y en avait beaucoup qui sillonnaient le ciel, celui-ci n’était qu’une rumeur trépidante et continue, celle d’une immense usine qu’on entendrait de loin et dans une sorte de demi-sommeil, ou d’une salle des machines au plus profond d’un navire, dont chacun perçoit le bruit sourd comme s’il venait d'une salle dans les profondeurs de son propre corps, vibrations, grincements, parfois choc – il y en eut – de bielles et rouages infatigables. Il m’arrive encore d’entendre cette rumeur, comme si une mégapole engloutie continuait à émettre tous les bruits de sa vie souterraine et étrange.

Oui, un travail mystérieux, laissons-les faire, elles semblent savoir ce qu’elles veulent. Pour ce qui est de l’espace, chacun sa façon. La mienne n'est pas la leur, ni celle d'Irving. Leo, lui, le saisit à pleines mains, le tord, le distend, et les choses tombent dans ses filets. Ensuite il épouse leur ronde, dit-il, il suffit de suivre leurs courbes, leurs embrassements, leurs chutes, et c’est un monde d’ivresses, de désespoirs, de baisers qui s’éloignent les uns des autres dans une nuit sans fond.

Pour ce qui est du mien il faudrait que je laisse la parole à Leo. Peut-être dirait-il (mais comment savoir ce que veulent dire exactement les mots ?) qu’il voit la même chose dans ce que j’écris que dans ses tableaux. Mais pour moi mon espace se dissout en fumée, se disperse, s’évapore. Il est celui d'un monde infinitésimal, turbulent, le monde chaotique des mots – et des pensées – qui entrent en collision et n’arrivent jamais où l’innocent le croyait. Il est celui d’une guerre impitoyable, des pièges qui se tendent pour happer ce qui passe – sais-je jamais si j’ai utilisé le bon mot pour dire ce paysage que je vois, crois voir, qui est en moi, trouble, ambigu, indécis, ce monde de pics fantômes qui surgissent et trompent la vue, ce monde mouvant, en mouvement pour décider de naître et n’arriver nulle part. Les pensées

brûlent et s’enfuient – les mots aussi – elles sont partout à la fois, superposées, repliées parfois les unes sur les autres. Beaucoup sont cachées. Pour une que je déloge, la plupart s’échappent, et, précisons-le, les instruments de mesure pour ces rayons déviés, ces images démultipliées, ces paysages accélérés, ces ombres portées, sont aussi à inventer. Une longue patience. J’ai appris. Si je reste assez longtemps attentive, ce ciel infiniment monotone devient infiniment mobile. Alors je sais que j’ai gagné. Que j’ai sauvé d’un puits sans fond ce qui aurait pu ne jamais exister.

Mais le plus dur est d’avancer. Parfois pourtant je me demande si je n’aurais pas mieux fait de rester où j’étais. Non, je ne connais pas les étreintes et les meurtres gigantesques dont parlent les tableaux de Leo. Dans le noir. Je ne connais que l’intense, aveuglante lumière des mots. Pour l’écrivain, inventer l’espace n’est pas simple, croyez-moi. Mais auparavant…

Auparavant je me suis perdue dans mon regard. Il m’est arrivé de ne pas savoir où j’étais. D’ici, de mon balcon sur l’immensité du vide, l’immensité d’un monde à remplir (le creux de son ventre est le mien), cette immensité, au début, me donnait des nausées, et parfois il m’a semblé passer par dessus bord, il m’a semblé que je me vidais à l’intérieur de moi-même, que je devenais vide moi aussi, que je dégringolais à mesure que l’étirement télescopique de la Tour-Ville d’Irving (comment l’appeler je ne sais, pourquoi pas, oui, un télescope, un gigantesque avant-pont sur le monde, et quand il aura tout fait rentrer à l’intérieur de ses lentilles géantes peut-être existerons-nous) me projetait toujours un peu plus haut, et qu’en réalité – puis-je dire ainsi ? – je n’étais que cette chute sans fin.

Voilà sans doute pourquoi j’ai inventé l’espace. Le mien. Pour me tenir compagnie. Quant au temps, s’il a jamais existé et si la vitesse est proportionnelle à la durée de la chute, il y a longtemps que je l’ai pulvérisé. Peut-être dans un coin de mon cerveau – certains disent mon imagination – en ai-je gardé une trace. Mais c’est un jeu, tout au plus un jeu, sachez-le.

Oui, le plus dur est d’avancer. Nul ne sait, lorsqu’il avance, ce qui résonne au fond du ciel. Quelle bouche s’entrouvre, se distord dans un cri démesuré pour le happer. Je ne suis que chute, je pourrais dire également que je ne suis que cri. Celle qui est là pour dire le cri, le mien et celui des autres à l’intérieur du gouffre. Que peut-on faire d’autre que hurler ?

Le gouffre – nul ne saura jamais la vérité – il est possible qu’il n’existe qu’en miroir. On n’échappe à un vertige que par un autre.

- Le vide c’est la sérénité, nous le fuyons, dit toujours Leo. Nos pensées pourvoyeuses d’espace – de vibrations dis-tu, oui de vibrations mais de conflits néanmoins – délimitent le théâtre de la guerre. Toi et moi nous nous tenons à l’horizon des événements. Mais là-bas…

Mes tunnels, tes mots en fusion ou les labyrinthes d’Irving, continue Leo, vont sans doute tous au même endroit. La surface de chaque miroir est irisée, elle piège les ombres et dévie la lumière, elle est vertige et folie, oui, mais il y a des milliards de cordes qui chantent pour l’inventer.

- Peut-être, mais qui écoute ?

- Parfois, il arrive que dans le miroir on voie un étranger, nous-mêmes, venir vers nous jusqu’à la collision…

Et il dessine d’un geste le monstre né de nos pensées, de nos rêves.