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La question de la responsabilité : modalités et enjeux

B) L’Allemagne, un paradigme pour le Rwanda ?

3) Rwanda, le nouveau paradigme ?

La faillite délibérée de la communauté internationale

Si l’Allemagne nazie permet de dégager des outils intéressants quant à la lecture du génocide au Rwanda en termes de responsabilité, il n’est en revanche pas certain qu’elle puisse aider à comprendre le fait que ce génocide ait pu avoir lieu. En effet, alors que le génocide des Juifs a été entouré de secrets, celui des Tutsi est un génocide à ciel ouvert. D’autre part, suite à la deuxième guerre mondiale et au génocide des Juifs,

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des dispositions ont été prises pour garantir contre pareils événements. L’ONU a remplacé la SDN et différentes conventions ont été signées dont celle pour la prévention et la répression du crime de génocide (signée le 9 décembre 1948 et entrée en vigueur le 12 janvier 1951). La tragédie causée par l’Allemagne nazie aura été l’occasion de redéfinir le rôle de la communauté internationale dans un sens visant à garantir désormais la sécurité des civils. L’humanité s’accordait alors et se rejoignait dans un « plus jamais ça ». 1994 constate cependant une nouvelle faillite de l’humanité, une « faillite délibérée ».

En effet, nul ne peut ici prétendre, comme cela a été le cas en ce qui concerne le génocide des Juifs, qu’il ne savait pas, ni prétexter des impératifs militaires qui exigeaient de se concentrer dans un premier temps dans l’effort de guerre et de remettre à plus tard le démantèlement des camps. Tout indiquait au contraire qu’il était impératif d’intervenir. Il suffit de rappeler le discours d’un Léon Mugesera invitant dès 1992 les Hutu à se débarrasser des Tutsi, ou encore le meurtre de l’italienne Tonie Locatelli, coupable d’avoir tenté d’avertir la communauté internationale que des miliciens s’entraînaient à tuer, pour indiquer que la phase de préparation ne pouvait être ignorée à l’extérieur et faisait partie du quotidien à l’intérieur du pays. Malgré cela, la communauté internationale s’est laissée aveugler par les supposés efforts du pouvoir dans le sens d’une démocratisation du pays. Elle ne réagit pas davantage lorsque commence le génocide après que l’attentat a été commis contre l’avion présidentiel le 6 avril 1994. La Convention de l’ONU oblige à intervenir en cas de génocide ? On fait en sorte que le mot ne soit pas prononcé. Mieux, les forces présentes sur le terrain dans le cadre de la MINUAR (Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda) sont réduites à 254 casques bleus1. Il faut attendre le 25 mai 1994 soit deux mois après que les massacres ont débuté pour que l’ONU commence à admettre qu’il s’agit bien d’un génocide. Un autre mois est nécessaire pour que le rapporteur spécial de l’ONU au Rwanda confirme par un rapport écrit. Entre temps les génocidaires auront pratiquement atteint leur objectif.

Comment expliquer cette faillite de la communauté internationale à reconnaître les événements du Rwanda pour ce qu’ils sont. Il semble que la réponse se trouve davantage dans une mauvaise volonté que dans un dysfonctionnement des outils dont elle disposait. De toute évidence, ces outils n’ont pas véritablement été mis à l’épreuve

1 Voir Roméo Dallaire, J’ai serré la main du diable, Outremont (Québec), Edition Libre Expression, 2003.

quitte à se révéler par la suite inefficaces. La communauté internationale a pour ainsi dire dirigé ses efforts dans le sens d’une non intervention, elle semble s’être ingéniée à mettre en place des stratégies de contournement pour ne pas avoir à tomber sous le coup de l’obligation à intervenir selon les textes de l’ONU. L’exemple des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne que rapporte Roméo Dallaire est significatif à cet égard :

« Aux cours des débats aux Nations Unies, Madeleine Albright et Sir David Hannay, l’ambassadeur britannique auprès de l’ONU, avaient pendant un certain temps hésité à utiliser le terme de "génocide" mais lorsqu’un déluge de rapports sur la situation au Rwanda balaye leurs objections, les Etats-Unis se retranchent derrière l’argument voulant que les problèmes de sécurité africains doivent être résolus par des forces militaires africaines1. »

Peut-être la situation au Rwanda n’appelait-elle pas une prise de décision rapide comme semble l’indiquer cette formule prêtée à François Mitterrand : « Dans ces pays-là, un génocide c’est pas trop important2 ». D’autres critiques évoquent le fait que le Rwanda ne présente aucun intérêt stratégique en termes de géopolitique. Les Etats qui engageraient leurs troupes dans la prévention du génocide ne pouvaient de ce fait espérer aucun retour sur investissement :

