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Sortir de l’insécurité alimentaire

C. Les conditions d’un impact positif.

Il y a pourtant des exceptions à la règle, et les projets qui marchent sont suffisamment rares pour retenir l’attention des bénéficiaires. Du projet Almy Bahaïm (« de l’eau pour le bétail » en arabe tchadien) tous les éleveurs rencontrés m’ont dit du bien1. Ce programme

d’hydraulique pastorale a pour objectif de sécuriser la mobilité des troupeaux, seule garante de l’accès aux ressources naturelles en milieu semi-aride. Il s’agit à la fois de mieux répartir la charge animale en ouvrant des zones de pâturages par création de points d’eau, et de mettre fin aux conflits parfois violents entre agriculteurs et éleveurs. Le projet, financé par l’AFD, débute en 1995. Il s’étend à l’ensemble du Tchad oriental : anciennes préfectures de Biltine, du Ouaddaï, du Salamat, du Batha et du Guéra2. Ses réalisations sont d’abord techniques. En

deux phases, de mars 1995 à juin 1999, puis de décembre 1999 à juin 2003, 200 ouvrages hydrauliques (puits, mares) sont construits ou réhabilités, et surtout, 500 kilomètres de murhâl* sont sécurisés par un balisage en repères fixes : la visibilité des 2936 balises garantit aux éleveurs le respect de leurs parcours, notamment dans les espaces convoités du sud du Ouaddaï, en saison sèche. Les infrastructures sont réalisées après concertation avec les usagers afin qu’elles ne deviennent pas à leur tour source de conflit, et font l’objet d’un suivi technique et d’études d’impact une fois construites3.

Mais l’apport du projet n’est pas seulement matériel. Il vise aussi à renforcer les capacités des instances locales et régionales chargées de la prévention et de la gestion des conflits. En 1996, des affrontements meurtriers opposent agriculteurs et éleveurs au Ouaddaï. Les causes les plus souvent citées de ces conflits sont le rétrécissement et la fermeture d’axes de transhumance par des champs, à leur tour menacés par le passage des animaux ; des difficultés d’accès aux points d’eau et la disparition d’aires de stationnement du bétail, toujours par extension des cultures. En août, à l’initiative du préfet du Ouaddaï, est créée une commission mixte pour résoudre ces conflits agriculteurs/éleveurs dans la sous-préfecture d’Abéché rural. C’est une commission tripartite, comprenant des représentants de l’administration, des chefs de tribu et des chefs de canton. A partir de décembre 1996, elle reçoit l’appui du projet Almy Bahaïm, mais sans qu’une ligne budgétaire ne lui soit

1 Cette perception positive est confirmée par une évaluation du projet réalisée par l’IRAM en 2004 (Voir

JULLIEN 2006 : 68-70)

2 Soit sur une superficie de 300 000 km2, peuplée d’environ 150 000 éleveurs (JULLIEN 2006 : 67).

3 République du Tchad, Ministère de l’Environnement et de l’Eau, Direction de l’Hydraulique, 2003. Projet

Almy Bahaïm, Phase 2, Rapport final (décembre 1999-juin 2003). Sur l’impact environnemental des

spécifiquement allouée. Dans la deuxième phase du projet, l’appui technique à la commission mixte fait partie intégrante du volet pastoral. En cas de conflit, Almy Bahaïm fournit des moyens roulants et aide éventuellement à la matérialisation des pistes ou des espaces pastoraux. A partir de 1999, des cellules de la commission mixte sont créées dans certains cantons pour résoudre les litiges les moins graves. Le fonctionnement de la commission évolue : l’administration s’en retire, les chefs traditionnels en deviennent les seuls membres, la présidence étant assurée par le premier d’entre eux, le sultan du Dar Ouaddaï. Quelques cadres des services techniques de l’ONDR, de l’Elevage ou de l’Environnement continuent d’y participer, ainsi que des représentants d’Almy Bahaïm, mais seulement à titre consultatif1.

Qu’est-ce qui fait l’efficacité du projet Almy Bahaïm ? Sa présence dans la durée, certainement, puisqu’il entame en mai 2005 sa troisième phase ; sa capacité à évaluer sa propre action et à réajuster ses orientations autant que nécessaire. A Abéché est conservée avec un ordre rarement vu ailleurs toute la littérature grise du projet, études préalables, descriptif des actions menées année après année, rapports de suivi… une véritable mémoire qui fait souvent défaut dans les autres projets, ainsi qu’une somme de connaissances sur l’élevage transhumant au Tchad oriental. Sur le terrain, à l’instar d’un chef de tribu arabe membre de la commission mixte, beaucoup reconnaissent que « là où Almy Bahaïm a balisé, il n’y a plus de problème ». La commission mixte, qui privilégie la médiation et la prévention des conflits plutôt que leur répression, parvient efficacement à résoudre les litiges ayant trait au passage des troupeaux et à l’utilisation des points d’eau. Sa composition communautaire, la collégialité des décisions prises garantissent sa légitimité. Le modèle fait tâche d’huile et en 2004, en plus de la commission du Ouaddaï à Abéché, deux autres sont en place, à Am Timan au Salamat et à Mangalmé dans la région du Guéra.

