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CHAPITRE IV Le « Far Est » tchadien

C. Les malversations de l’Etat zaghawa.

Le 15 novembre 2002, l’Agence France-Presse rapporte les propos tenus par le chef de l’Etat tchadien lors d’un conseil des Ministres une litanie d’exactions, comme si Idriss Déby avouait lui-même la faillite de son propre mode de gouvernement :

1 Marie-Pierre SUBTIL, article cité, Le Monde, 11 août 1993.

2 « Tchad : après le massacre dans le Ouaddaï. Quarante et une personnes ont été tuées au cours d’une

« La corruption, le racket, l’incompétence et l’insécurité “rongent” encore le pays (…). Les efforts déployés par le gouvernement sont en deçà de ce qui est attendu par la population et par les partenaires du développement (…). La multiplication des barrières et des rackets opérés par les citoyens par une multiplicité de services de contrôle. Les passations des marchés publics et l’exécution du budget de l’Etat sont caractérisées par “des détournements , des dossiers techniquement mal élaborés, des réceptions fictives, le non-respect des mercuriales, l’incapacité d’absorber les crédits alloués dans le cadre des projets financés par les partenaires, l’affairisme, les réformes abusives des véhicules de l’Etat, (…) les chasseurs de têtes, de primes et d’entreprises qui s’illustrent par la corruption et les malversations”. Après 12 ans d’observation et de gestion des hommes, il est grand temps de mettre un terme aux enrichissements illicites et aux malversations pour prendre le bon virage, qui serait salutaire pour les populations tchadiennes et pour le pays tout entier »1.

Une harangue à destination des institutions internationales prônant la « bonne gouvernance », qui ne sera suivie d’aucun effet, mais qui corrobore l’opinion assez répandue au Ouaddaï2 selon laquelle Idriss Déby serait « dépassé » par les membres de son clan et

incapable de mettre un terme à des malversations qu’il ne cautionnerait pas lui-même.

D’autres sont moins indulgents, et qu’ils soient Tchadiens ou spécialistes étrangers du Tchad, recherchent dans les valeurs traditionnelles de la communauté zaghawa les raisons des déviances du pouvoir.

Le caractère clanique du régime a été maintes fois souligné. Il signifie que les rapports de force entre les clans ou groupes de clans au sein de l’ethnie déterminent le fonctionnement de l’Etat, les choix politiques et l’organisation économique : « Une conception qui relevait plus d’une vision clanique et des règles du partage d’un butin de razzia que d’une conception républicaine » note Bichara Idriss Haggar3, faisant écho à la formule de Pierre Arditi :

« L’Etat était comme une caravane, assailli et pillé »4.

Selon Jean-Charles Clanet, « le difficile passage de la tribu à l’Etat » vient du transfert dans la gestion du pouvoir des pratiques régissant les relations au sein des sociétés d’éleveurs : « En prenant possession par la force des commandes de la république du Tchad, tous les dirigeants issus des régions d’élevage se sont mis à gérer l’Etat selon les règles de redistribution des richesses qui ont cours dans les tribus : charges rentables distribuées aux proches, fonctions de représentation les plus en vue affectées à la parentèle, postes de pouvoir confiés à des fidèles, etc. »5.

1 « Le président tchadien tance ses ministres pour leur mauvaise gestion », AFP, 15 novembre 2002.

2 Jusqu’en 2005 en tout cas, avant que la responsabilité personnelle du chef de l’Etat ne soit mise en cause dans

l’explosion de violences intercommunautaires de 2006.

3 BICHARA IDRISS HAGGAR 2003 : 27. 4 Cité par VERSCHAVE 2001 : 156. 5 CLANET 1999 : 662.

Il y aurait donc une transposition des pratiques traditionnelles au sommet de l’Etat, propice à une « politique du ventre »1 dont bénéficieraient les membres du clan et leurs alliés.

Des stratégies d’accumulation d’autant plus destructrices qu’elles font fi des valeurs morales. Les perversions du chef de l’Etat sont celles de sa communauté :

« Ne dit-on pas que l’homme est le produit de son milieu ? Déby, de par sa culture, son éducation et son environnement, ignore totalement le sens et le poids des valeurs telles que l’honneur, la liberté d’autrui, la démocratie, le respect de la parole donnée, la morale, la fidélité, le respect de la personne humaine et le travail. Par contre, il excelle dans la trahison, dans la création de la zizanie, l’intolérance, le mépris des autres, les femmes, l’alcool et autres distractions futiles »2.

Pour Ibni Oumar Mahamat Saleh, ancien ministre et leader de l’opposition démocratique, c’est « l’élément nomade » qui expliquerait la violence du pouvoir. Non attaché à une terre, à un habitat, le nomade pille, détruit, combat d’autant plus violemment que ses femmes et enfants sont au loin en sécurité. Son individualisme s’explique par la faible densité du peuplement. Quand il s’empare du pouvoir, il n’a pas de programme et n’envisage pas de construire. Son objectif est le pouvoir en soi, jusqu’à l’autodestruction. Les valeurs portées par la communauté zaghawa sont des valeurs négatives : le vol donne de l’honneur ; la solidarité familiale est aux dépens de la justice : « Mon frère a toujours raison car il est mon frère… »3.

