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Pour un renouvellement des sciences sociales

La connaissance de l’Autre : état des lieux

DEUXIEME CHAPITRE : Approches du réel

B) Georges Balandier et le souci de l’utilité scientifique

2) Pour un renouvellement des sciences sociales

De même que Jean Copans, Georges Balandier fait le constat d’une faiblesse des sciences sociales. Il en appelle à leur renouvellement, de manière à ce qu’elles puissent se saisir des nouvelles réalités et aider à leur compréhension. Ses derniers travaux tentent ainsi de définir les nouveaux objets dont les sciences sociales doivent s’emparer et de proposer quelques outils d’analyse.

Objets

C’est la « surmodernité » qui enferme les objets nouveaux que Georges Balandier entend explorer. Elle est la marque de l’actuel tel qu’il se réalise depuis la fin du XXe siècle. Elle diffère de la postmodernité :

« La postmodernité était d’abord pensée en termes de ruptures et de recompositions effectuées dans l’espace des cultures. La surmodernité actuelle, emportée par les fulgurants progrès des sciences et des techniques est pensée en termes d’accomplissements. Elle impose l’idée que l’homme est maintenant capable de réaliser le mieux de l’humain, un au-delà de l’humain, par les victoires remportées contre l’imperfection, la précarité, l’ignorance impuissante et l’égarement dans une Histoire subie2. »

1 Jean Copans, op. cit., p. 33. 2

Là où la postmodernité modelait l’espace des cultures, la surmodernité construit et impose un espace marqué par le progrès technique. Naissent ainsi les nouveaux Nouveaux Mondes, ailleurs non géographiques mais vierges à l’exploration ethnologique ; territoires nés de l’œuvre de ceux que Georges Balandier identifie comme étant les Grands Transformateurs. Ces derniers, ont en effet l’initiative des progrès techniques dont ils reculent sans cesse et de façon inouïe les limites, grâce à la maîtrise d’un « pouvoir-faire » et d’un « pouvoir-savoir » sans cesse renouvelés. Ils suivent ce faisant, la logique du Grand Système, une logique de la globalisation avec ce que cela suppose d’exploitation économique ; une logique qui informe la dynamique des nouveaux Nouveaux Mondes.

Nouveaux Nouveaux Mondes, Grand Système, Grands Transformateurs, sont, autant d’objets nouveaux que les sciences sociales se doivent de saisir. Leur caractère radicalement neuf sous entend une logique de rupture d’avec les objets qui ont pu être jusque là explorés. Si la postmodernité conserve certains liens avec la modernité, cela ne semble a priori pas être le cas de la surmodernité. Le vocabulaire adopté par Georges Balandier confirme par ailleurs cette idée de rupture, de même que le titre de l’un de ses derniers ouvrages : Le Grand Dérangement1. La référence à l’aventure acadienne − les Acadiens ayant dû au XVIIIe siècle abandonner leur territoire pour tout reconstruire ailleurs, notamment en Louisiane − est par excellence, une marque de rupture.

Il subsiste néanmoins dans les travaux de Georges Balandier, d’autres marques, preuves que l’histoire se poursuit sans solution de continuité. Il en est ainsi de cette métaphore récurrente selon laquelle les nouveaux Nouveaux Mondes sont le lieu d’une « colonisation du dedans ». L’auteur insiste par ailleurs sur le fait que la surmodernité mondialisante ne poursuit pas d’autre objectif que celui d’une perpétuation de la logique de domination. Il établit par exemple un parallèle très significatif entre l’argument du village planétaire et celui de la mission civilisatrice :

« Le mondial est surtout vu par la perception de ceux qui mondialisent en étendant leur suprématie, en remplaçant l’argument de la mission civilisatrice dont usaient les colonisateurs d’hier par la promesse de la communauté planétaire qui sera ouverte à tous demain. Le mondial, c’est l’expansion actuellement accomplie par le moyen du Grand Système planétaire, substituée à celle qui recourait d’abord aux moyens militaires et politiques de la fin du XIXe siècle et au tournant du XXe2. »