Cette réussite nécessite pourtant d’être nuancée, pour plusieurs raisons.

Almy Bahaïm investit lourdement dans l’est du Tchad : 4,5 milliards de FCFA en phase II, 5, 248 milliards en phase III. Il finira par se retirer toutefois. Il garantit pourtant le fonctionnement de la commission mixte. A l’origine, celle-ci était financée par les cotisations de ses membres. Puis l’appui du projet a supplanté cette dynamique : « La commission mixte doit de plus en plus prendre son autonomie vis-à-vis des structures non permanentes qui l’appuient dans ses actions ; sinon elle ne pourra être viable lorsque ces dernières n’existeront plus »2. Ici se pose la question de la pérennisation des structures encouragées par 1République du Tchad, Ministère de l’Environnement et de l’Eau, Direction de l’Hydraulique, Projet Almy

Bahaïm, 2001. Règlement de conflits par la Commission mixte d’Abéché.

les projets de développement ; elle est l’indicatrice du degré d’appropriation de ces structures par les acteurs locaux.

Il en est d’ailleurs parmi eux qui ne reconnaissent pas l’utilité de la commission mixte. Pour le sultan du Dar Sila, c’est une création artificielle qui ne fait que formaliser ce qui se pratique depuis des siècles : la discussion, la médiation des chefs traditionnels pour permettre aux différentes communautés de vivre ensemble.

Mais c’est précisément l’échec de ce vivre ensemble qui a motivé la création de la commission. Elle est cependant elle-même impuissante face à l’évolution de la géographie agraire consécutive aux grandes sécheresses, qui s’est traduite par la migration vers le sud des peuples du nord du Ouaddaï et par l’extension des surfaces mises en culture au détriment des espaces pastoraux.

La principale faiblesse de la commission mixte réside dans le fait qu’elle est sans pouvoir. Selon un animateur d’Almy Bahaïm, elle est inapte à empêcher des violences graves parce que celles-ci ne relèvent pas fondamentalement de problèmes pastoraux mais sont ancrées dans la culture des groupes en présence. En 2003, dans le canton Mouro, au sud de Goz Beïda, des éleveurs arabes font passer leurs troupeaux dans les champs de berbéré* de sédentaires d’ethnie mouro. Ces derniers réagissent, et d’attaques en ripostes, les affrontements entre des villageois armés de flèches et des éleveurs faisant usage de fusils font 76 morts parmi les Mouro, 53 parmi les Arabes. Les autorités interviennent : le gouverneur, le sultan, des députés, et même un ministre qui se rend sur les lieux. Le gouvernement dédommage les deux groupes, et ceux-ci jurent sur le Coran de faire taire leur différend1.

Cependant en 2004, les mêmes éleveurs assassinent des villageois. Arrêtés, ils invoquent la vengeance.

C’est dans ce contexte d’affrontement ancien qu’il faut resituer les violences qui, fin 2006, mettent aux prises au Salamat et dans le sud du Ouaddaï des agriculteurs sédentaires – parmi lesquels des Mouro – et des « janjawid* » arabes, non seulement soudanais mais aussi tchadiens. La commission mixte est bien impuissante face aux centaines de morts que font ces massacres. La contradiction que soulève alors le projet Almy Bahaïm vaut pour l’ensemble des interventions extérieures en faveur du développement : en palliant la déficience de l’Etat tchadien par la réalisation d’aménagements, il laisse entières les causes politiques et culturelles de tension dans la région. Il est ainsi dans l’incapacité d’atteindre son objectif de

1 Témoignages recueillis à Abéché auprès d’Almy Bahaïm (2004) et du sultan du Dar Ouaddaï (2005), et à

résolution des conflits, parce que ceux-ci s’inscrivent dans un contexte économique, politique et culturel global que des améliorations matérielles ne suffisent pas à transformer.

L’efficacité des projets ne doit-elle pas se mesurer à l’aune du renforcement des capacités locales qui en résulte ? C’est assurément ce que visent la plupart des projets, sur le papier. A l’échelle du Tchad tout entier, plusieurs projets sont spécifiquement destinés à renforcer les capacités rurales par l’amélioration de la formation (Projet RENCAR), l’appui aux services centraux, régionaux et aux organisations paysannes (PAEPS et PSAOP)1. Cette

orientation est encouragée par les institutions internationales et les pays partenaires du Tchad. Dans les faits cependant, l’aide étrangère ne semble pas à même d’opérer ce renforcement : elle n’aide pas les populations à anticiper les aléas ou à y faire face plus efficacement.

