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Modernité d’un génocide de proximité

La question de la responsabilité : modalités et enjeux

B) L’Allemagne, un paradigme pour le Rwanda ?

1) Modernité d’un génocide de proximité

Une organisation bien moderne

Le génocide des Tutsi est souvent présenté comme étant un génocide de proximité ce qui le distinguerait du génocide des Juifs ; génocide de proximité dans la mesure où il a engagé le voisin contre le voisin, dans la mesure où les tueries ont pris

place dans l’espace de la vie quotidienne et ont mobilisé les outils très communs et rudimentaires que sont par exemple la machette et la houe du cultivateur. Il s’agit donc d’un génocide qui ne s’est pas embarrassé de prendre de la distance avec la quotidienneté. L’Allemagne nazie aurait en revanche pris soin d’organiser le génocide des Juifs dans la discrétion des camps, de sorte que la population n’était pas en rapport direct avec sa violence. De plus, la technique employée garantissait une certaine distance avec la mort, même pour le personnel des camps. Le génocide des Juifs serait ainsi principalement un génocide industriel et moderne.

Il s’agit là évidemment de visions pour le moins schématiques. Sans négliger l’aspect technique et bureaucratique du génocide des Juifs, force est de constater que cette distance censée mettre la population à l’abri des violences était relative. Il suffit de rappeler que le 9 novembre 1938 – même s’il n’est pas encore question de génocide – la Nuit de cristal a introduit le pogrom des Juifs au cœur même de l’Allemagne. Il suffit de rappeler les expropriations et les déportations dont furent victimes les Juifs allemands. Il suffit de rappeler que les premiers camps contre l’opposition politique et certains groupes humains furent créés en Allemagne même, que les camps de concentration que sont par exemples Dachau et Buchenwald se situent respectivement près de Munich et de Weimar. Il est donc illusoire de croire que la population a pu totalement ignorer les violences qui ont conduit au génocide. Il faut encore rappeler que des soldats reviennent de l’Est qui, peuvent témoigner de ce qu’ils ont pu voir et que les camps ne sont pas les seuls lieux du génocide. L’histoire du 101e bataillon en a suffisamment témoigné. Il existe donc malgré tout, une certaine proximité entre les violences du génocide et la population allemande. Parallèlement, il serait réducteur d’insister sur la proximité qui a caractérisé le génocide des Tutsi et de négliger ce faisant, ce qu’il peut avoir de moderne. Il est évident que la violence n’a pas mobilisé la seule machette pour se réaliser. L’armée, malgré l’image misérabiliste qui peut encore circuler des armées africaines était loin d’être sans moyens. Que dire de l’usage très moderne qui a été celui de la radio par la propagande ?

D’autre part, la modernité ne se résume pas à la technicité. Elle concerne davantage l’organisation même du génocide. En ce sens, la modernité du génocide des Juifs apparaît pleinement dès lors qu’est considérée la manière dont le commandement nazi a réussi à rationaliser, à rendre conceptualisable et à pousser à la réalisation de l’impensable. L’extrémisme hutu n’a de toute évidence rien à lui envier sur ce point. Dès lors qu’on regarde au-delà de la machette, apparaît toute une organisation dont la

complexité mais surtout l’efficacité sont la marque de la modernité du génocide des Tutsi. La manière dont l’extrémisme hutu a réussi à optimiser les moyens dont il disposait ne peut manquer de frapper.

Il a ainsi vulgarisé une vision pour le moins moderne de l’ennemi, dans laquelle la catégorie de civil n’existe plus. Jacques Semelin note que cette représentation de l’ennemi apparaît avec l’idée de guerre totale. La guerre, lorsqu’elle est lue comme étant totale, ne distingue plus le civil de l’ennemi dans la mesure où, « chaque segment du pays est perçu potentiellement hostile, puisqu’il constitue une partie des ressources politiques, économiques et culturelles de celui-ci. [...] En outre chez les belligérants, se constituent des représentations déshumanisantes de l’ennemi, accusé de commettre des atrocités1 ». Il est évident que pareille vision qui confond le civil et le militaire repose sur des raisonnements erronés. Cependant le pouvoir hutu a d’autant moins de mal à la vulgariser que des exemples tirés de l’histoire récente du Rwanda semblent lui donner raison. Le fait que ces exemples reposent eux-mêmes sur des sophismes de mêmes types n’y change rien. De fait, la peur et la suspicion sont bien installées au Rwanda :

« Les Rwandais, et les Tutsi autant que les Hutu, furent terrifiés par l’invasion du FPR. Les Tutsi se souvenaient des massacres commis en représailles aux invasions lancées par des réfugiés dans les années 1960 et craignaient d’être de nouveau pris pour cible. [...] Quant aux Hutu, ils gardaient en mémoire les massacres de dizaines de milliers des leurs commis par les Tutsi du Burundi voisin en 1972, 1988 et 19912. »

L’extrémisme hutu a, dans ces conditions, tout le loisir d’invoquer l’argument de l’autodéfense pour armer les civils contre les « cancrelats » et maintenir un climat de peur. La première étape du processus génocidaire se met ainsi en place.

