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La connaissance de l’Autre : état des lieux

DEUXIEME CHAPITRE : Approches du réel

B) Georges Balandier et le souci de l’utilité scientifique

3) Enchâsser Glissant dans Balandier

Edouard Glissant et Georges Balandier ne questionnent pas exactement le même objet. Le premier s’intéresse surtout à la question identitaire. Le second s’attarde sur l’actuel et la surmodernité qui en est la marque. Toutefois, si les objets ne se confondent pas exactement, du moins, s’interpénètrent-ils. Un questionnement pertinent de l’un, n’admet pas que l’autre soit totalement ignoré. L’œuvre de Georges Balandier est ainsi traversée par la problématique identitaire, en témoigne la notion de l’insurrection des

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différences. Quant à Edouard Glissant, il voudrait que l’actuel soit perçu à travers la poétique de la Relation. Par ailleurs, les deux auteurs attachent une égale importance au constat de la dilution des frontières spatiales et temporelles permise par les progrès scientifiques même si les conclusions qu’ils en tirent diffèrent. Si Georges Balandier semble s’en inquiéter, Edouard Glissant voit là, une condition de la Relation. Le fait est que la réflexion de Georges Balandier, contrairement à celle de Edouard Glissant, n’est pas informée par une pensée de la trace. Georges Balandier pense l’identité dans le territoire. Il en résulte que les pénétrations de la surmodernité mondialisante sont lues comme étant des colonisations qui érodent les civilisations des territoires concernés. En revanche, Edouard Glissant entend annuler le territoire dans le lieu, ce lieu qui « s’agrandit de son centre irréductible, tout autant que de ses bordures incalculables1 ». Les pénétrations surmodernes sont alors lues comme étant des éléments du Divers que les bordures incalculables du lieu se chargeront de sublimer.

La pensée de Georges Balandier se veut ancrée dans le réel. Elle ne pousse pas la contestation de la catégorie de l’Autre aussi loin que le fait l’imaginaire glissantien. Si Georges Balandier reconnaît les mérites du métissage, il ne lit pas le monde comme étant le lieu d’une créolisation telle que la définit Edouard Glissant. Il ne souscrit pas à sa vision « utopique » du monde.

Les deux auteurs entretiennent un rapport différent au réel. L’un y ancre solidement sa réflexion, l’autre lui préfère l’imaginaire. Ce rapport au réel explique en partie la direction prise par leurs travaux respectifs. Ainsi, des notions proches en apparence − l’imprédictibilité de l’un répond en quelque sorte à l’inédit de l’autre dans la mesure où ils expriment le caractère incertain et inconnaissable de ce qui est en réalisation − conduisent à des conclusions pour le moins opposées. Le caractère imprédictible de la Relation est pour Edouard Glissant la garantie qu’il devient possible d’échapper à la taxinomie, à toute tentative de définition de l’être. Il est la condition de la réalisation de l’étant. L’inédit inquiète Georges Balandier du fait même de l’incertitude qu’il contient. L’inédit signifie une déperdition du sens, une perte de contrôle sur ce qui se réalise et qui peut occasionner un déficit de civilisation. L’inconnaissable est chez l’un, source d’un espoir « utopique ». L’inconnu est chez l’autre, source de « pessimisme ».

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La part belle donnée à l’imaginaire et la poétique de la Relation, semble ne pas tenir suffisamment compte du fait que s’il y a « changement dans l’échange », l’échange peut en revanche être inégalitaire. La pensée glissantienne semble tenir pour acquis et admis par tous, le principe de la non hiérarchisation des cultures sans lequel la créolisation est condamnée à se réaliser dans l’amer. Georges Balandier se focalise en revanche sur l’aspect inégalitaire de l’échange. Ce faisant, il néglige peut-être le fait que, l’échange, même dans ce qu’il contient de surmoderne, peut être profitable s’il ne s’effectue pas dans la passivité.

Cependant, la question identitaire ne doit pas faire perdre de vue le fait que l’inquiétude de Georges Balandier n’est pas tant que la surmodernité érode les civilisations mais qu’elle dissolve l’humain dans le suprahumain. Or, cela reviendrait à rendre irréalisable tout imaginaire de la Relation. Il semble qu’il y ait là, entre surmodernité et poétique de la Relation, des effets de miroir qui s’ignorent. La surmodernité, en tant qu’affirmation du suprahumain, constitue un obstacle à l’imaginaire de la Relation. A l’inverse, l’imaginaire de la Relation, parce que, dès lors qu’il est adopté, informe le monde en le rendant plus humain, constitue un frein à la surmodernité. En ce sens, enchâsser Glissant dans Balandier et réciproquement, c’est atténuer « l’utopie » de l’un par le « pessimisme » de l’autre et réciproquement. C’est rappeler à l’imaginaire que le réel doit être pris en compte, que les dynamismes actuels ne sont pas tout à fait propices à la réalisation de la Relation. C’est rappeler à la surmodernité que l’imaginaire est là qui résiste, qu’elle n’est pas la seule dynamique qui informe l’actuel. A cet égard, on peut regretter que Georges Balandier accorde peu de place aux différents lieux de résistance. En effet, s’il appelle à une révolution copernicienne de la pensée, condition d’une véritable résistance, il réduit en revanche d’éventuels lieux de résistance à de simples lieux de fuite. L’altermondialisme est ainsi considéré comme étant essentiellement passif :

« D’un autre côté, la résistance naissante se renforce en s’opposant aux effets négatifs identifiés, aux avancées aventureuses de la modernité globalisante. Les mouvements dits altermondialistes tentent de l’organiser et de lui donner, avec la fausse apparence d’un paradoxe, une extension mondiale. […] Cette protestation dit beaucoup par actions symboliques et dramatisations, mais elle fait peu par incapacité présente d’inverser la tendance dominante1. »

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Cette manière de réduire l’action altermondialiste à du bavardage, semble oublier que parfois, le verbe peut être performatif. Il semble que l’analyse de la surmodernité gagnerait à considérer davantage les dynamiques portées par ces lieux qui se posent en réaction contre la mondialisation ; à s’inquiéter de savoir comment ces dynamiques informent positivement ou négativement la marche du monde.

