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L’engagement de Romain Rolland en 1914

Parler d'engagement de Romain Rolland en 1914 peut paraître paradoxal dans la mesure où ce fut précisément ce qu'on lui reprocha. Critiqué, Romain Rolland se trouva rapidement esseulé dans son combat et son engagement pour défendre les valeurs menacées.

L'engagement peut se définir comme le renoncement au confort que lui assure sa position (celle de l'intellectuel par exemple) pour prendre part aux conflits de son temps et pour y défendre des valeurs menacées. La deuxième partie de cette définition peut totalement s'appliquer au clerc Rolland :

« La vocation ne peut être connue et prouvée que par le sacrifice que fait le savant ou l'artiste de son repos, de son bien-être pour suivre sa vocation. »76

Ce sont à travers ses articles et ses écrits que Rolland s'est engagé dans l'obscure mêlée pour y défendre les valeurs qu'il sentait menacées. Cet engagement ne peut être remis en question.

Ce qui peut l'être toutefois, c'est le choix de ne pas prendre part publiquement, politiquement, socialement aux conflits de son temps. Il n'a jamais voulu faire parti d'aucun groupe ni d'aucune association pendant les années de guerre de peur d'y perdre une part de

75 Romain Rolland, introduction à Clérambault, Paris, Ollendorff, 1920 pour la première édition.

76 Lettre de Léon Tolstoï à Romain Rolland, 4 octobre 1887.

52 sa liberté. Romain Rolland a toujours parlé en son nom seul, et décide même de se retirer en juillet 1915 du combat engagé une année auparavant.

Il retrouve alors le confort que sa position d'écrivain lui assurait. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette rupture de l'été 1915 mais notons que Romain Rolland fut d'abord et avant tout un écrivain et un penseur et non une figure de l'engagement intellectuel telle que la Libération en connaîtra.

Par conséquent, il serait excessif de considérer le clerc Rolland comme incarnant l'intellectuel engagé par excellence. Figure intellectuelle essentielle lors de la Première Guerre mondiale, Romain Rolland hésita sans arrêt entre l’engagement et le retrait, entre la prise de position publique et le retour au confort que lui assurait sa position d’écrivain. Il est donc excessif de le considérer comme le symbole du pacifisme français à partir de 1914 étant donné cette dualité dans son action entre engagement et retrait.

Le travail introspectif qui fut poussé à l’extrême comme un examen de conscience entre alors en contradiction avec un engagement et sa nécessité d’extériorisation des affects : il le veut public et exemplaire, il se met en scène. Il révèle ses tourments, affects, périodes de souffrance. Il emprunte aux valeurs culturelles de l’époque le goût de la confession douloureuse dont il se sert pour puiser sa légitimité. Il se considère aussi comme une victime étant donné la force et la régularité des attaques dont il fait l’objet. Avant la guerre déjà, Henri Massis77 trouvait l’œuvre Jean-Christophe suspecte car elle était empreinte d’une idéologie allemande.

D’autres, comme René Johannet (proche de l’Action français et de Maurras) avait vu dans cet ouvrage de la camelote à l’allemande. Il pouvait donc être perçu avant la guerre comme un sympathisant de l’Allemagne. Ce sentiment allait comme nous avons eu l’occasion de l’évoquer être confirmé et amplifié après le déclenchement du conflit. Romain Rolland semble par ailleurs avoir un peu joué de cette mauvaise image véhiculée depuis Paris en raison notamment du fait que ses paroles avaient eu un écho retentissant hors de France et hors de Suisse. Dans une lettre du 18 décembre 1914 à sa mère, il explique :

« J’imagine qu’à Paris ils se sont dit : « encore ! Il ne veut donc pas tenir sa langue ? » Et ils seront d’autant plus durs que je commence à devenir dangereux, trouvant de l’écho au-dehors. »78

77 « Romain Rolland ou le dilettantisme de la foi », Henri Massis, in L’Opinion, 30 aout 1913.

78 Cahiers Romain Rolland 20, op.cit., p.45.

53 Il est un intellectuel autonome : si l’on considère la définition de Jean Lemazurier dans Cathéchisme dreyfusard, un intellectuel est un homme dont le cerveau refuse de fonctionner par ordre et dont les plus petites actions s’inspirent des plus grands principes.

Sur la base du courant vitaliste (la société occidentale est entrée en décadence, seul un élan vital pourra la régénérer : l’art peut être le fer de lance du combat politique et le principal instrument de la transformation sociale), Rolland sera un porte-voix : il introduit l’éthique dans les relations internationales. Quel est dès lors le rôle de l’intellectuel : il écrit dans l’article « Les Idoles » le 4 décembre 1914 :

« Certains passages de mes livres, un peu paradoxaux, m’ont fait accuser parfois d’être un anti intellectuel : ce qui serait absurde pour qui a, comme nous, donné sa vie au culte de la pensée. Mais il est vrai que l’intellectualisme m’a paru trop souvent une caricature de la pensée, une pensée mutilée, déformée, pétrifiée […] L’intellectuel vit trop dans le royaume des ombres, dans le royaume des idées. Les idées n'ont aucune existence par elles-mêmes [...] mais le mal est qu'on en fait des réalités opprimantes ; et nul n'y contribue autant que l'intellectuel qui en use par métier, et qui par déformation professionnelle, est toujours tenté de leur subordonner les choses réelles. Que vienne, par surcroît, une passion collective qui achève de l'aveugler, elle se coule dans l'idée qui peut le mieux la servir, elle lui transfuge son sang; et l'autre la magnifie [...] De là que les intellectuels, dans la crise actuelle, non seulement aient été plus que d'autres livrés à la contagion guerrière, mais qu'ils aient contribué prodigieusement à la répandre. »