On retrouve dans ces raisonnements le « déterminisme ethnique », dérivé du « déterminisme environnemental », dont on a déjà dit le danger. Il est peu vraisemblable qu’il soit dans l’intérêt du nomade de détruire un environnement dont il puise d’année en année toutes ses ressources ; de même, les témoignages de la société zaghawa transmis par Marie- José Tubiana font valoir des valeurs de prévoyance et d’entraide basées sur une utilisation respectueuse des ressources du milieu4.

La malfaisance du clan au pouvoir est cependant réelle, et elle est manifeste aussi bien dans les exactions de ses simples membres que dans les « crimes et détournements » commis au sommet de l’Etat. Il ne s’agit pas ici de refaire la description de ces pratiques qu’on trouve ailleurs documentée : corruption généralisée ; liens avec les trafics internationaux de stupéfiants, d’armes ou de fausse monnaie ; massacres, tortures et éliminations d’opposants5.

1 BAYART 1989.

2 BICHARA IDRISS HAGGAR 2003 : 26.

3 Entretien avec Ibni Oumar Mahamat Saleh le 13 janvier 2004 à N’Djamena. 4 Voir Chapitre I, 1. B. et 3. A.

5 Voir notamment : Amnesty international 2001 ; VERSCHAVE 2001 ; YORONGAR 2003 ; ou l’affaire des

« faux dinars de Bahreïn » rapidement renvoyée en assises lors d’un procès devant le tribunal correctionnel de Paris le 16 janvier 2007, et dans laquelle Idriss Déby est suspecté d’avoir touché 4,5 millions de dollars.

Il s’agit plutôt d’expliquer ces comportements en recourrant à d’autres arguments que l’influence de l’environnement, qu’il soit naturel ou ethnique.

La violence n’est pas intrinsèquement dans la nature des ressortissants du nord ou du nord-est du Tchad. Je la vois plutôt comme le résultat d’une inadaptation : inadaptation de la culture traditionnelle aux exigences de la société moderne, inadaptation de l’organisation clanique aux règles de l’Etat de type occidental, tiraillement entre le sentiment d’appartenance ethnique et la construction de la conscience nationale. Je ne partage pas la vision optimiste de J.-F. Bayart pour lequel « la plupart des phénomènes dans lesquels l’on discerne des manifestations de la nature exogène de l’Etat postcolonial – le “tribalisme”, l’“instabilité” – annoncent au contraire la réappropriation des institutions d’origine étrangère par les sociétés autochtones »1. Il me semble que la violence exacerbée est le signe d’un

dysfonctionnement social, psychologique, culturel. Je reviendrai sur les traumatismes et les blocages laissés par la colonisation et par des décennies de guerres civiles. La vengeance est le moyen pour certaines communautés tchadiennes d’assumer un héritage de deuils ; la violence permet à certains individus d’exister dans une société où ils n’ont pas d’autres moyens de réalisation. Cette violence n’est pas l’apanage des Zaghawa, mais le pouvoir dont ils se sont emparés leur donne une capacité de nuisance, si je puis dire, supérieure à celle d’autres groupes. Elle ne concerne évidemment pas non plus l’ensemble de la communauté zaghawa (ni l’ensemble d’aucune autre communauté) dont de nombreux membres désapprouvent les agissements délictueux et souffrent de la stigmatisation dont ils sont par contrecoup eux-mêmes victimes2.

Le problème est donc culturel, au sens où la culture peut être autre chose qu’un ensemble de règles et de valeurs figées qui conditionnent les comportements : un processus d’adaptation au monde, une participation féconde à son devenir.

Est souvent mis en évidence le fait que le caractère clanique du régime, son utilisation des réseaux traditionnels, contribuent à la perpétuation de comportements prédateurs et violents. On peut aussi bien soutenir que cet ancrage de l’Etat dans les structures traditionnelles limite le pouvoir du régime, brise ses velléités dictatoriales et totalitaires.

1 BAYART 1989 : 322.

2 Après le massacre de Zouar Ouaga en mai 2005, le coordinateur zaghawa d’un grand projet de développement

de l’est tchadien craignait que ces évènements n’augmentent le capital d’hostilité envers les Zaghawa : « Cette

affaire, ce n’est pas bon pour nous ». A Iriba, en juin de la même année, au moment des fortes tensions avec le

personnel humanitaire des camps de réfugiés, une enseignante zaghawa regrettait que les membres de sa communauté refusent la présence d’autres ethnies dans leur région : « Il n’y a que nous qui avons des problèmes