Jean Hatzfeld identifie quatre étapes dans le processus génocidaire tel qu’il s’est déroulé à l’encontre des Juifs : l’humiliation, la désignation et le marquage, la déportation et la concentration, l’extermination. Il note ensuite que dans le cas du Rwanda, les deuxième et troisième étapes sont sautées. L’explication se trouve selon lui dans le fait que le Rwanda ne connaît pas l’urbanisation et l’industrialisation avancées qui étaient celles de l’Allemagne. Le marquage est inutile au Rwanda dans la mesure où, tout le monde se connaissant, l’origine de chacun n’est un mystère pour personne. Jean Hatzfeld remarque cependant que la mention de l’origine ethnique sur les cartes

1 Jacques Semelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2005, p. 166.

2 Alison Des Forges, Leave None to Tell the Story : Genocide in Rwanda, NY, Human Rights Watch, 1999 ; Aucun témoin ne doit survivre, Paris, Karthala, 1999, p. 81.

d’identité fait en quelque sorte office de marquage1. Et effectivement, les génocidaires n’ont pas manqué de s’appuyer sur ces cartes pour identifier leurs victimes. En ce qui concerne l’étape de la concentration, il peut être utile de s’arrêter sur l’emploi qui a été fait des églises et autres lieux publics. Il apparaît alors que les génocidaires ont su en user pour optimiser leur programme d’extermination. En présentant dans un premier temps ces lieux comme étant des refuges, les autorités locales ont en quelque sorte fait l’économie d’un travail de déportation, puisque les Tutsi s’y sont dirigés d’eux-mêmes. Les barrages avec contrôles d’identité attendaient ceux qui avaient eu l’intuition du danger que représentaient ces « refuges ». Ainsi, ce n’est pas tant l’absence des étapes du marquage et de la concentration qui différencie le cas rwandais du cas allemand, mais plutôt le peu d’effort que ces étapes qui ont bien eu lieu, a demandé ; elles se sont en quelque sorte autogérées, ou plutôt le pouvoir génocidaire a fait en sorte qu’elle s’autogèrent.

Il est donc primordial de regarder au-delà de « l’amateurisme » qui peut sembler caractériser le génocide de proximité pour percevoir qu’il est en vérité le fait d’une organisation sans faille. Il apparaît alors par exemple que la décentralisation dans l’organisation n’est qu’apparente, la réalité cachant un système très hiérarchisé et qui contrôle jalousement la marche du génocide.

La caractérisation « génocide de proximité » peut laisser l’impression que chacun agit librement, que la planification, les ordres qui viennent d’en haut, sont assez élastiques. Il n’en est rien. Il semble au contraire qu’il existe plusieurs ordres hiérarchiques qui s’interpénètrent, se complètent dans un ensemble cohérent à fonctionnement pyramidal. Les civils n’interviennent pas en ordre dispersé, ils se reconnaissent des chefs. Adabert reconnaît être celui qui dirigeait la bande qui fait l’objet du livre de Jean Hatzfeld2. Ces chefs sont entre autres chargés de réveiller leurs « camarades », de veiller à ce que chacun participe aux tueries, d’organiser la journée… ils sont eux-mêmes soumis à l’autorité des Interahamwe et de l’administration locale, instances elles-mêmes soumises à une hiérarchie interne. On note par exemple que la hiérarchie chez les civils est marquée par la nature des armes dont ils disposent : la machette est l’arme des subordonnés alors que l’arc et la lance confèrent déjà une certaine autorité à ceux qui en disposent. Quant à Adabert, il se voit remettre, en tant que chef de groupe, un fusil. Ainsi l’utilisation de la machette répond à un objectif

1 Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2003, p. 80. 2

double : elle est économique et pratique, il s’agit de fournir au cultivateur une arme bon marché et qui ne demande pas une longue formation ; il s’agit également de lui signifier implicitement de rester à sa place. L’autorité des Interahamwe leur vient sans doute des fusils et grenades dont ils disposaient et sans lesquels les cultivateurs leur auraient peut-être signifié qu’ils appréciaient peu leurs commandements. Il faut encore ajouter l’autorité de l’armée et placer en haut de la pyramide le cercle des décideurs.

