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Romain Rolland en quête de soutien en Suède et en Tchécoslovaquie

3.1 La constitution d'un front de résistance morale à l'échelle internationale

3.1.4 Romain Rolland en quête de soutien en Suède et en Tchécoslovaquie

Deux noms paraissent symboliser la relation de Romain Rolland à la Suède : celui de Sven Soderman d’abord, qui fut un critique perspicace et un fin connaisseur de l’œuvre de Romain Rolland. Son analyse riche des écrits de l’intellectuel français contribuèrent sans aucun doute au choix du Comité Nobel en 1915244. Le second est celui d’Ellen Key, dont le fonds Romain Rolland à Paris comme le fonds Ellen Key de la Bibliothèque royale de Stockholm semblent témoigner de leur intense relation épistolaire. C’est Louise Cruppi245qui attire l’intérêt de Rolland à l’égard de Key. Dès 1911, il lui fait parvenir les volumes de Jean-Christophe ce qui marquera le début d’une longue amitié et correspondance. C’est notamment elle qui traduit l’article Au-dessus de la Mêlée en suédois. Elle s’adresse à lui en français :

« Tous les articles que vous m’avez envoyés ont été publiés dans le journal libéral de Stockholm, Dagens Nyheter. La semaine passée, Vernon Lee a proposé de vous donner le prix Nobel, comme étant le seul au-dessus de la mêlée… Les Grautoff m’ont raconté qu’ils ne vous comprennent plus : les Allemands demandent l’approbation entière pour toutes leurs actions dans cette guerre. Le seul Stefan Zweig est aussi au-dessus de la mêlée. J’ai parlé, dans un journal suédois, de l’Allemagne de Goethe qu’on aime, et de l’Allemagne de Bismarck qu’on n’aime pas. Un dénonciateur suédois a fait des extraits faussant le sens total. Et maintenant, on crache sur moi, en Allemagne. Et même en Suède, beaucoup de personnes défendent le meurtre du Lusitania… Il faut bien du courage pour encore croire en l’humanité. Mais parmi ceux-là est encore votre très dévouée."246

Ellen Key est mentionnée dans plusieurs lettres que Romain Rolland écrit à sa mère.

243 Ibid, p.1763.

244 Cet aspect sera étudié par la suite.

245 Ecrivaine et critique, spécialiste de la vie culturelle et littéraire en Suède, auteur de Femmes écrivains aujourd’hui en 1912.

246 JAG, op.cit, p.368.

122 Ainsi le 2 février 1916 :

« La brave Ellen Key m’écrit aussi de Suède une lettre pleine d’effusions, où elle dit : « quand je pense que j’aurais pu être morte, sans avoir eu le bonheur de vivre à la même époque que R.Rolland ! Et ce mot qui te concerne : « Ma bénédiction (pour Au-dessus de la mêlée) vous suivra toute la vie qui me reste. Ou plutôt : ma bénédiction est pour votre mère, qui a donné le jour à un tel fils. Une petite photo de son salon me montre, hélas ! mon portrait par Granié encadré entre ceux de Mazzini, de George Sand et de Beethoven. »247

L’estime d’un certain nombre d’observateurs européens à l’égard de Romain Rolland semble parfois exagérée. Elle est compréhensible du fait du profond respect pour la pensée de l’intellectuel français de la part de ses contemporains.

Cela étant, il semble que les paroles de Romain Rolland agissent plus comme des paroles de réconfort, comme c’est le cas ici avec Ellen Key. Elle s’adresse à lui également à la fin de janvier 1916 :

« A présent, j’ai plusieurs choses à vous raconter :

1. Mon pays commence à vous aimer. Au-dessus de la mêlée sera publié en suédois ; 2. J’ai écrit, pour les cercles d’études des Bons Templiers suédois, un essai populaire sur vous ;

3. Ma conférence dans une ville voisine sur « Romain Rolland et la guerre mondiale » a fait salle comble ;

4. Je referai la conférence, un peu différente, à Stockholm, le 13 février, au bénéfice des malheureux Belges et Polonais sous le titre : « Romain Rolland et la neutralité des âmes ».248

La même source nous apprend que la Friedenswarte de Alfred H. Fried publie dans son numéro d’août-septembre 1916 un article enthousiaste d’Ellen Key sur le rôle de Romain Rolland pendant la guerre. Cette revue, qui a traversé le XXème siècle, propageait des idées pacifistes. Comme le montre Daniel Laqua249 de Northumbria University, les efforts du militant pacifiste austro-allemand Alfred H. Fried contribuèrent à construire un pacifisme

247 Cahiers Romain Rolland 20, op.cit, p.230.

248 JAG, op.cit, p.669.

249 In Le pacifisme scientifique à la Belle Epoque : les efforts d’Alfred H. Fried pour promouvoir la paix au-delà des frontières nationales, article disponible sur http://www.mundaneum.be/

123 germanophone à la fin du XIXème siècle. Sa revue fut donc une tribune intéressante pour mentionner l’action de Romain Rolland.

