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MOUKHTAR BACHAR MOUKHTAR 198 : 1 3 Idem : 39-40.

CHAPITRE IV Le « Far Est » tchadien

2 MOUKHTAR BACHAR MOUKHTAR 198 : 1 3 Idem : 39-40.

désormais qu’une périphérie délaissée : « …en interrompant le commerce transsaharien et en déplaçant vers l’Ouest et le Sud les principaux axes de communication, la France coloniale avait transformé en cul-de-sac le Ouaddaï, région au commerce alors le plus actif, et marginalisé économiquement les régions sahariennes et sahéliennes »1.

Un « cul-de-sac » : c’est ainsi que la région se vit dans le Tchad contemporain, et c’est ce que donne à voir une carte de l’infrastructure routière : après Abéché, vers le nord, une piste mène à Biltine, une autre à Iriba et au-delà, à Bahaï, et c’est bientôt le Sahara où les traces s’emmêlent et s’effacent, et où ne s’aventurent que ceux qui connaissent. Vers l’est, la piste qui mène vers Adré et le Soudan est encore plus mauvaise que celle qui arrive de N’Djamena : la nationale n’est plus qu’un chemin de sable de 167 km jusqu’à la frontière. Les véhicules 4X4 y progressent par endroit à 30 km/h, les camions restent bloqués dans des escarpements abrupts. Certains, qui tentent de passer en saison des pluies, sont emportés par des crues violentes.Vers Goz Beïda et le Salamat, les vallées ensablées des grands ouadis* ralentissent la circulation en saison sèche, et leurs crues l’interrompent complètement durant l’hivernage.

Car le troisième niveau d’enclavement, c’est celui-ci : à l’intérieur de la région elle- même, des villes, des villages et des campements sont isolés faute de pistes en bon état, ou à cause de leur impraticabilité saisonnière. Le territoire est comme fragmenté par ces ruptures de communication, qui ne facilitent pas ce qu’on pourrait appeler le lien social, dont la carence est autrement génératrice de violence que dans nos sociétés occidentales. Des communautés, des individus sont toujours en mouvement, mais leur marche invente des itinéraires particuliers, aléatoires, et ils n’ont que peu de contacts dans les espaces sous- peuplés.

A Adré, préfecture du département de l’Assoungha, il n’y a en février 2004 ni réseau de téléphone fixe ou mobile, ni poste, ni connexion Internet. Les fonctionnaires n’ont pas de véhicule. Comme N’Djamena paraît loin ! Et la ville est coupée de sa proximité : hors des réseaux nationaux, elle reçoit des nouvelles des environs par Radio France International.

Cet enclavement à l’échelle de la région est très préjudiciable au développement économique et social. Il restreint les échanges, entrave la redistribution de la production agricole des zones excédentaires vers les zones déficitaires, et crée ainsi des pénuries localisées, sans que l’aide extérieure ne puisse toujours parvenir à temps sur les lieux. J’ai déjà dit que les « famines » annoncées en 2001 et en 2005 étaient liées à une mauvaise répartition des vivres et aux difficultés d’accès aux zones sinistrées, et non à un déficit

généralisé de la production. L’exportation de la production céréalière excédentaire du Salamat, celle du sorgho repiqué, de plus en plus cultivé et dont la récolte intervient en février-mars, pourrait constituer une solution aux problèmes de pénuries chroniques au Ouaddaï, si une route praticable toute l’année permettait de désenclaver le Salamat en le reliant à N’Djamena et à Abéché1.

Les populations du sud du Ouaddaï sont particulièrement pénalisées par l’insuffisance du réseau routier. Am Dam et Goz Beïda sont inaccessibles une partie de l’année, et au-delà, les communications sont encore plus aléatoires. « Les déplacements sont le problème majeur de la population », dit un médecin de l’hôpital de Goz Beïda. « Des femmes enceintes mettent trois jours pour arriver à l’hôpital. Beaucoup meurent en route ». C’est pourquoi l’ONG COOPI a pendant un temps financé l’utilisation d’un petit avion pour aller chercher les malades. Il n’empêche, la route reste le seul moyen d’accès à la plupart des communautés rurales, au Ouaddaï comme dans le reste de l’Afrique2. « Le département du Sila est très

isolé », constate le Gouverneur du Ouaddaï au moment où, début 2004, des réfugiés soudanais présents dans la zone des trois frontières, à l’extrême sud-est de la région, ont besoin d’être évacués. Mais les gros porteurs ne passent pas, les 4X4 passent avec du mal, il faudrait construire des ponts3

Le désenclavement du Ouaddaï, dans le territoire national et à l’intérieur de la région, progresse néanmoins.

