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De l’intérêt des pénuries, ou les dessous de l’économie céréalière.

Sortir de l’insécurité alimentaire

Document 4 : Définition des tâches des acteurs du PAO Tâches incombant aux groupements

A. De l’intérêt des pénuries, ou les dessous de l’économie céréalière.

L’intervention de l’Etat dans le stockage et la commercialisation des céréales date de la période coloniale. Son objectif officiel est de conjurer l’insécurité alimentaire résultant des aléas climatiques et de la faiblesse des moyens de production. Mais aujourd’hui comme hier, elle permet aux acteurs qu’elle implique – commerçants, militaires, fonctionnaires, dirigeants – de capter des ressources avant qu’elles n’aillent à ceux auxquels elles sont destinées.

Après les Sociétés africaines de prévoyance (SAP) et les Sociétés indigènes de prévoyance (SIP) de l’époque coloniale, le Tchad expérimente d’autres organismes chargés de réguler le marché des céréales. En 1977 est créé l’Office national des céréales (ONC) qui doit permettre de stabiliser les prix des céréales et de constituer des stocks de réserve en cas d’accident climatique. Il est doté de moyens plus conséquents que les organismes précédents. Cependant, il peine à acheter des céréales. Les coûts de transport à partir du sud du pays sont trop élevés. Les commerçants « agréés » qui servent d’intermédiaires font des bénéfices au détriment de l’Office. Sous la présidence d’Hissène Habré, l’ONC vend à crédit à des fonctionnaires et à des militaires goranes* des quantités importantes de céréales destinées à la revente. En septembre 1990, les créances représentent 400 millions de FCFA dont 250 sont dus par des militaires proches du pouvoir. En décembre de la même année, le renversement d’Hissène Habré et le pillage de l’ONC rendent le remboursement des dettes impossible. L’Office procède à des « ventes promotionnelles » en grosses quantités auxquelles seuls les commerçants aisés peuvent prétendre.

Finalement, entre 1984 et 1990, l’intervention de l’ONC a un effet de régulation imperceptible sur le marché : les quantités de céréales achetées par l’Office ne représentent

1 Voir OIT, Programme global : Créer des emplois pour réduire la pauvreté et développer la croissance

économique locale, Document du Programme d’Investissement à Haute Intensité de Main d’œuvre (HIMO) pour

2003-2007, Genève, 2004, 54 p. L’ouvrage, consultable sur Internet, contient des photographies édifiantes quant à la pénibilité des travaux effectués par les communautés.

qu’entre 0,4 et 2,2 % de la production nationale ; les ventes au comptant, seulement 0,5 % des achats, le reste étant vendu à crédit ou à perte1.

« Les calamités naturelles ne sont pas une fatalité », déclare en 1998 le journaliste tchadien Gatang Zoulda. Il considère que si la famine est « une honte nationale » dans un pays pourvu de potentialités agricoles comme le Tchad, « la solidarité internationale dans son orientation actuelle est une autre calamité »2. De fait, les modalités de l’aide alimentaire

internationale favorisent l’échec des organismes chargés d’empêcher les famines.

En 1985, alors que sévit la sécheresse, la Communauté Economique Européenne fait don de 25 000 tonnes de céréales (18 000 t de maïs et 7 000 t de blé) à l’ONC. Or trois ans plus tard, seulement 17 000 t ont été écoulées. Les raisons ? Les céréales de l’Europe sont arrivées plus tard que prévu au Tchad, en octobre, alors que la production locale de mil et de sorgho parvenait en abondance et à bas prix sur les marchés. L’ « aide » est allée à des combattants qu’il fallait remercier, à des privilégiés proches du pouvoir et à des commerçants qui ont eu quelque mal à revendre… le maïs vieux et dur de la CEE, une céréale en outre peu adaptée aux habitudes alimentaires locales. Bref, le reste du stock finit bradé pour l’alimentation des volailles et la fabrication d’alcool de maïs.

Les dons des organismes internationaux (FAO, CEE, USAID) continuent à affluer alors que les récoltes sont devenues excédentaires. La CEE croît judicieux de transformer ses aides en nature en « fonds de substitution » c’est-à-dire en argent permettant à l’ONC d’acheter des céréales locales. La corruption se généralise, des centaines de millions donnés par la CEE étant placés en banque plutôt qu’investis dans la constitution de stocks. Dans leur ensemble les bailleurs sont peu regardants, tout occupés qu’ils sont à entretenir une compétition permanente entre eux et des relations de clientélisme avec le régime.