1 Georges Balandier , Le Grand Dérangement, Paris, PUF, 2005. 2

Il apparaît ainsi que la logique de domination reste la même. La rupture existe seulement dans les moyens de sa réalisation. Elle se caractérise par une relation radicalement autre à l’Histoire. La surmodernité, parce qu’elle vise l’ère du suprahumain, cherche à évacuer ce qui jusque là définissait l’homme : sa relation à l’histoire, le rôle de la politique, sa relation au temps aussi, en imposant le règne de l’immédiat. La surmodernité refuse la transcendance, elle se propose d’atteindre à « l’amortalité », autrement dit de tuer la mort. L’opposition que Georges Balandier établit entre le « transformisme surmoderne » et le « constructivisme social » résume bien cet état des choses :

« … le transformisme surmoderne s’exprime dans un écotechnicisme, comme le constructivisme social s’exprimait dans un progressisme. L’un subordonne à la volonté politique, il affirme la suprématie du politique qui "révolutionne", l’autre subordonne aux systèmes, générateurs de pouvoir-faire, de puissance, de transformation continue, et le politique tend alors à devenir le système régulateur de leur fonctionnement. L’un a pour visée l’avènement d’un "homme nouveau", en qui l’humanité se réalise en achevant le temps des turbulences et des iniquités historiques, l’autre fait comme si les conquêtes transformatrices avaient déjà expulsé l’Histoire1. »

En prétextant ainsi se placer hors de l’Histoire, hors de la temporalité traditionnelle et opposer à la recherche de l’immortalité dans la transcendance, « l’amortalité » dans le progrès des biotechniques, la surmodernité entretient une illusion de rupture. Une illusion seulement, dans la mesure où elle s’inscrit en fin de compte dans une logique de domination qui elle se poursuit sans solution de continuité. Sans doute est-ce, ce mouvement entre rupture et continuité qui rend l’objet d’étude qu’est la surmodernité intéressant et pertinent. Il lui évite la position d’un objet trop étroit pour permettre la saisie des nouvelles réalités dans leur globalité.

Outils

On observe un mouvement similaire entre rupture et continuité à propos des outils que Georges Balandier préconise pour l’étude de la surmodernité. D’une part, il mobilise les outils qui procèdent de la « situation coloniale ». D’autre part, il affirme la

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nécessité d’abandonner les anciens outils devenus d’après lui inaptes à saisir la surmodernité :

« C’est un monde tout autre qui se crée ainsi, largement indépendant de l’étroite contrainte des espaces géographiques et des servitudes de la matérialité, où les savoirs interprétatifs hérités s’effacent. Ce monde ne peut être ni exploré, ni commencé à être compris avec l’espoir de le rendre mieux habitable, sans se détacher des façons passées de le connaître dans la séparation des savoirs et avec la pensée ancienne1. »

De nouveaux outils ou plutôt de nouveaux repères se dessinent à travers la description que Georges Balandier propose des nouveaux Nouveaux Mondes. En premier lieu, se détache l’inédit. La surmodernité est touchée en tous ses domaines par l’irruption de l’inédit. Les repères traditionnels sont brisés, remplacés par un flot de nouveautés qui déferlent sans prendre le temps de se constituer en marques identifiables. Les limites du possible sans cesse repoussées, ouvrent à l’inconnu, à l’incertain. Le cheminement dans la surmodernité est ainsi un cheminement dans l’aveugle, au milieu d’espaces inédits et démultipliés. Cet inconnu est, selon Georges Balandier, sources d’inquiétudes et de risques. Il révèle une disproportion entre la capacité incalculée des Grands Transformateurs à produire de l’inédit, à dissoudre les limites du possible, et le peu de contrôle qui est exercé sur les nouveaux Nouveaux Mondes ainsi créés. Du fait de cette disproportion, la multiplication des progrès a des effets contraires à ceux que l’on serait en droit d’attendre. Loin de conduire à l’amélioration de la condition humaine, elle entraîne « déficit de civilisation » et décomposition sociale :

