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Sortir de l’insécurité alimentaire

Document 4 : Définition des tâches des acteurs du PAO Tâches incombant aux groupements

C. La demande d’Etat.

Les populations du Ouaddaï entretiennent avec « l’Etat »4 une relation paradoxale : il

est à la fois le grand absent, celui duquel on désespère (« On n’attend rien de l’Etat, on attend plus de Dieu ! ») et le seul par lequel la situation peut s’améliorer. « Nous n’avons pas d’espoir par rapport à l’Etat. Il est incapable d’arrêter l’insécurité. Cependant seul l’Etat peut résoudre le problème de l’insécurité. Les ONG peuvent résoudre les autres problèmes, pas celui-là »5. C’est un nomade – un de ceux longtemps soupçonnés de se jouer des cadres

étatiques – qui demande ainsi un renforcement de l’Etat pour restaurer la sécurité.

Toute l’intervention de l’aide humanitaire dans la région ne suffit pas à combler le déficit de protection – « The Protection Gap » de la Norvégienne Astri Suhrke – dont souffre la population. Il est infiniment plus facile pour les organisations internationales de procurer une assistance aux personnes, sous la forme de biens matériels ou de services médicaux, que de garantir leur sécurité6. Pourtant, la première n’est possible que si la seconde existe. C’est

ce que montre de façon flagrante l’explosion de violence qui aboutit en décembre 2006 au

1 DE SOYSA 2002 : 11-12.

2 Discours de la cérémonie de pose de la première pierre du bureau régional du MPS à Abéché le 6 mars 2004. 3 Voir les témoignages recueillis dans Oxfam 2008 : 14, et CARE International, « le dilemme du déplacement :

un examen des problèmes et des préoccupations des personnes déplacées dans l’est du Tchad », juin 2008, 8 p.

4 Plus exactement mes interlocuteurs parlent du hukum*, « le gouvernement » ou « la manière de gouverner », le

terme dawla signifiant « l’Etat » au sens de « pays » ou de « nation ».

5 Entretien avec Moussa Adam, chef de tribu arabe zaghawa, le 14 février 2004 à Abougoudam. 6 JUMA et SUHRKE 2002 : 30.

retrait humanitaire de la zone des camps de réfugiés. Le HCR, dont le mandat impose la protection des réfugiés, échoue dans cette mission et se voit contraint de restreindre du même coup l’assistance aux victimes1.

L’aide au développement est de la même façon vouée à l’échec. En se consacrant à l’amélioration de l’agriculture, de l’élevage, des infrastructures hydrauliques ou routières, les projets évitent de s’ingérer dans le domaine régalien. Cependant, quand Almy Bahaïm, par exemple, s’investit dans la recherche de solutions aux conflits opposants agriculteurs et éleveurs, n’empiète-t-il pas sur une des missions premières de l’Etat : garantir la sécurité et la cohésion nationale2 ? Comme le projet ne peut pas se substituer à l’Etat dans ce rôle, il est

inapte, on l’a vu, à mettre fin à une violence dont les causes ne sont pas seulement matérielles. Au Ouaddaï, les fonctionnaires dépositaires des pouvoirs de la République ne disposent d’aucun moyen leur permettant d’exercer ces pouvoirs. Je rencontre ainsi le sous- préfet « nomade » d’Abougoudam – en charge de la gestion de neuf grands groupes d’éleveurs transhumants ou semi-sédentaires se déplaçant entre les régions du Wadi Fira et du Moyen Chari – sans aucun moyen de transport ni de communication. Il s’avoue dépendant des projets pour tous ses déplacements, sauf ceux qu’il lui arrive d’effectuer à cheval ! Il reconnaît qu’en sollicitant ainsi des moyens auprès des projets, les fonctionnaires entravent la bonne marche de ces derniers. Mais le dénuement qui les condamne à l’inefficacité – quels que soient leurs efforts et leurs compétences – ne nuit-il pas aussi à leur légitimité ? « Il faut aider la souveraineté à s’asseoir ! » me dit ce sous-préfet, selon lequel l’aide internationale doit viser en priorité le renforcement de l’autorité de l’Etat3.

Peut-on faire l’économie d’un Etat Léviathan, garant de l’ordre, du respect des lois et de la sécurité ? « …si aucune puissance n’est établie ou si elle n’est pas assez grande pour assurer notre sécurité, chacun aura recours et pourra licitement recourir à ses propres forces et à son art pour se protéger des autres », écrivait Hobbes au XVIIe siècle4. Dominique

Bangoura ne dit pas autre chose au sujet de l’Afrique contemporaine : « Les populations africaines vivent dans l’insécurité »5. Et comme l’Etat ne les protège pas, elles inventent

1 L’obsession sécuritaire des agences onusiennes pour épargner leur personnel et la dégradation de la sécurité

dans les camps suite à leur retrait (qui se traduit par plusieurs homicides à partir de décembre 2006) invitent à se poser cette question qu’Astri Suhrke posait au sujet de l’intervention humanitaire en Bosnie : « Quel était le but

de l’aide humanitaire quand les Nations Unies ne protégeaient qu’elles-mêmes et les convois de vivre plutôt que les victimes de guerre, et maintenaient en vie des personnes qui allaient mourir bientôt ? » (Idem, traduction

personnelle).

