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La réaffirmation de la catégorie de l'Autre La peur de l'Autre La peur de l'Autre

La connaissance de l’Autre : état des lieux

PREMIER CHAPITRE :

A) Retour sur la catégorie de l’Autre

3) La réaffirmation de la catégorie de l'Autre La peur de l'Autre La peur de l'Autre

Parallèlement aux théories qui conduisent à la disqualification de la catégorie de l'Autre et appellent à une coexistence non conflictuelle des peuples, persiste une imagerie qui tend au contraire à réaffirmer les différences. Paradoxalement, elle se nourrit en partie du même constat de la réduction de la plage temporelle dans laquelle se déroulent les contacts culturels. Seulement, la réduction de la plage temporelle n'apparaît pas ici propice à la Relation, elle inquiète : elle est la preuve fragrante que l'Autre ne peut plus être réduit au rôle de simple objet. Dans ces conditions, l'illusion d'avoir la prérogative de l'action n'est plus entretenue. L'Autre n'est plus immobile, il refuse de correspondre à l'imagerie fixe qui en est donnée. Il devient impossible d'ignorer qu'il est en perpétuel mouvement et c'est ce mouvement qui inquiète. Il inquiète parce qu'il est surtout perçu dans ses formes les plus visibles que sont le

1 Edouard Glissant, Traité du Tout-monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 238. 2

terrorisme et l'immigration. Il en résulte une peur de l'Autre qui confine à une forme de paranoïa. L'Autre est perçu comme une menace pour l'intégrité identitaire mais aussi pour la sécurité.

La paranoïa est d'autant plus grande que des événements nourrissent la peur du terrorisme. Il suffit de penser au 11 septembre. La suspicion amène à jeter un regard différent sur l'immigration. L'imagerie qui lie immigration, économie et chômage est bien connue1. Elle informe en partie les politiques migratoires. S'affirme parallèlement une imagerie qui voit l'immigration en termes d'envahissement et de risque de submersion. Avec elle, ressurgissent les fantasmes de pureté, les peurs de la contamination. Sur un plan plus politique, cette imagerie pose la question de la loyauté qui n'est pas sans nourrir la peur de l'Autre : vers lequel du pays d'accueil ou du pays d'origine, ira l'allégeance des immigrés?

La méfiance envers l'Autre est loin d'être l'apanage de l'Occident. L'imagerie qui dépeint l'Occident comme la source de tous les maux s'accentue. Certains n'hésitent pas ainsi à voir dans le VIH, une arme biologique utilisée par l'Occident pour lutter contre la menace que représenterait l'essor démographique des non Occidentaux, particulièrement des Africains.2

Quoi qu'il en soit, la peur du voisin, quel qu'il soit, est le prétexte d'une réaffirmation de la catégorie de l'Autre, réaffirmation qui chez Huntington, passe par sa redéfinition en termes civilisationnels.

1 Voir notamment Emmanuelle Bribosia, Andrea Rea (dir), Les Nouvelles migrations, un enjeu européen, Editions Complexe, 2002.

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Voir notamment Atsutsé Kokouvi Agbobli, Le Monde et le destin des Africains : Les enjeux mondiaux de puissance, Paris, L'Harmattan, 2002, p. 200.

Du reste, l'incertitude persiste sur les origines du VIH. Edward Hooper a développé la thèse de la transmission à partir du vaccin contre la poliomyélite administré au Zaïre dans les années 1950, vaccin à base de cellules de chimpanzés infectés par le VIS (virus de l'immunodéficience simienne). (Edward Hooper, The River : A journey back to the source of the VIH and AIDS, London, Penguin, 2000). La thèse de Hooper est elle-même contredite par des chercheurs qui datent l'apparition du virus au Zaïre dans les années 1930.

L'Autre civilisationnel

La théorie de la différence civilisationnelle défendue par Huntington, trouve son point de départ principalement dans deux constats. Le premier est d'ordre sociétal. L'évolution des sociétés est telle que l'Occident ne peut plus prétendre être le seul sujet et réduire les autres sociétés en simples objets passifs. Huntington attire l'attention sur le fait que les sociétés non occidentales se modernisent alors que l'Occident entame une phase de déclin. Les rapports de force s'en trouvent modifiés au désavantage de l'Occident :

« En 1953, moins de 15% des Iraniens savaient lire et moins de 17% vivaient en ville. Kermit Roosvelt et la CIA étouffèrent alors facilement un soulèvement et restaurent le Shah sur son trône. En 1979, quand 50% des Iraniens savaient lire et écrire, et que 47% vivaient dans les villes, la puissance militaire américaine n'a pas pu empêcher que le Shah soit détrôné1. »