« Le décalage s’élargit entre les moyens continuellement accrus, renforcés et multipliés, dont ces pouvoirs pourvoient, et leur mise en œuvre dans une construction du social qui serait mieux maîtrisée, davantage attachée au partage du possible qu’à l’accroissement de la puissance dans une "possession du monde" sans limites. C’est ce décalage qui alimente le sentiment de souffrir d’un déficit de civilisation. Sommes-nous civilisés à la mesure des moyens inouïs dont nous disposons2 ? »

Le déficit de civilisation se réalise à la fois en dedans et en dehors. En dedans à travers la décomposition du social que la surmodernité occasionne en Occident même. En dehors dans la mesure où la surmodernité mondialisante dans son « expansion, érode les

1 Ibidem, p. 113.

2

autres civilisations1 ». La surmodernité est ainsi décrite comme étant le lieu d’une déréalisation de l’humain, sentiment que résume l’image de l’hypersauvage suréquipé :

« Les accomplissements techniques ne suffiraient pas à empêcher cette régression, cette sortie de l’Histoire à reculons. Après les temps perdus du sauvage démuni, ce serait le temps à venir de l’hypersauvage suréquipé2. »

Outre les risques liés à la sauvegarde de l’environnement et à la désorientation introduite par l’irruption de l’inédit et ses conséquences, Georges Balandier s’inquiète des insurrections de la différence et de la dérive sécuritaire que le déficit de civilisation ne manque d’occasionner. Il identifie le terrorisme comme étant une manifestation des insurrections de la différence qui sont le refus de la globalisation, « les révélatrices d’une mondialisation qui usurperait son nom, puisque celle-ci vaut surtout pour ceux qui en ont l’initiative et en reçoivent les profits principaux3 ». En partie lié au risque des insurrections de la différence, celui de l’obsession sécuritaire ne cesse de croître. Il menace de laisser le champ libre à « l’emprise croissante des purificateurs et des sécuritaires4 ». A terme, c’est la décomposition du social qui sera accélérée.

Ces risques sont d’autant plus inquiétants que la surmodernité s’auto-protège en engendrant les conditions d’une faillite des résistances. Il y a d’une part la fascination qu’exercent les progrès sans cesse renouvelés. Elle conduit à une demande croissante de surmodernité selon un processus qui s’apparente à la violence symbolique telle que définie par Bourdieu5. Il y a d’autre part, l’accommodement résigné et paralysant face au sentiment que l’on est impuissant à renverser la vapeur.

La description des nouveaux Nouveaux Mondes permet de saisir d’ores et déjà quelques aspects des modalités de la surmodernité mondialisante. Elle est le fruit de ce que Georges Balandier reconnaît lui-même être une « exploration hasardeuse » de la surmodernité, une exploration qui s’est cependant assigné un objectif double : fournir des repères à l’étude de la surmodernité, être un premier lieu de résistance.

L’écriture, la description des modalités surmodernes, constituent un premier frein à la faillite des résistances ne serait-ce que, parce qu’elles la diagnostiquent. Elles fixent également des repères dont la mobilisation peut se révéler intéressante. Georges

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Georges Balandier, op. cit., 2004, p. 33. 2 Georges Balandier, op. cit., 2001, p. 188. 3 Georges Balandier, op . cit., 2005, p. 11-12. 4 Georges Balandier, op. cit ;, 2001, p.188. 5

Balandier avance ainsi qu’une évaluation critique de la mondialisation doit être conduite « en utilisant trois termes-repères : affirmation, déficit, et méconnaissance1 ». La surmodernité affirme la possibilité de repousser les limites, elle se veut prométhéenne. Elle comporte cependant des déficits, dont un déficit de civilisation. Surtout, elle engendre de la méconnaissance. L’homme surmoderne méconnaît les nouveaux Nouveaux Mondes alors même qu’il les construit et les habite. Les Grands Transformateurs eux-mêmes n’échappent pas à la règle.