C’est ce que montrent les relations entre le SECADEV, ONG nationale dont l’action s’enracine des décennies au Ouaddaï, et le HCR qui s’y implante massivement à partir de 2003 pour prendre en charge les réfugiés du Darfour. L’agence onusienne s’engage par un accord-cadre avec les ONG qui sont ses partenaires à « collaborer à la formation et au renforcement des capacités » : « Le HCR et les ONG partenaires s’efforcent d’identifier les organismes nationaux avec lesquels ils peuvent coopérer étroitement, afin d’utiliser efficacement les ressources locales et de renforcer durablement les capacités autochtones à l’objectif étant (sic) que les partenaires nationaux prennent la relève dès que possible »2. Cet

objectif rencontre néanmoins un certain nombre d’obstacles qui tiennent à la fois à la perception qu’ont les experts internationaux des ONG locales et au mode de fonctionnement propre à chacun.

A l’ouverture des camps de réfugiés soudanais en 2004, le SECADEV se voit confier par le HCR la gestion des camps de Farchana, de Kounoungou et de Touloum3. Or dès le

début, les agents du SECADEV sont l’objet de reproches de la part des employés des Nations Unies. On les accuse de manquer de professionnalisme, d’être inefficaces, de ne pas rendre compte régulièrement. Eux ne comprennent pas bien le fonctionnement de la machine humanitaire, si empêtrée dans sa bureaucratie et si lente à s’adapter. Les travailleurs du SECADEV qui nous rencontrons à Iriba, à Guéréda et dans les camps en 2004 et 2005 sont

1 RENCAR : Renforcement des capacités rurales du Tchad. Démarrage en 2001 pour 4,5 ans. Montant : 700

millions de FCFA. Bailleur : Fonds de solidarité prioritaire (FSP) du Ministère des Affaires étrangères français. PAEPS : Projet d’appui à l’élaboration, à la programmation et au suivi des politiques rurales. Démarrage en 2003 pour 4 ans. Montant : 700 millions de FCFA. Bailleur : FSP/MAE (France) et Etat. PSAOP : Projet d’appui aux services agricoles et aux organisations de producteurs. Démarrage en 2004 pour 4 ans. Montant : 14, 772 milliards de FCFA. Bailleur principal : Banque mondiale (Sources : Cellule permanente du suivi du secteur rural au Tchad et Ministère des Affaires étrangères français).

2 HCR, Partenariat : Un manuel de gestion des opérations pour les partenaires du HCR, Appendice A1 :

« Accord-cadre de partenariat opérationnel entre le HCR et XYZ (ONG) », VI, 17, mars 2004.

confrontés à des conditions de travail éminemment plus difficiles que celles du personnel des organisations internationales. Leurs journées de travail dans les camps sont très longues. Ils sont sommairement logés dans des locaux du SECADEV devenus inadaptés à la croissance des effectifs. Ils ne disposent ni d’ordinateurs ni d’imprimantes pour rédiger les rapports quotidiens exigés par le HCR ou effectuer les calculs compliqués des quantités de vivres et de non-vivres distribués aux réfugiés. En 2006, leurs difficultés matérielles – insuffisance de véhicules, d’ordinateurs, coupures d’électricité, problèmes de connection Internet – ne sont pas résolues et nuisent à l’efficacité de leur travail1.

Les partenaires internationaux du SECADEV se donnent-ils vraiment les moyens de renforcer les capacités de ce dernier ? La relation fondamentalement inégalitaire entre les organisations internationales et les ONG locales2 n’est-elle pas contenue dans cette remarque

du HCR :

« Il peut être préférable de sélectionner une ONG nationale, locale (…), plus à même de gérer une situation locale. Pour un programme de réfugiés, elles peuvent fournir des éléments comme leur sensibilité culturelle, leur connaissance des conditions sur place, leur capacité à travailler efficacement sur les problèmes de fonds, leur connaissance du langage, leur admission par les autorités locales et la coopération de celles-ci, et ainsi de suite. D’un autre côté, elles peuvent manquer d’expérience, de connections internationales et de sources de financement. Il doit être également gardé à l’esprit que dans certaines situations sensibles de réfugiés, la présence du personnel international d’une ONG internationale peut être bénéfique aux réfugiés »3.

Autrement dit : les ONG locales seront utilisées en tant qu’elles disposent d’atouts pouvant renforcer l’efficacité de l’intervention humanitaire ; mais elles sont trop incompétentes et trop engagées pour que leur soit confiée la direction des opérations.