« On y trouvait aucune ressource naturelle notable, et son importance sur le plan militaire était limitée. [...] Or pour la plupart des pays, servir les intérêts de l’ONU n’a jamais semblé vouloir la peine de prendre le moindre risque3. »

Un autre critère intervient sans doute en défaveur du Rwanda : le précédent de la Somalie4. Les consignes que Roméo Dallaire reçoit de l’ONU visent avant tout à éviter que les casques bleus ne soient engagés dans les combats. Après que des soldats belges ont été tués, la Belgique décide du retrait de ses troupes. Les Etats engagés dans la MINUAR semblent davantage préoccupés à limiter les pertes au sein de leurs troupes qu’à venir en aide aux victimes du génocide. Tout se passe comme si chacun était d’accord pour intervenir à condition qu’il n’encoure aucun risque. Il y a dans cette attitude une aberration que relève Michael Ignatieff.

« [...] la guerre sans risque menée en faveur des droits humains constitue une contradiction morale. Le concept de droits humains suppose que toute vie humaine possède une égale

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Roméo Dallaire, op. cit., p. 472.

2 Voir Patrick de Saint Exupéry, Charles Lombroschini, « France-Rwanda : un génocide sans importance », Le Figaro, 12 janvier 1998, p. 4.

3 Roméo Dallaire, op. cit., p. 132-133. 4

valeur. La guerre sans risque suppose que notre vie compte plus que celle de ceux que nous voulons sauver1. »

Les conséquences de ce refus du risque ont été énormes au Rwanda. En décidant de se retirer, la Belgique démantèle en quelque sorte la MINUAR qui perd ses effectifs les mieux entraînés et équipés. Elle met un arrêt à toute tentative d’augmentation des effectifs, voire entraîne leur réduction, chacun se dépêchant de suivre son exemple. Surtout la Belgique joue le jeu des génocidaires qui semblent avoir misé sur son retrait. Il apparaît en effet que les génocidaires se sont joués de la communauté internationale et ont utilisé ses failles à leur profit. Cela est particulièrement visible dans la manière dont Théoneste Bagasora se conduit vis-à-vis de Roméo Dallaire. Alors même qu’il travaille à l’organisation du génocide, il ne cesse de se présenter comme celui qui saura pousser les siens à accepter les dispositifs des accords d’Arusha. Le double jeu est d’autant plus efficace que l’ONU qui refuse de voir la réalité en face continue à ne jurer que par ces accords2. Surtout les génocidaires ont su intégrer le précédent de la Somalie dans leurs calculs. Il semble que la présence de la MINUAR ait dans un premier temps permis de préparer le génocide sans trop éveiller les soupçons des futures victimes :

« José Kagabo : « Les Rwandais ont vu des massacres sporadiques, dans le Bugesera, mais je pense qu’ils ont été leurrés par la conclusion des accords d’Arusha, en août 1993.Tout de suite après, ils ont vu les miliciens s’entraîner partout, au grand jour ; [...] Mais comment imaginer qu’un tel déferlement puisse se concevoir et se réaliser devant les forces des Nations unies, au vu et au su de la France, de la Belgique, des Nations unies et des Etats-Unis ?Toutes les ambassades étaient prévenues3. »

Par la suite, le départ de la MINUAR a été nécessaire. L’attaque des soldats belges n’est, dans ce sens, peut-être pas anodine :

« Magdeleine Willame : « Stratégiquement, les futurs auteurs du génocide étaient gênés par la présence de la MINUAR à Kigali. Ce qui en faisait la colonne vertébrale, c’était les troupes Belges ; [...] Tout a été orchestré et dirigé contre eux, notamment la fameuse radio RTLM, pour susciter même des assassinats de citoyens belges ; l’objectif étant que l’Etat belge retire ses troupes. Et c’est exactement ce qui s’est passé4. »

Ainsi, alors que dans d’autres contextes, le fait même de s’attaquer aux Belges aurait pu conduire à un renforcement des troupes dans le cadre d’action de représailles,

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Michael Ignatieff cité par Roméo Dallaire, op. cit., p. 635.