Le second constat concerne la fin de la guerre froide. En ce sens, il est significatif que l'article de Huntington qui est à la base du livre, ait été publié au début des années 1990.2 La fin de la guerre froide occasionne un vide : le monde ne peut plus être lu selon la traditionnelle dichotomie Est / Ouest. Le Choc des civilisations dont le titre originel est The Clash of civilization and the remaking of world order se veut être la nouvelle grille de lecture du monde. L’ouvrage prétend révéler les enjeux post guerre froide et renseigner sur les parties concernées. Huntington affirme que les enjeux ne sont plus idéologiques mais culturels. Avec la fin de la guerre froide, la politique ne se préoccupe plus de défendre les intérêts idéologiques ni économiques. Son but premier devient la valorisation de la culture. Dans ce contexte, l’Autre est celui dont la culture diffère. Il est défini en terme de civilisation.

La définition huntingtonienne de l’Autre obéit à un paradigme à la fois inclusif et exclusif avec regroupements par paliers culturels, le plus haut étant celui de la civilisation. A chaque nouveau palier, des parties qui s’excluaient au palier inférieur, se reconnaissent un fond culturel commun. Elles se regroupent et rejettent les parties qui ne partagent pas ce fond commun. Au-delà du palier civilisationnel, aucune

1 Huntington, Samuel, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order; Le choc des civilisations, trad. Fidel, Jean-Luc, Joublain, Geneviève, Jorland, Patrice et al., Paris, Odile Jacob, 1997, p. 90.

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reconnaissance de fond commun n’est plus possible, seul le critère exclusif du paradigme reste opérationnel :

« La culture d'un village de l'Italie du Sud peut être différente de celle d'un village du Nord, mais tous deux ont en commun la culture italienne, laquelle les différencie des villages allemands. Des communautés européennes différentes à leur tour, partagent des traits culturels qui les distinguent des communautés chinoises ou hindoues. Toutefois, les Chinois, les Hindous, et les Occidentaux ne font pas partie d'une entité culturelle plus large. Ils forment des civilisations différentes. Une civilisation est ainsi le mode le plus élevé de regroupement et le niveau le plus haut d'identité culturelle1. »

Samuel Huntington énumère ainsi huit civilisations que tout semble distinguer : la civilisation chinoise, la civilisation japonaise, la civilisation hindoue, la civilisation musulmane, la civilisation occidentale, la civilisation de l'Amérique latine, la civilisation orthodoxe. La huitième serait la civilisation africaine, mais l'auteur émet une réserve sur sa réalité effective.

La classification huntingtonienne se caractérise toutefois par un flou définitionnel. Le concept même de civilisation n'est pas précis dans sa définition malgré les références faites à des auteurs tels que Durkheim :

« Civilisation et culture se réfèrent à la manière de vivre en général. Une civilisation est une culture au sens large. Pour Durkheim et Mauss, c'est " une sorte de milieu moral englobant un certain nombre de notions, chaque culture nationale n’étant qu’une forme particulière du tout "2. »

Surtout les critères qui distingueraient les différentes civilisations entre elles n'apparaissent pas clairement. Il semble que Huntington s'appuie principalement sur le seul critère confessionnel. Le fait qu’une population se revendique de l'islam est pour lui une preuve suffisante de son appartenance à la civilisation musulmane. La civilisation chinoise quant à elle se caractériserait surtout par le confucianisme. Il en résulte que l'image de l'Autre telle que proposée par Huntington reste partielle et n'échappe pas au fixisme. Cela n'est guère surprenant si l'on considère que l'objectif de l'auteur n'est pas tant de faire connaître l'Autre que d'affirmer l’existence d’une communauté d'identité en Occident. En ce sens, l'Autre est réduit à un rôle de miroir à travers lequel l'Occident est appelé à prendre conscience de son identité. De fait, considérant le paradigme inclusif et exclusif qui informe la définition de l'Autre civilisationnel, il s'avère que le caractère exclusif reste le plus opératoire. L'exclusion

1 Samuel Huntington, op. cit., 1997, p. 40. 2

est maximale au niveau civilisationnel. D'après Huntington, il n'existe aucun lien entre les différentes civilisations. Il n'est pas non plus possible de passer d'une civilisation à une autre. Une nation qui se risquerait à vouloir changer de civilisation, deviendra tout au plus une « nation déchirée ». Ainsi en est-il de la Turquie qui tente vainement d'intégrer la civilisation occidentale :

« Les dirigeants qui ont l'orgueil de penser qu'ils peuvent refaçonner en profondeur la culture de leur société ne peuvent qu'échouer. Ils peuvent introduire chez eux des éléments de la culture occidentale, mais ils ne peuvent supprimer une fois pour toute ou éliminer le fond de leur culture indigène. […] Ils produisent des pays déchirés, ils ne créent pas des sociétés occidentales1. »