Dans son « partenariat » avec les organisations internationales, le SECADEV perd ce qui faisait sa spécificité. Contraint de renoncer à des projets de développement entrepris depuis longtemps auprès de communautés rurales de la région, il devient prestataire de services pour le HCR, et doit réorienter ses actions conformément aux attentes des bailleurs. Il est peu à peu équipé en matériel moderne ; on nomme d’autres responsables à sa tête. En janvier 2007, on le charge de la gestion d’un camp supplémentaire, celui de Milé, et cette nouvelle responsabilité est perçue comme une reconnaissance de son efficacité. A cette même date, un cadre tchadien de l’ONG m’assure que, loin de perdre son âme dans cette collaboration avec des partenaires internationaux, le SECADEV s’efforce d’orienter leur

1 Thibaut MAYAUD, Communication du 11 novembre 2006, SECADEV Abéché.

2 Voir JUMA et SUHRKE 2002, notamment p. 7 : La relation entre les organisations internationales et les

acteurs locaux de l’aide « est typiquement une relation inégale ».

3 HCR, Partenariat : Un manuel de gestion des opérations pour les partenaires du HCR, Chapitre 1 : « Le

action en direction des populations locales laissées pour compte. Mais il déplore en même temps la diminution de l’enveloppe annuelle allouée par le HCR, et le rayon très limité à l’intérieur duquel une aide est apportée aux populations tchadiennes autour des camps1. Loin

de donner de l’autonomie aux acteurs locaux, les organisations internationales les convertissent à des modèles d’action qui ne répondent qu’imparfaitement aux besoins du terrain.

Des capacités locales existent pourtant bel et bien au Ouaddaï, et l’action individuelle de quelques personnes pourrait y être érigée en exemple de ce qui peut être fait pour améliorer les conditions de vie des populations.

Le docteur Ibrahim Abdel Bagui est originaire d’Abéché. Il a rapporté d’URSS son diplôme de vétérinaire. Il est à la fois enseignant à l’IUSTA, vétérinaire et pharmacien, et ne ménage pas ses efforts pour renforcer l’élevage dans sa région. En février 2004, je l’accompagne dans l’une de ses tournées en brousse dont l’objectif est de vacciner le bétail des éleveurs transhumants. L’initiative s’inscrit dans une politique gouvernementale déléguée au secteur privé. Le docteur ne vaccine pas gratuitement, mais pour la modique somme de 100 FCFA par bête. Avec à bord de son véhicule deux jeunes aides, il part au devant des nomades et s’arrête là où ils sont susceptibles d’être rassemblés. Les convaincre de la nécessité de la vaccination ne va pas toujours de soi, tant sont tenaces les préjugés contre la médecine moderne et la réticence à la dépense des éleveurs. Le vétérinaire partage durant de longues semaines la vie de « ses gens » qui à l’occasion, tuent pour lui un animal ; il dort à la belle étoile, aménage des parcs de vaccination à l’aide de branchages, et patiente parfois des heures… Quand les éleveurs se dérobent, il utilise les modes traditionnels de communication : un griot, sur le marché du village, annonce la présence du vétérinaire et manie habilement le bâton et la carotte à l’adresse de ceux qui comptent soustraire leurs bêtes à la vaccination. Ailleurs, entre des furgân* isolés, le docteur redevient formateur : il sort des planches pédagogiques destinées à convaincre les éleveurs de la nécessité de la vaccination, et c’est un cours d’un genre nouveau auquel il m’est donné d’assister : plus de 40 éleveurs assis sur un sol sableux entre les arbres de la vallée d’un ouadi*, écoutant avec une extrême attention l’exposé du professeur, riant en même temps aux pointes humoristiques des histoires citées en exemple… Là réside la supériorité d’Abdel Bagui sur les intervenants étrangers des projets : dans cette langue en partage avec ses interlocuteurs, dans sa connaissance fine de la réalité sociale et dans sa volonté d’aller au-devant d’elle. Les éleveurs sont plus que demandeurs de ces structures mobiles qui, en matière de santé humaine ou animale, ou bien d’éducation, ne

les contraignent pas à renoncer à leurs propres déplacements. A plusieurs reprises au cours de ses tournées, le vétérinaire est amené à distribuer aussi des médicaments aux hommes, qui sans cela restent sans soin. Il a envisagé de faire équipe avec un médecin pour créer un dispensaire roulant pour les nomades et leurs bêtes, mais le collègue pressenti a été muté…

Le principal obstacle à l’action d’Abdel Bagui n’est cependant pas là, mais dans l’insécurité qui sévit au Ouaddaï. Je savais l’homme engagé politiquement, et j’apprends en 2006 son départ en exil. Quand vivre et travailler dans des conditions normales ne sont plus possibles, le pays perd ses meilleures volontés et ses plus précieuses compétences. Il n’est pas de développement qui puisse alors s’enraciner.

2. L’utopie de la participation communautaire .