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La guerre du Darfour et l’aggravation des tensions

B. Sédentariser dans le désert.

Camp de Touloum, région d’Iriba, 15 mars 2004. Un vent de poussière aveuglant balaie les pentes arides sur lesquelles 5000 réfugiés ont construit des abris de fortune. Des bâches ont été fournies par le HCR, mais pas de tentes : le camp n’est encore qu’un « camp de transit ». L’ONG Norvegian Church Aid, spécialisée dans l’approvisionnement en eau des camps de réfugiés, n’a pas donné son feu vert pour une installation durable du camp de Touloum : les disponibilités en eau sont incertaines. Alors, les réfugiés s’occupent à tresser des seccos de paille de mil pour clôturer leurs abris ; une fillette lave un bébé dans un fond d’eau sombre ; des femmes reviennent de la brousse chargées de bois. Dans le camp et autour déjà, des souches d’arbres témoignent du déboisement. Le 21 mai, Touloum accueille 17 787 réfugiés…

Conformément à son mandat, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) se charge de la protection des populations soudanaises qui fuient la guerre du Darfour. La reconnaissance de leur statut de réfugiés est à la fois collective et temporaire. La mission du HCR est double : mettre ces réfugiés en sécurité, en les « relocalisant » dans des camps situés à plus de 50 kilomètres de la frontière tchado-soudanaise, et leur porter assistance.

Ces objectifs se heurtent à des contraintes majeures dont les effets cumulés compliquent sérieusement la situation : la localisation des camps est déterminée, on l’a vu, par des considérations « ethno-politiques » qui rendent leur déplacement problématique, voire impossible. Le choix du milieu naturel d’accueil ne se pose donc pas ; or, dans la plupart des cas, il est particulièrement inadapté à la forme fixe et concentrée que prend l’hébergement dans des camps.

En novembre 2006, il y a 218 000 réfugiés soudanais pris en charge par le HCR dans les régions du Ouaddaï et du Wadi Fira. Cela représente une augmentation d’un quart de la population totale des deux régions. Sur ces 218 000 réfugiés, 185 000, soit 85 %, sont hébergés dans les 10 camps situés au nord de la ligne Am Dam-Adré1, autrement dit en milieu

sahélien, voire sahélo-saharien dans le cas des deux camps les plus septentrionaux. Deux autres camps sont situés en « zone sud », selon la terminologie adoptée par les organisations humanitaires, c’est-à-dire dans le département du Sila.

La « zone nord », constituée par le département de Kobé, regroupe à elle seule en novembre 2004 36 % de l’ensemble des réfugiés. A cette date, le nombre des réfugiés dans ce département (72 460) est presque égal au nombre de ses habitants (72 928)1.

Ces chiffres ne rendent pas encore bien compte de ce que peut être la perception par les populations locales de cet afflux de réfugiés : les habitants des quelques petits villages posés dans le désert qui jouxtent les camps se trouvent soudain à côté de « villes » de plusieurs milliers d’habitants. Dans un environnement fragile, aux ressources rares et temporaires, la perturbation est considérable.

Depuis l’installation des premiers réfugiés en janvier 2004 jusqu’à aujourd’hui, le problème de la disponibilité des ressources naturelles – l’eau, le bois, les pâturages, les terres cultivables – constitue une préoccupation constante des organisations humanitaires. « Le manque d’eau est la plus grande contrainte pesant sur nos opérations pour aider les réfugiés au Tchad », déclare un porte-parole du HCR en juillet 20042. Dans l’est du pays, les

ressources en eau sont aléatoires. Ou plutôt, elles sont mal connues des ONG en charge de l’approvisionnement en eau des camps, qui reçoivent dans cette mission une aide inégale des populations locales. Les incertitudes sur les disponibilités en eau expliquent les nombreuses hésitations qui précèdent la localisation d’un camp, les variations dans l’estimation de sa capacité d’accueil3, et les délais pour transformer un camp de transit temporaire en camp

durable. Ce délai fait partie de la procédure normale d’installation des camps, mais dans l’est du Tchad, il est parfois très long.