Ellen Key écrit aussi à Rolland le 28 décembre 1917 pour lui indiquer qu’elle a envoyé son article « La route en lacets qui monte » à la revue de Stockholm, Forum suédois, et un autre article « Aux peuples assassinés » avec le discours de Tagore au Manchester Guardian.

Elle joua sans aucun doute le rôle de médiatrice pour faire mieux connaitre et apprécier les écrits et messages de Romain Rolland en Suède. Il ne semble cependant pas qu’Ellen Key eût elle-même une grande influence dans le milieu intellectuel. Sans remettre en question sa légitimité et crédibilité de féministe suédoise qui a beaucoup travaillé et écrit sur les questions liées à l’éducation et à la pédagogie, il est difficile de mesurer en quoi elle permit une audience significative pour Romain Rolland en Suède au-delà des efforts pour que son œuvre soit mieux connue, ce qui a probablementt joué pour l’obtention du Prix Nobel notamment.

Les prises de position de Romain Rolland furent aussi suivies en Tchécoslovaquie d’où on suivait avec beaucoup d’attention et de sympathie ses déclarations antimilitaristes.

L’écrivain tchèque Neumann publia notamment dans la revue tchèque Kmen du 10 juin 1919 sa « Déclaration d’indépendance de l’Esprit ». Il souhaitait y défendre les idées de Rolland notamment contre certaines critiques de Karel Capek. Ce dernier reprochait à Rolland ses combats parfois irréels. Il est intéressant de noter qu’aucun d’entre eux n’est cité dans le Journal des années de guerre, et il semble par ailleurs qu’aucun intellectuel tchécoslovaque ne soit entré en relation avec Romain Rolland pendant la guerre.

Romain Rolland tenta cependant de sensibiliser le Président de la République Tchécoslovaque, Thomas Masaryk, par une lettre du 16 janvier 1919, suite à un article qu’il avait lu à son propos :

« Monsieur – je m’adresse à vous, comme à l’homme dont la personnalité morale, affirmée par une vie de lutte héroïque, lui a valu le respect et l’admiration de tous, même de ses adversaires. Aujourd’hui, je lis dans le numéro du 9 janvier de Die Christliche Welt un article de Walter E. Schmidt, qui est le plus magnifique hommage rendu à votre caractère. Je ne crois pas qu’en une pareille heure de l’humanité déchirée par la haine, il n’y ait jamais eu un exemple pareil d’un homme à la tête d’un peuple en guerre, devant qui s’incline, avec vénération, la pensée du peuple ennemi qu’il combat. C’est ce qui

124 m’engage à faire auprès de vous la démarche que voici : l’impartialité à laquelle, Français, je me suis efforcé, durant toute la guerre, m’a valu des messages confiants de la jeunesse des différents pays en guerre. […] A l’heure où votre peuple rentre triomphalement dans l’histoire, il serait beau qu’il donnât à la vieille Europe, égoïste et vaniteuse, un exemple de largeur d’esprit et de magnanimité. Les hommes comme vous doivent voir plus loin et plus haut. Jamais ils ne perdent de vue la réalisation de cette union Européenne, à laquelle il nous faut hâter d’atteindre, si nous voulons sauver une civilisation qui fut grande, et qui est désormais menacée. Voyez, je vous prie, dans ma démarche, qui doit rester tout à fait entre nous, l’effet de la haute estime que j’ai pour vous et d’un amour commun pour votre grand peuple et pour la justice. »250

Il n’y eut sans doute pas de réponse de Masaryk à Rolland même s’il semble que Masaryk lui avait fait parvenir un de ses livres traduits en français : L’Europe nouvelle.251

Cela étant, les relations entre l’écrivain français et l’homme d’Etat tchécoslovaque allaient s’intensifier après la guerre à travers une correspondance soutenue. On sait aussi que Masaryk rejoignait une idée politique de fond de Romain Rolland, à savoir celle d’une possible « révolution mondiale ».252 Il est sans doute un peu exagéré de tirer de cette lettre la conclusion d’un côté « visionnaire » de Romain Rolland mais cette longue lettre de janvier 1919 prouve qu’il avait sans doute correctement analysé la situation politique et avait vu en Masaryk une voie pour une nouvelle Europe.