La phase d’ajustement structurel marque un changement de discours : on bannit désormais l’intervention de l’Etat dans l’économie, on valorise les commerçants, plusieurs études montrent l’efficacité du secteur privé dans la régulation du commerce céréalier3. Les

choses changent-elles pour autant dans la gestion publique des stocks de sécurité alimentaire ? Officiellement, on prétend que l’échec de l’ONC est dû à un « manque de moyens » justifiant son remplacement en 2001 par l’ONASA, Office national de sécurité alimentaire. Dans les textes, celui-ci demeure chargé de la constitution, de la conservation et de la gestion de stocks de réserve. Il doit également participer au financement d’aménagements ruraux et de matériel agricole pour accroître la productivité, et apporter son concours à d’éventuelles

1 ARDITI 1996 : 129-132.

2 GATANG ZOULDA 1998.

distributions d’aide alimentaire. Il est financé par une subvention annuelle de l’Etat, par une taxe prélevée sur les salaires, par des dons et par des rémunérations contractuelles de prestation de services.

A Abéché, les entrepôts de l’ONASA sont désormais logés dans ceux du PAM. En mars 2004, ils contiennent un stock de céréales provenant de la zone de Kerfi, dans le sud du Ouaddaï, et d’autres régions excédentaires du pays. Un stock financé par la coopération française, dont le Comité interministériel pour l’aide alimentaire octroie au Tchad des fonds pour l’achat de céréales, cogérés par les autorités françaises et tchadiennes. Les céréales doivent être mises sur le marché pour faire baisser les prix au moment de la soudure, quand les routes vers le sud sont coupées par les ouadis* en crue et que la demande est forte à Abéché, où s’approvisionnent aussi des ressortissants du BET1.

Selon un ancien fonctionnaire de l’ONC puis de l’ONASA, les quantités dont disposent les organismes d’Etat s’avèrent toujours insuffisantes au regard des besoins. Et finalement, elles ne profitent qu’aux centres urbains et aux populations solvables, non aux plus démunis.

En juin 2005, après la mauvaise saison des pluies de 2004, et alors que l’essentiel de l’aide alimentaire qui parvient au Ouaddaï va aux réfugiés soudanais, la situation alimentaire de la population locale est précaire. A Iriba la tension entre réfugiés et autochtones est perceptible. Le prix du koro* de mil est passé de 600 FCFA en avril à 1000 FCFA. Au début du mois de juin la ville reçoit un don ONASA de 300 tonnes de berbéré* en provenance de la région d’Am Timan, au Salamat. Il est livré sous la forme de sacs de 100 kg qui seront vendus 10 000 FCFA au lieu de 35 000 sur le marché local. Cependant plusieurs fonctionnaires en poste à Iriba partagent le même avis : l’achat par sac de 100 kg est hors de portée des plus pauvres, qui auraient pourtant le plus besoin de ces céréales. Mais l’écoulement du stock par petites quantités prendrait trop de temps. C’est pourquoi les agents de l’ONASA préfèrent « s’entendre » avec des commerçants qui achèteront en gros, et stockeront pour revendre plus tard à un prix plus élevé.

Les commerçants mettent à profit les services qui publient des informations en vue d’améliorer la connaissance de la situation alimentaire des régions et les réponses aux crises. Ainsi, ils utilisent les annonces des prix des denrées que fait le SIM, Système d’information sur les marchés, qui leur permet d’aller acheter là où les cours sont les plus bas pour revendre avec un plus grand bénéfice.

Parfois leurs stratégies échouent : il arrive qu’au moment de la soudure, tous les stocks affluent en même temps sur le marché, et l’excès de l’offre sur la demande provoque un effondrement des prix.

Apparemment, la volonté politique fait défaut pour organiser la redistribution d’une production qui est suffisante à l’échelle nationale. L’ONASA ne demeure-t-elle pas, comme le prétend un Tchadien travaillant pour les Nations Unies, « le grenier de ceux qui sont au pouvoir » ?

Un incident survenu le 9 juin 2005 à Abéché tend à montrer que si les dirigeants eux- mêmes n’ont pas besoin d’accéder aux stocks de vivres de l’ONASA, les forces armées de l’Etat – dont certaines sont proches du régime, dont d’autres sont négligées par lui – n’hésitent pas à passer outre l’intérêt du peuple et à accaparer des ressources promises à d’autres : alors qu’aux entrepôts de l’ONASA s’ouvre une vente subventionnée de mil et de riz destinée aux fonctionnaires de la ville, très malmenés par la conjoncture, des chefs militaires et des anciens combattants interviennent et bousculent la foule assemblée pour accéder aux vivres. « C’est désolant », se lamente un fonctionnaire lésé. Désolant, mais habituel…