Le camp d’Am Nabak, au sud d’Iriba, est d’abord un settlement où s’installent spontanément des réfugiés en provenance des villes soudanaises de l’autre côté de la frontière. Il n’y a pas d’eau sur place, il est donc impossible d’en faire un camp durable. Am Nabak devient donc un camp de transit… et l’est toujours, plus de quatre ans après son ouverture. Pas de tentes là non plus, donc, mais des bâches sur des murs de terre. Finalement une solution est trouvée pour assurer l’approvisionnement en eau : elle est apportée d’Iriba par des camions-citernes d’une contenance de 20 000 litres, qui font en moyenne huit voyages par jour. Pour le bois, « les réfugiés se débrouillent », mais avec quelles conséquences ! Il est toujours prévu de déplacer Am Nabak, dont la sécurité, à une vingtaine de kilomètres de la frontière, est en permanence menacée. Mais les réfugiés, fortement politisés, refusent ce

1 Chiffres de novembre 2004 fournis par la carte « Chad : Refugee and Local Populations » du PAM. 2 Déclaration de Jennifer PAGONIS, Centre de Nouvelles ONU, 30 juillet 2004.

3 Le camp de Farchana est prévu pour 9000 réfugiés à son ouverture le 17 janvier 2004 ; il en compte 16 647 le

transfert ; de même que sur les sites pressentis pour accueillir un nouveau camp, les « populations hôtes » expriment leur peu d’empressement à les accueillir1.

Le HCR s’est donné des moyens technologiques importants pour prospecter la région en vue de trouver de nouvelles ressources aquifères. En 2008, l’agence dispose d’une étude hydrogéologique approfondie sur tout l’est du Tchad. Mais cette information n’est pas toujours utilisée par les partenaires du HCR opérant dans les domaines de l’eau et de l’assainissement. De même, les acteurs humanitaires coopèrent peu avec les administrations (comme la direction de l’hydraulique à Abéché) ou les structures de projets susceptibles de détenir des données sur l’eau. Dans certains camps, la pénurie d’eau demeure récurrente. A Touloum, en mars 2006, les réfugiés ne recevaient que 6,62 litres par personne et par jour, au lieu des 15 litres correspondant à la norme2. A Iridimi en 2008, moins de 8 litres.

Une étude menée pour le service d’aide humanitaire de la commission européenne (ECHO) remet cependant en question l’utilisation de la norme Sphère consistant à vouloir fournir 15 litres d’eau potable par jour à chaque personne, dans un contexte où une partie de cette eau risque d’être consommée par le bétail, utilisée pour la production de briques ou l’agriculture. Fournir aux réfugiés moins d’eau potable et plus d’eau brute répondrait davantage aux besoins, à moindre coût3.

Il faut aussi chaque année gérer aussi l’excès d’eau de la saison des pluies. Lors de l’installation du camp de Kounoungou, les Tchadiens constataient avec amusement que les « experts » de l’humanitaire avaient disposé les tentes sur le parcours de ruissellement des eaux de pluie. Le PAM, dont les convois pour approvisionner cette région enclavée partent de Douala ou de Benghazi – un voyage de 2800 kilomètres dont 1700 à travers le Sahara – doit en outre « prépositionner » des vivres pour plusieurs mois dans des rub-halls (grandes tentes servant d’entrepôts de stockage) à proximité des camps quand les pistes sont rendues impraticables par les crues des ouadis*4. En août et septembre 2004, l’armée française,

présente à N’Djamena et Abéché dans le cadre du dispositif Epervier, consent à utiliser des

1 Le refus des populations locales d’accueillir ces réfugiés s’est exprimé près de Biltine, mais aussi en pays

zaghawa, à Ourba à 40 kilomètres au nord d’Iriba, où des villageois ont attaqué l’équipe technique d’une ONG chargée d’aménager le site (WFP Emergency Report 30 du 28 juillet 2006). Le projet de relocalisation du camp d’Am Nabak, et de celui d’Ouré Cassoni, très proche de la frontière soudanaise, a cependant été poursuivi, et les sites d’Ourba et de Gantir (à 30 kilomètres de Biltine) préparés à cet effet (WFP Emergency Report 42 du 20 octobre 2006). Mais en août 2008, les camps d’Am Nabak et d’Ouré Cassoni sont toujours à leurs emplacements initiaux.