C’est contre cette méconnaissance que les sciences sociales se doivent de lutter, et ce, même si la surmodernité s’emploie à rendre la tâche ardue. C’est ainsi qu’elle oppose à la figure de l’intellectuel, celles de l’expert et du savant. L’intellectuel n’a plus le monopole du discours qui fait autorité. L’expert et le savant lui livrent une concurrence dont ils ont l’avantage. Leur voix démultipliée proportionnellement à leur nombre croissant et à leurs facilités d’accès aux médias, couvre celle de l’intellectuel. Ce dernier, est de surcroît mal à l’aise face à l’univers de la communication tel qu’il a été refaçonné et qui impose que son discours s’accorde à un modèle préétabli. Pour être distribué, tout discours doit en effet cesser de dire l’actuel pour commenter l’immédiat. Le rapport à la temporalité change et l’univers de la communication impose à l’intellectuel qu’il s’adapte. La conséquence en est une déperdition de sens :

« L’intellectuel se trouve exposé à la contrainte de l’événement, de l’immédiat, et donc de l’éphémère. Un événement chasse vite les précédents, et le spectacle du monde continuellement changeant, actif générateur du nouveau, prévaut contre la recherche du sens, de ce qui est en voie de réalisation2. »

Les conditions d’une paresse intellectuelle sont ainsi installées, d’autant plus que le public non plus n’est pas épargné. La multiplication des médias qui facilite l’accès à l’information, n’est paradoxalement pas gage de qualité. La curiosité du public quand elle existe, ne l’est pas davantage :

« La volonté de savoir pousse à diversifier la recherche, en manifestant ainsi une inquiétude mal apaisée quant à la "marche du monde", mais ce sentiment entretient une consommation hâtive et hasardeuse, superficiellement satisfaisante, qui ajoute à l’inquiétude un sentiment d’insécurité. L’insatisfaction engendre le doute, le retrait par méfiance à l’égard des commentaires qui accompagnent l’information, et l’impression de mieux pouvoir se soustraire au mensonge social par une réduction aux seuls faits s’accentue3. »

1 Georges Balandier, op. cit., 2004, p. 25. 2 Georges Balandier, op. cit., 2001, p. 212. 3

Le sens se perd de toute part, du côté de la production comme de celui de la réception du discours. Le constat une fois établi, il devient envisageable de travailler contre cette déperdition du sens, de lutter contre les pièges surmodernes.

Cela suppose un travail du public sur lui-même, un travail contre la tentation de l’immédiat, pour un retour vers l’écoute patiente et critique du discours. Cela suppose une réaffirmation du politique susceptible de conduire à une réinsertion dans l’Histoire, au choix de l’humain contre le suprahumain. Il appartient aux sciences sociales de fournir les outils sans lesquels ni le public, ni le politique ne sauraient lutter efficacement contre les pièges surmodernes. De là, la nécessité qu’elles sortent de la torpeur dans laquelle elles sont et se renouvellent. C’est en ce sens que Georges Balandier appelle à une révolution copernicienne de la pensée :

« [Lutter contre la méconnaissance] exige une vraie révolution intellectuelle. Il ne suffit plus d’interpréter les changements sociologiques, économiques et politiques en les additionnant, ni même d’évaluer le progrès à l’intérieur d’un univers humain ayant globalement son ancienne cohérence : il faut désormais faire accomplir une sorte de révolution copernicienne à la pensée de l’actuel1. »

L’exploration de la surmodernité que mène Georges Balandier constitue sans doute une première étape vers cette révolution de la pensée. Confrontée à d’autres travaux, dans le cadre d’un travail de dépouillement critique, elle devrait conduire à la théorisation de notions dont l’efficacité scientifique dans le questionnement de l’actuel, puisse égaler celle de la « situation coloniale ». Il peut dans ce sens, être intéressant de poser par exemple la question de savoir si les travaux de Balandier et ceux de Glissant peuvent se compléter.