L’illusion du désordre

Il semble cependant que l’impression d’une décentralisation soit volontairement entretenue et qu’elle vise à obtenir le consentement de la masse à l’effort du génocide. Le civil peut ainsi garder l’illusion d’une absence de commandement, voire se laisser griser par une impression de totale liberté1. Peut-être s’agit-il de ne pas provoquer chez lui un sentiment de contrainte qui puisse conduire à des idées de révoltes. Il y a une plainte récurrente dans le groupe interrogé par Jean Hatzfeld concernant les Interahamwe. Leur présence n’est guère appréciée. Ils reflètent l’image du contremaître, qui plus est, ils se réservent le premier choix lors des pillages. Le groupe préfère de loin « travailler » seul. De fait, on lui donne l’impression qu’il « travaille » effectivement seul et à sa guise. On veille à ne pas froisser la susceptibilité des tueurs. Aucun effort n’est fait par le pouvoir pour préserver un « butin » susceptible de servir à la reconstruction du pays après le génocide. Jean Hatzfeld rapporte une anecdote édifiante en ce sens :

« IGNACE : Le premier soir, le chef nous a rassemblé à Kibungo. Il a demandé à l’équipe de former un cercle. Il a exigé que, l’un après l’autre, on dépose au centre tout l’argent qu’on avait récupéré sur nos victimes. Il a dit sans tricherie.

Quand il nous a vus très découragés, il a réfléchi et a repris la parole d’une voix aimable. Il a expliqué, la première fois, il fallait faire une collecte pour acheter de la boisson et fêter ça ensemble ; mais que par la suite, on allait bien économiser chacun pour soi. Cette promesse nous a donné satisfaction2. »

1 D’autre part, cette impression d’absence de commandement est pratique dans la mesure où, elle nie la réalité du génocide qui peut de ce fait, être donné à lire comme étant une explosion spontanée de massacres incontrôlés.

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Il existe donc de la part des autorités responsables du génocide, un va-et-vient entre démonstration d’autorité – il reste nécessaire de veiller à ce que le génocide ait lieu – et apparence de laxisme – il s’agit de ne pas démoraliser les troupes, de rester conscient que les tueries ne sont pas de tout repos. Les autorités ménagent elles-mêmes des voies de fuite, voies particulièrement bien contrôlées. Les tueurs ont par exemple la possibilité de traînailler sans risquer grand-chose. Mais les Interahamwe interviennent par intervalles pour rappeler qu’il s’agit là de l’exception. A ces occasions, même les « paresseux » se voient dans l’obligation de « briller1 ». Il est également possible de prétexter une excuse pour ne pas participer. Une amende est alors réclamée. Dans la mesure où les entrées d’argent sont principalement le fait des pillages, il est évident qu’il n’est pas à la portée de tous de prétexter longtemps. Si des voies de fuite sont tolérées, voire aménagées, il semble qu’en revanche, toute critique de l’idéologie génocidaire soit punie de mort :

« PIO : Celui qui avait l’idée de ne pas tuer un jour, il pouvait s’esquiver sans difficulté. Mais celui qui avait l’idée de ne pas tuer du tout, il ne pouvait pas dévoiler cette idée, sinon il allait être tué à son tour devant une assistance.

Dire son désaccord à haute voix était fatal sur-le-champ. Donc, on ne sait pas si des gens ont eu cette idée2. »

« [...] Isidore les interpelle et les sermonne en public, devant les voisins : "Vous jeunes gens, êtes des malfaisants. Faîtes demi-tour sur vos talons. Vos lames pointent un terrible malheur pour nous tous". [...] deux tueurs s’approchent de lui en riant, et, sans lui répondre, l’abattent à coups de machette3. »

Toute l’efficacité de la stratégie des décideurs résident là. Il ne s’agissait pas tant d’exiger de tous un rendement chiffré, mais d’obtenir un conformisme absolu. Tuer peu pouvait être toléré, mais critiquer n’était pas permis. On pouvait freiner la machine par moment, mais tout était mis en œuvre pour qu’on ne puisse l’enrayer. Il semble ainsi que les décideurs aient misé non sur le rendement des tueurs mais sur leur nombre et leur totale adhésion au programme. Ce faisant, ils ont atteint un rendement inégalé. Le critère du rendement confère de ce fait au génocide de proximité les caractères d’un génocide des plus modernes.

1 Selon les termes employés par le groupe de tueurs interrogés par Jean Hatzfeld. 2 Ibidem, p.91.

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