A l’opposé d’écrivains nationalistes tels Barrès, le rôle social de l’intellectuel est de mener son public dans une certaine direction historique : là où on peut discuter, c’est sur le choix de la direction, au cœur d’une histoire en train de se faire soumise à de multiples influences (économique, politique, culturelle, sociale …). L’intégrité totale de l’intellectuel pour être le plus impartial et le plus neutre passe par un engagement qui n’en est pas un : celui de refuser toute association, toute appartenance à un mouvement quel qu’il soit. Barrès de son côté a conduit son auditoire vers des positions nationalistes et bellicistes. La progressive démobilisation idéologique et spirituelle des populations vers la fin du conflit est issue de ces multiples tentatives de diriger le troupeau vers un peu d’humanisme, de cohésion collective, de solidarité : quitte à vouloir même tenter une construction commune et collective au niveau européen.

54 Le parallèle est intéressant, bien qu’il n’y ait pas lien de causalité, entre la réflexion de Rolland qui juge que les torts sont partagés entre l’Allemagne et la France et la posture d’historiens au lendemain de la guerre.

Rolland remet ainsi en question le rôle des clercs pendant la guerre : ils ont empoisonné de leurs idéologies meurtrières des milliers de cerveaux, l’histoire ne l’oubliera pas.

Avant Benda donc, Rolland remet en question le rôle social des intellectuels, leur place et leur mission dans l’ordre politique international.

Aveugles, ils ne sont plus en mesure de théoriser leur pratique, englués qu'ils sont dans leur combat idéologique.

Sans jamais désacraliser cette image pieuse du clerc en majesté, jugeant du bien et du mal, croyant peser sur l'événement et se mêlant, à sa manière, aux joutes politiciennes, il cultive au contraire la représentation endogène de l'intellectuel déontologiquement habilité à traiter des affaires du monde. Ce faisant, il s'inscrit dans une tradition qui culminera plus tard avec l'activisme international d'un Jean-Paul Sartre.

Il s'y croit d'autant plus autorisé que le caractère mondial de la guerre lui donne l'illusion d'être mondialement entendu grâce à ce réseau épistolaire d'intellectuels qu'il a su tisser sur tous les continents. Du coup, l’amalgame du Romain Rolland comme incarnation du pacifisme s’est vite véhiculé. Du coup, la question de son engagement s’est vite axée sur lui.

De même, sur la réception du prix Nobel, il se situe dans la droite ligne de ce qu’Alfred Nobel appelait de ses vœux : une notice biographique établie par le secrétaire du comité central de la Société suédoise de la paix et de l’arbitrage en 1910 mentionnait cette parole de Nobel tenue en 1892 : « Savez-vous comment il faudrait traiter cette question [la paix] ? Il faudrait y gagner des personnages influents qui donnent le ton. On devrait attribuer de grandes sommes à des prix en faveur de ceux qui ont à cœur cette noble cause et veulent là faire triompher. » De même, il précisa en 1895 qu’il faudrait récompenser

« l’ouvrage littéraire le plus remarquable dans le sens de l’idéalisme. »79

Très influencé par la culture allemande, Romain Rolland reprend à son compte la doctrine spenglérienne de la décadence. Celle-ci se produirait quand une culture, au sommet de ses potentialités, passerait à l'état de civilisation. Une fois l'ascension terminée, il ne pourrait

79 Le Prix Nobel de la paix et l'Institut Nobel norvégien, rapport historique et descriptif accompagné d'une histoire du mouvement pacifiste de 1896 à 1930, Oslo/Londres, Paris/La Haye, 1932.

55 plus y avoir alors, selon Spengler, que dégénérescence fatale. Dans cette dynamique historique perçue en termes organicistes, une civilisation meurt pour qu'une autre vive.

L'Europe, cette nouvelle entité fédérée dont il annonce la construction prochaine, ne constitue, selon lui, qu'un élément de cette redistribution internationale des rapports de force : « L'Asie est aux aguets », ajoute-t-il.

Proche de Gandhi et de Rabindranath Tagore, il reprend à son compte le jugement de ce dernier. Ce jugement présuppose que jusqu'en 1914 la civilisation européenne a été une civilisation de cannibales, une machine ne se souciant plus des peuples, une civilisation qui est en train de faire le vide devant elle.

Il faut entendre par là que l'Asie saura triompher de l'Europe et se substituer à elle dans l'ordre de la puissance, non pas grâce à une mise en valeur optimale de ses ressources naturelles, ou encore une meilleure gestion de l'économie mais bien plutôt parce qu'elle finira par adopter la nouvelle forme de pratique politique expérimentée en Inde sous l'impulsion de Gandhi : la Satyagraha.

1.4 La question du pacifisme chez Romain Rolland