2 WFP Emergency Report 12 du 24 mars 2006.

3 Groupe URD, 2008. Etude Stratégique, « Evaluation des besoins au Tchad en support aux actions humanitaires

existantes et à venir de la DG ECHO », Plaisians, 26 avril, pp. 19-20.

4 La reconstitution du trajet d’une commande de vivres effectuée par l’USAID a montré que 15 mois peuvent

s’écouler entre la signature de la commande aux Etats-Unis et sa livraison aux « bénéficiaires » de l’est tchadien, dont 11 mois entre Douala et le site d’arrivée (IRIN, « Tchad : l’histoire de la commande n° 81707503 », 22 mai 2008).

avions C160 Transall pour acheminer 200 tonnes de vivres (750 tonnes de fret au total) vers les camps. L’opération est baptisée « Dorca », du nom d’une petite gazelle du désert. Elle n’est reconduite que ponctuellement en juin 2007 vers Goz Beïda1.

Trouver du bois est l’autre source majeure de préoccupation. Elle cristallise les conflits entre réfugiés et populations locales, y compris dans la zone sud, la mieux pourvue en ressources ligneuses. Au centre et au nord du Ouaddaï, les arbres dispersés qui avaient résisté aux sécheresses ne résistent pas à l’implantation des camps. Les agents du SECADEV lancent des appels à Kounoungou en mars 2004 pour que les réfugiés ne coupent pas les arbres dans le camp mais autour. C’est inutile, et de toute façon, les arbres du camp ne suffisent rapidement plus : autour de Kounoungou comme autour des autres camps, l’auréole de déforestation s’étend. A Hadjer Hadid, dorénavant situé entre les deux camps de Bredjing et de Tréguine, les villageois qui parcouraient entre trois et cinq kilomètres pour trouver du bois avant l’arrivée des réfugiés doivent en parcourir de 15 à 17 en mai 2005. Autour d’Iriba, cette distance atteint 40 à 50 kilomètres. Les réfugiés coupent du bois vert, ce qu’interdit la loi tchadienne, à laquelle ils sont soumis. Mais peu importe. Dans le camp de Bredjing, une femme réfugiée seule avec son enfant et démunie avoue consacrer quatre heures par jour à la collecte du bois. Elle vend un ou deux fagots par jour, au prix de 200 FCFA l’un, pour compléter la ration alimentaire insuffisante qui lui est distribuée. Elle a bien été « embêtée par des Arabes », mais elle ne voit pas d’autres solutions pour améliorer son quotidien.

C’est précisément pour limiter les risques d’agression auxquels sont exposées les femmes qui s’aventurent hors des camps et pour freiner les coupes « sauvages » à proximité des villages que le HCR entreprend d’organiser la collecte et la distribution de bois mort. La concertation avec les autorités aboutit à l’identification de zones d’anciennes forêts détruites par les sécheresses autour d’Iriba, de Bahaï et d’Adré. On emploie pour ramasser ce bois une main d’œuvre locale mieux rémunérée qu’à son habitude : un homme qui gagne 500 FCFA par jour en vendant au marché une quantité de bois correspondant au chargement d’un âne est payé 2 500 FCFA en faisant le même travail pour le HCR2. Cette solution – encore très

imparfaitement mise en œuvre en mai 2005 – renchérit finalement le prix du bois sur les marchés locaux et prive à moyen terme les populations locales des réserves dans lesquelles elles puisent. Elle donne également lieu, on le verra, à un commerce très lucratif des ressources collectives au profit de quelques individus.

1 « Début dimanche d’un pont aérien humanitaire français pour les réfugiés du Darfour », AP, 16 juin 2007. 2 Entretien avec un responsable Environnement du HCR, Abéché, 26 avril 2005.