2 Roméo Dallaire, op. cit. Voir notamment « Une explosion à Kigali », p. 289-337.

3 Laure de Vulpian, Rwanda, un génocide oublié ? Un procès pour mémoire, Paris, Editions Complexe, 2004, p.163.

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il semble que les génocidaires aient misé à juste titre et sur la tolérance zéro en termes de pertes et sur le fait que le Rwanda ne présentait pas suffisamment d’intérêts pour que la décision soit prise d’ignorer cet « impératif » de la tolérance zéro. Quoi qu’il en soit, le cas Rwandais semble constituer la preuve que les dispositions de la Convention de l’ONU relative au génocide peuvent être contournées sans conséquence pour ceux qui en font le choix. Il est ainsi significatif qu’aucun des Etats qui ont choisi d’ignorer leurs devoirs, se rendant par là-même coupables de non assistance, n’aient été sanctionnés. Chacun semble finalement libre d’agir à sa convenance, et ne regarder que ses intérêts propres. Le cas rwandais montre ainsi que la sauvegarde de l’humanité ne fait pas partie des principaux soucis des Etats. En ce sens, il repose la question du comportement de la communauté internationale face au génocide des Juifs. Les arguments qui avancent qu’on ignorait ce qui se passait sont de plus en plus mis à mal par les recherches historiques1. Reste l’argument qui veut qu’il fût impératif de concentrer les efforts sur les cibles militaires. Considérant la faillite délibérée de l’humanité face au Rwanda, est-il exagéré de poser la question de l’honnêteté de cet argument ? Bref, l’humanité est-elle vraiment préoccupée d’elle-même ? La récente Résolution 16742 (28 avril 2006) de l’ONU invite à moins de pessimisme. Reste à savoir si les dispositions ne seront pas elles aussi contournées car il faut encore le rappeler, la tragédie du Rwanda est davantage la conséquence d’un manque de volonté que de liberté de manœuvre.

La culpabilité métaphysique à l’épreuve du Rwanda

Contrairement à ce que pourrait laisser penser la qualification de génocide de proximité, il apparaît que les catégories dégagées dans le cadre de la réflexion sur l’Allemagne nazie restent applicables au Rwanda. La notion de responsabilité collective, la mobilisation de la figure du monstre n’y sont pas davantage valables. En revanche, le Rwanda semble répondre autrement à la question de la culpabilité

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Dans un article qui date de 2005, Jean Morawski établit une liste des travaux qui suggèrent que la réalité du génocide a été découverte très tôt : Jean Morawski, « Soixante ans après : Shoah : qui savait quoi, et à partir de quand ? », L’Humanité, 27 janvier 2005.

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Cette Résolution affirme que chaque Etat a la responsabilité de protéger les civils, qu’ils soient nationaux ou non. Elle autorise entre autres, la communauté internationale à intervenir lorsqu’un Etat manque à son devoir. Les limites liées à la notion de « droit d’ingérence » sont donc dépassées. De plus la prononciation du mot génocide ne semble plus être un préalable nécessaire à l’intervention de l’ONU. Il s’agit donc d’avancées théoriquement non négligeables.

métaphysique. Il met en effet à nu la capacité humaine à reléguer cette culpabilité au seul plan théorique, à réussir finalement à ne pas se sentir concerné. Si le doute peut encore persister quant aux raisons qui ont permis au génocide des Juifs de pouvoir se réaliser, la communauté internationale ne peut en revanche prétexter aucun argument valable en ce qui concerne le Rwanda. Il apparaît clairement que ce qui a manqué, c’est la volonté d’intervenir dans un sens à mettre fin au processus génocidaire. Les moyens, les dispositifs censés prévenir pareil processus n’ont pas véritablement été mis à l’épreuve, quitte à se révéler inefficaces et à signaler la nécessité qu’il y a à les redéfinir. Il serait évidemment tentant – et le mot prêté à François Mitterrand invite à adopter cette lecture – d’affirmer que le génocide de 1994 a eu lieu uniquement parce qu’il concerne l’Afrique. Ce serait oublier que le choix de la non-intervention a obéi à des motivations davantage géopolitiques qu’épidermiques. A cet égard, il est important de noter que l’Afrique n’a pas été moins silencieuse1 ; un silence qui a enveloppé aussi bien les sphères politiques, les cercles d’intellectuels que les populations et qui a poussé Wole Soyinka, un des rares à avoir réagi, à déclarer :

«Tout le monde était ému du sort des gorilles au Rwanda. Mais on laisse se perpétrer un massacre. Aujourd’hui, nous devons parler de l’extermination d’êtres humains. Parler d’une espèce menacée, parler des Tutsis. L’Afrique du Sud est notre rêve, le Rwanda notre cauchemar2. »

Ce sont donc la responsabilité métaphysique, la capacité humaine à se sentir concerné, la volonté humaine qui sont crûment questionnées par le Rwanda au-delà des responsabilités particulières, qu’elles concernent la France, la Belgique, l’ONU, le Rwanda lui-même…

Le génocide des Juifs, s’il n’est pas le premier de l’histoire est sans doute le premier à partir duquel s’est développée une véritable réflexion sur le génocide et sur la nature du mal. En ce sens, il constitue pour qui s’intéresse aux crimes de masse, une

1 Il ne s’agit en aucun cas d’indiquer que l’Afrique avait un rôle privilégié à jouer dans la mesure où le génocide de 1994 concernait des Africains. Un crime de génocide concerne en premier lieu l’humanité. Il s’agit d’inviter à regarder au-delà de l’argument épidermique en rappelant que malgré la proximité épidermique, l’Afrique a elle aussi choisi de ne considérer que ses intérêts géopolitiques.