Si le processus exclusif est maximal entre civilisations, il est loin d'être négligeable à l'intérieur d'une civilisation. L'appartenance à une même civilisation ne garantit ni paix, ni coexistence égalitaire, ni absence de catégorisation. Des conflits nationaux, communautaires, ethniques, restent possibles. Par ailleurs comme l'indique la notion d'Etat phare, l'organisation civilisationnelle obéit à un ordre hiérarchique. D' après Huntington, l'Etat phare est celui autour duquel s'organise une civilisation ; ce qui suppose qu'il soit supérieur politiquement, militairement et culturellement. La notion d'Etat phare n'est pas exempte d'une idée de pureté culturelle, l'Etat phare étant considéré comme le haut lieu culturel de la civilisation considérée :

« Les civilisations ont en général un lieu au moins qui est considéré par leurs membres comme la source principale de la culture. Celle-ci est souvent située au sein de l'Etat phare ou des Etats phares de ladite civilisation, c'est-à-dire de l'Etat ou des Etats les plus puissants et les plus centraux d'un point de vue culturel2. »

Le processus exclusif persiste donc au niveau civilisationnel. Il entraîne une fabrique de hiérarchie qui implique une coexistence inégalitaire avec risque de conflits. La définition de l'Autre civilisationnel est une tentative de juguler ce processus par fixation du besoin différentialiste sur l'Autre :

« Pendant une grande partie de leur histoire, les Américains ont défini leur société en opposition à l'Europe. […] Cette supposée opposition entre l'Amérique et l'Europe résultait, dans une large mesure, au moins jusqu'à la fin du XIXe siècle, du fait que l'Amérique entretenait peu de contacts avec les civilisations non occidentales. Toutefois, dès que les Etats-Unis sont apparus sur la scène mondiale, le sentiment d'unité avec l'Europe s'est accru3. » 1 Ibidem, p.168. 2 Ibidem, p. 146. 3 Ibidem, p. 45-46.

L'unité si elle est atteinte, précise Huntington, reste fragile, d'où la nécessité de travailler à la cimenter. Il est significatif à cet égard, qu'alors même la définition des autres civilisations reste floue, l'auteur prenne en revanche le temps de s'attarder sur les critères qui d'après lui, distinguent la civilisation occidentale1. Cette dernière bénéficie d'une attention particulière en tant que lieu du « Je », placé au centre de la grille qui donne le monde à lire en termes civilisationnels.

Outre la civilisation occidentale l'auteur revient souvent sur les civilisations chinoise et musulmane. La définition qu'il en donne reste floue et centrée sur le critère confessionnel. En revanche, le rôle qu'il leur attribue est précis. Elles sont destinées à être les principaux miroirs qui cimentent la conscience civilisationnelle de l'Occident. Elles sont les menaces contre lesquelles s'unir. La civilisation chinoise incarne plus particulièrement la menace économique. La croissance économique chinoise est telle que la Chine pourrait devenir la première puissance économique du XXIe siècle, supplantant les pays occidentaux et le Japon. Selon Huntington, forte de son essor économique, la Chine ne manquera pas de prendre de l'assurance jusqu'à avoir la prétention d'affirmer l'universalité de la culture chinoise au détriment de la culture occidentale. Quant à la civilisation musulmane, elle incarnerait la menace démographique :

«Au maximum de son expansion territoriale dans les années vingt l'Occident dominait environ 40 millions de km2 soit près de la moitié de la planète. En 1993, ce territoire n'était plus que de 20 millions de km2. […] Par contraste, le territoire occupé par les sociétés musulmanes est passé de 2,5 millions de km2 en 1920 à plus de 15 en 1993. Des changements similaires ont lieu dans le contrôle des populations2. »

L'expansionnisme musulman serait à considérer avec d'autant plus d'inquiétude que la population occidentale est vieillissante alors que la civilisation musulmane compte une majorité de jeunes qui gonfleraient les circuits terroristes, appelant au militantisme anti-occidental et au militarisme.

Par les menaces qu'elles représenteraient les civilisations chinoise et musulmane sont donc les ennemis désignés. Il devient primordial, de leur résister en renforçant la

1 Ibidem, p. 70-74. Les critères retenus par l'auteur sont en l'occurrence : l'héritage classique, le catholicisme et le protestantisme, les langues européennes, la séparation des pouvoirs, l'Etat de droit, le pluralisme social, les corps intermédiaires, l'individualisme.

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conscience du soi civilisationnel. Il s'agit pour Huntington de persuader l'Occident et plus particulièrement les Etats-Unis qu'il en est ainsi.