Les vols d’une compagnie aérienne privée créée en 2004, Toumaï Air Tchad, mettent Abéché à une heure de N’Djamena. Parce qu’elle dessert aussi d’autres capitales africaines (Douala, Bangui, Cotonou, Brazzaville, Niamey, Ouagadougou), la compagnie contribue à l’intégration nationale et internationale d’Abéché. Cependant, compte tenu du prix du transport, les vols restent réservés à une élite urbaine déjà mobile (grands commerçants, hauts fonctionnaires), dont ils ne font qu’accélérer les déplacements.

Un Programme Sectoriel des Transports, mis en œuvre depuis 2000, vise une amélioration du réseau routier financée en grande partie par des bailleurs de fonds, et dans une moindre mesure par les revenus pétroliers4. Le prolongement du bitumage entre

Massaguet et Bisney (soit 85 kilomètres) en 2006 fait partie d’un programme de réfection de la route N’Djamena-Abéché. Il est prévu qu’en 2007 le bitume atteigne Bokoro, sur la route

1 Christine RAIMOND, « Salamat, région enclavée » in Atlas du Tchad 2006 : 58-59. 2 HERBST 2000 : 162.

3 Entretien avec le Gouverneur du Ouaddaï le 4 février 2004 à Abéché.

de Mongo1. Les grandes entreprises européennes de travaux publics convoitent ces marchés.

SOGEA-SATOM, filiale de Vinci Construction, a obtenu la construction de la route entre Bisney et Bokoro2. A l’autre bout de la même route, l’appel d’offre pour la réfection du

tronçon Oum-Hadjer-Abéché (146 km) occasionne en février et mars 2004 le passage à Abéché de salariés de l’entreprise française Razel, désormais filiale du géant allemand Bilfinger Berger, puis de deux Serbes venus étudier la possibilité d’emporter le même marché. Mais – signe des temps – c’est finalement une compagnie chinoise qui est chargée de la réhabilitation du tronçon.

La route progresse donc, du centre politique du pays vers sa périphérie, mais n’est-ce pas là une impérieuse nécessité pour le régime ?

Depuis 2003, de la frontière soudanaise viennent des menaces pour la stabilité du Tchad : l’arrivée massive des réfugiés du Darfour, les incursions de janjawid* et la résurgence des rébellions hostiles à Idriss Déby replongent le Ouaddaï dans la guerre. Il faut acheminer l’aide humanitaire au cœur de la région. Les organisations internationales se heurtent alors au mauvais état des pistes et à leur impraticabilité temporaire au nord et saisonnière dans le sud du Ouaddaï. Cependant la réfection du réseau secondaire ne fait pas partie des priorités de l’intervention humanitaire. Pour que les camps soient approvisionnés en saison des pluies, le PAM prépositionne des vivres à proximité. Quelques projets VCT et peu d’ONG3 entreprennent des rénovations ponctuelles d’infrastructures de transport. Finalement,

les vivres arrivent vaille que vaille par la route, tandis que le personnel humanitaire et les bailleurs de fonds ont à leur disposition un service de transport aérien gratuit mis en place par les agences onusiennes pour accélérer et sécuriser les déplacements entre les bases des organisations et leurs zones d’intervention, dans les camps ou à proximité.

Cela laisse entier le problème de la circulation des populations locales, et celui de la sécurisation de leurs déplacements. Ce dernier devient crucial dès lors que les routes de l’aide deviennent aussi les routes de la guerre, comme c’est le cas depuis que fin 2005, une opposition renforcée a pris les armes contre le régime. Ce qui garantit la pérennité des rébellions tchadiennes, c’est précisément la mobilité d’hommes qui tracent leurs propres pistes – au sens propre et au sens figuré ! – à travers un territoire non maîtrisé4.

1 Valery GOTTINGAR, « Le Président Idriss Déby Itno inaugure la route Massaguet-Bisney », Primature de la

République du Tchad, 13 mars 2006. Le tronçon Massaguet-Bokoro est de 228 km.

2 République du Tchad, Collège de contrôle et de surveillance des ressources pétrolières (CCSRP), Rapport

trimestriel, juillet-septembre 2005, pp.16-17.

3 Ainsi en 2006 l’ONG ACTED prévoit-elle de construire deux radiers dans la région de Bahaï pour que le camp

d’Ouré Cassoni soit accessible toute l’année.

4 C’est ce que reconnaissait avec cocasserie le porte-parole du gouvernement Moussa Doumgor qui, démentant la

Les menaces venues de la frontière contraignent le pouvoir à se projeter sur ses marges, et démontrent la nécessité de l’aménagement dans la construction de l’unité nationale.