2 Wole Soyinka cité par Abdourahman Waberi, Moisson de crânes, [2000], Paris, Le serpent à plumes, Monaco, Editions Alphée, 2004, p. 73.

référence incontournable. C’est la raison pour laquelle, il est important que les travaux susceptibles de servir de références soient particulièrement rigoureux. Bien au-delà de l’intérêt scientifique qu’ils peuvent susciter, ils conditionnent les relations humaines. Des conclusions auxquelles ils aboutissent dépend en effet la possibilité pour les hommes d’avoir à nouveau foi les uns en les autres. En ce sens les travaux de Karl Jaspers sont rassurants en cela qu’ils laissent entendre que la voie vers la purification et le renouvellement reste toujours ouverte. Elle demande seulement qu’on soit sensible à l’idée de la culpabilité morale et de la culpabilité métaphysique. Il s’agit d’assumer ses actes sans rechercher dans les contextes historiques, autant de circonstances atténuantes. Il s’agit également de se reconnaître une communauté de destin de manière à s’inquiéter de toute histoire humaine même lorsque cette dernière ne nous concerne pas directement.

Karl Jaspers nous invite à prendre conscience que notre humanité ne se réalise pleinement que dans notre individualité. Il est donc indispensable de cesser de réfléchir à travers des catégories collectives. Il récuse ainsi l’idée qu’il puisse exister une culpabilité collective dans la mesure où les membres d’un peuple ne sont en aucune manière tenus de suivre la même direction.

D’une certaine manière Hannah Arendt prolonge la pensée de Karl Jaspers en cela qu’elle rejette les catégories collectives pour donner un rôle central à l’individu. En parlant de banalité du mal, elle déconstruit tous les fantasmes qui entourent les considérations sur la nature du mal. Elle confirme ainsi que ni la tentation au mal, ni l’aptitude à faire le bien, ne sont l’apanage d’un type particulier d’individus. Tout dépend des choix individuels, de la qualité du dialogue intérieur que chacun prend la peine de mener. Personne n’est a priori ni un monstre, ni un saint, mais un être libre de choisir de bien ou de mal penser.

Le génocide des Juifs a donc permis à des auteurs tels que Karl Jaspers ou encore Hannah Arendt de pousser la réflexion sur la question de la responsabilité face aux crimes de masse. Il a également conduit les décideurs politiques à prendre un certain nombre de dispositions censées garantir contre le retour du même et à concrétiser le « plus jamais ça ». Cela n’a pourtant pas empêché le génocide des Tutsi d’avoir lieu. Est-ce à dire que les penseurs et les décideurs politiques s’étaient trompés sur la nature du mal et la capacité de l’homme à l’endiguer. Tout indique pourtant qu’au Rwanda comme en Allemagne, le mal relève bien du domaine de la banalité. En revanche tout se passe comme si les différentes conclusions tirées à propos du génocide

des Juifs avaient surtout servis aux extrémistes Hutu. Ces derniers ont en effet su se jouer des dispositions de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Ils ont parié avec succès sur le fait que la frilosité géopolitique l’emporterait sur les principes des culpabilités morale et métaphysique. Ils ont parié sur le fait que beaucoup s’abstiendraient de bien penser.

Dès lors, le Rwanda dit autre chose que l’Allemagne. Le génocide des Juifs invitait l’humanité à se rappeler certaines vérités élémentaires qu’elle semblait avoir oubliées. Le Rwanda ajoute qu’il ne suffit pas d’avoir ces vérités à l’esprit, de tirer les bonnes conclusions, de prévoir les bons dispositifs, il faut encore avoir la volonté de les mettre en application ; en l’occurrence la culpabilité métaphysique telle que Karl Jaspers l’a définie semble de peu de poids face aux exigences de la Realpolitik. Il reste à savoir si le fait que le Rwanda a mis cette vérité à nu suffira à pousser l’humanité à tout mettre en œuvre pour la démentir à l’avenir.

DEUXIEME CHAPITRE :