Elle n’éteint pas pour autant les conflits entre réfugiés et populations locales. Autour de Djabal, tout près de Goz Beïda, la déforestation rapide provoquée par les réfugiés et l’insécurité à laquelle la coupe du bois les expose incitent les responsables du camp à négocier avec le chef de canton l’attribution d’un site de ramassage du bois. C’est chose faite en avril 2005, et des camions partent pour Abchour, un village à une vingtaine de kilomètres. Mais la population d’Abchour manifeste sa colère, s’en prend aux réfugiés, et le ramassage est suspendu. Il reprend après discussion1

Le dénouement est moins heureux quelques semaines plus tard à proximité du camp de Kounoungou : des affrontements entre jeunes autochtones et réfugiés font huit blessés dont deux graves, le 27 mai 2005. Cause immédiate : le ramassage de bois à l’extérieur du camp par les réfugiés, alors que le camp de Kounoungou est celui pour lequel la collecte est la mieux organisée. Mais le bois distribué par le HCR ne peut être vendu, sous peine d’exclusion de la distribution. Alors les réfugiés de Kounoungou continuent de couper du bois, pour le vendre. Mais ici le conflit autour des ressources n’est que le catalyseur d’une situation d’exaspération qui a d’autres causes : la présence en zone tama de réfugiés zaghawa ; et le sentiment qu’ont les jeunes locaux d’être exclus des postes confiés par les ONG à des ressortissants du sud du Tchad ou de N’Djamena. L’absence des autorités locales au moment des troubles n’aide pas à leur apaisement.

Les réfugiés soudanais devront-ils être tenus pour responsables des dégradations de l’environnement auxquelles leur présence donne lieu ? Ont-ils d’autres choix, dans les premiers mois de leur installation, que de se livrer à cette déprédation, enfermés qu’ils sont dans ces camps du désert ?

Ils tentent tant bien que mal de préserver leur mode de vie. Parmi leurs animaux, un grand nombre n’a pas survécu à l’exode. La guerre du Darfour a profondément affecté le déplacement méridien des transhumants. Des groupes qui se déplaçaient entre Tchad et Soudan ont dû quitter la zone d’insécurité de la frontière et s’enfoncer vers l’intérieur des deux pays ; certains ont été séparés ; des animaux partis seuls au devant des pâtures se sont égarés ou sont morts de faim ou de maladie. Au moment de l’ouverture des camps en 2004, au plus fort de la saison sèche, les pâturages sont inexistants dans toute la zone nord. Des carcasses d’ânes et de boeufs jonchent le terrain autour de Bahaï, d’Iriba, de Touloum et de Tiné. Ceux qui ont conservé quelques têtes de bétail tentent d’aller le vendre à Abéché, ou, comme tous les semi-sédentaires et semi-nomades de la région, dispersent les familles : une partie reste au camp, l’autre part à la recherche de pâturages plus au sud. Inévitablement la

présence de ces nouveaux venus donne lieu à des heurts avec les autochtones. Conflits pour des pâturages, concurrence agriculteurs/éleveurs pour l’accès aux terres et à l’eau des ouadis* : dans le sud du Ouaddaï, les paysans et les éleveurs perçoivent la saturation de l’espace utile.

D’autant que des terres sont bientôt attribuées aux réfugiés des camps qui souhaitent cultiver. Ces attributions font l’objet de négociations entre le HCR et les communautés locales. Elles prennent la forme d’un marché – les autochtones concèdent des terres en échange de semences, d’outils, de moyens d’exhaure – à l’issue duquel tous ne sont pas gagnants. Dans toute la région, les ONG favorisent les cultures comme une « activité génératrice de revenus » dont l’objectif est de réduire la dépendance des réfugiés. Une politique qui porte ses fruits puisque le succès de la production agricole des réfugiés de la zone sud est telle que les organisations internationales envisagent de réduire, voire de suspendre dès la fin de l’année 2006 les distributions alimentaires dans les camps de Djabal et de Goz Amir. Une décision reconsidérée au moment où, dans la même zone, une flambée de violence met des milliers de déplacés tchadiens en situation de grande précarité1.

S’il est écologiquement possible que la « greffe » des camps prenne dans le sud du Ouaddaï, il est improbable que cela le soit dans le reste de la région, où la sédentarisation forcée de milliers de personnes en milieu aride sape la possibilité même d’une utilisation durable des ressources.

Les organisations internationales en sont bien conscientes et tentent – avec quelle conviction ? – de remédier à un désastre dont elles se sont faites complices.

1 FEWS NET, « Tchad : Alerte d’avertissement alimentaire. Souci pour les personnes nouvellement déplacées »,