Il manque aux sciences sociales dans leurs tentatives d’appréhension de l’actuel tel qu’il se réalise aujourd’hui, une notion capable d’en saisir les dynamismes dans leur globalité, une notion dont l’efficacité scientifique, puisse égaler celle de la « situation coloniale ». La complexité qui caractérise la surmodernité mondialisante ne rend pas aisée la théorisation d’une telle notion. Elle œuvre au contraire dans le sens inverse en remodelant les espaces du discours scientifique. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille renoncer à saisir les modalités des réalités actuelles. La notion de « situation coloniale » peut constituer un premier moyen de connaissance. Les outils qui en procèdent sont loin d’être devenus obsolètes. Ils peuvent encore permettre une première approche de la surmodernité mondialisante. Ils doivent cependant être complétés dans la mesure où les territoires à explorer sont neufs. Les sciences sociales ont là, un défi à relever. C’est la raison pour laquelle, elles se doivent de se renouveler, de révolutionner leurs pratiques. Les derniers travaux de Georges Balandier portant sur la surmodernité mondialisante, constituent à la fois un appel et un premier pas vers cette révolution. Il reste aux sciences sociales à se saisir des repères qui y ont été dégagés, de les confronter à d’autres dans la perspective d’un travail de dépouillement critique semblable à celui qui a précédé la théorisation de la « situation coloniale ».

Conclusion

L’état des lieux de la connaissance de l’Autre débouche sur ce qui s’apparente à un constat d’échec : échec à dire l’Autre, échec à saisir les réalités dans lesquelles il se réalise. Les travaux d’un Huntington, d’un Lugan ou encore d’un Debré témoignent des survivances de la catégorie de l’Autre dans ce qu’elle comporte de préjugés, de principes essentialisants et déshumanisants. Ils tirent le tracé de la catégorie vers le bas. Les thèses qu’ils défendent ne sont pas sans rappeler celles naguère avancées par le discours colonial.

L’échec à dire l’Autre accompagne et informe l’échec à saisir le réel. Là encore, les formes d’un discours que l’on aurait pu croire aujourd’hui éteint, se laissent deviner. De fait, les discours qui prétendent dire le réel, se préoccupent surtout des conséquences pratiques qu’ils auront quant à l’avenir des idéologies et des partis auxquelles ils sont affiliés. L’honnêteté, l’objectivité, deviennent secondaires. Il apparaît par ailleurs, que le discours officiel des Etats nations n’échappe pas à la règle alors même que la logique voudrait qu’il donne l’exemple à suivre. Ce faisant, il « crédibilise » les discours de la falsification dans la mesure où il partage certains de leurs arguments.

Il existe cependant des pratiques qui atténuent le constat d’échec. L’actualité du concept de métissage et l’engouement qu’il suscite, contribuent à fragiliser la catégorie de l’Autre. Le métissage est un appel à l’acceptation des différences contre leur stigmatisation. La créolisation telle que rêvée par Edouard Glissant, va plus loin. Elle cherche à rendre complètement caduque la catégorie de l’Autre en appelant au dépassement des différences dans l’accomplissement du Divers. En ce qui concerne la saisie du réel, les travaux de Georges Balandier ouvrent la voie vers une révolution des sciences sociales.

Toutefois, si le constat d’échec est atténué, il n’est pas annulé. La révolution de la pensée n’est pas encore tout à fait accomplie, la poétique de la Relation n’en est qu’au stade de la gestation, cependant que les discours de la falsification continuent à façonner la marche du monde. Il suffit d’imaginer l’impact qui peut être celui de la théorie du choc des civilisations sur les politiques d’immigration et les modalités de la coexistence entre communautés différentes. Il suffit de mesurer combien le discours d’un Debré qui refuse de reconnaître le Génocide des Tutsi peut compliquer le travail de réconciliation. De fait, avant la question de la responsabilité des acteurs engagés dans tel ou tel événement, se pose celle des producteurs de discours, celle également du

public auquel il est destiné. La responsabilité des producteurs tient en partie à la mauvaise foi, voire à l’intention criminelle qui peut être la leur, à la paresse intellectuelle aussi. La responsabilité du public tient au manque d’esprit critique dans la réception du discours, à une certaine prédisposition parfois.

Le constat d’échec est porteur d’autres conséquences. Il signifie que les conditions d’une interrogation objective et sereine des responsabilités et culpabilités ne sont pas réunies. Dès lors que l’Autre est vu à travers une imagerie qui reste prisonnière des constructions colonialistes, comment poser sereinement la question des responsabilités quant à la période coloniale ? Pareillement, les modalités d’un discours afrocentriste, ne sont pas propices à un questionnement des responsabilités internes au continent. Il semble qu’il y ait là, dans cet échec à dire l’Autre, à saisir le réel dans sa vérité, un problème plus général à résoudre : quel crédit faut-il accorder aux écritures qui posent de manière plus directe la question de la responsabilité ?