2 C’est l’avis du journaliste tchadien Naygotimti Bambé dans « Un partenariat rendu difficile », article paru dans

l’enquête « L’administration publique au Tchad : le bord du gouffre », Tchad et Culture, 2001.

3 Entretiens avec Charles Ainta Moguina, sous-préfet nomade d’Abougoudam, février 2004. 4 HOBBES 2000 [1651] : 282-283.

« des dispositifs du quotidien qui n’annulent pas la violence mais la mettent à distance »1.

C’est exactement le cas au Ouaddaï, où ces dispositifs ne sont pas différents d’ailleurs : la fuite est le premier d’entre eux. L’autodéfense est un autre moyen par lequel les familles, les communautés, tentent de se protéger du banditisme et de la criminalité. Les armes pénètrent au cœur de foyers, des groupes s’organisent en milices. Enfin, la vengeance, individuelle ou institutionnalisée à l’échelle des groupes, est la façon d’obtenir une réparation que la justice ne permet pas.

Mais ces formes de sécurité ont leurs limites.

Elles aboutissent à un « morcellement de la sécurité », remarque à juste titre D. Bangoura. La sécurité est « parcellisée » par communautés, par groupes et réseaux divers2.

Cette parcellisation me semble empêcher l’émergence d’un sentiment d’appartenance nationale, ainsi que le traduit la réflexion d’un éleveur : « L’Etat ne fait rien pour nous. Nous ne sommes pas des Tchadiens ». Un Etat qui ne procure pas de sécurité, et qui devient même – il faudra y revenir ! – une menace pour la vie et le bien-être des individus et des communautés, ne peut pas exercer d’autorité ou escompter une quelconque loyauté en retour, parce que sa légitimité est nulle3.

Tout compte fait, si ce n’est la fuite, qui consiste à se mettre soi-même à distance de la violence, les dispositifs chargés de « mettre la violence à distance » ne l’aggravent-elles pas plutôt ? La vengeance est la source d’une violence qui peut se reconduire sans fin. L’autodéfense entraîne les populations civiles dans des affrontements de grande ampleur. Face aux agressions de janjawid* soudanais et tchadiens, dans le sud du Ouaddaï et au Salamat en 2006, des milices regroupant des Dadjo et des Massalit du Ouaddaï, et des Birguit, des Mouro et des Dagal du Salamat, combattent les ennemis « arabes ». Mais le rapport de force est en défaveur des ethnies « africaines ». L’armée gouvernementale tchadienne, aux prises avec les rébellions, n’intervient pas, et les heurts font des centaines de morts, des milliers de déplacés.

Il m’apparaît clair que la communauté à laquelle est laissée le soin de sa propre défense, dans un contexte d’exactions impunies, de frictions ethniques et de rivalités politiques, n’a pas la capacité d’assurer en outre ses autres besoins de sécurité, alimentaire ou sanitaire. L’inaptitude des structures administratives et des services techniques à soutenir des actions de développement est une contrainte4 que les projets ne peuvent pas surmonter en

1 LE ROY, La violence et l’Etat. Formes et évolution d’un monopole, L’Harmattan, Paris, 1993, p.240, cité dans

BANGOURA 1996 : 51.

2 BANGOURA 1996 : 51-52. 3 HOLSTI 1996 : 108. 4 ROCHETTE 1992 : 28-29.

évacuant l’Etat, ainsi que tentent de le faire les partisans de la participation communautaire. Ce n’est pas le développement qui crée la sécurité, car la sécurité est nécessaire au développement, comme l’expriment les Tchadiens eux-mêmes : « …les populations ont, de manière très nette, fait ressortir le fait que l’Etat n’a pas su garantir leur sécurité et celle de leurs biens, pour leur permettre de se consacrer à l’objectif d’augmenter leurs richesses sans crainte d’une quelconque spoliation »1.

Les Ouaddaïens aspirent à une « vie normale », c’est-à-dire délivrée de la crainte et de la violence. Comme bon nombre d’Africains ils ont besoin, avant tout, « de sécurité et d’Etat »2, d’un Etat garant de leur sécurité.

1 République du Tchad, Ministère du Plan, du Développement et de la Coopération, Comité de pilotage de la

SNRP, 2003 : 28.