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La vie privée d’un intellectuel dissident

Chapitre 4 : Romain Rolland sur l’échiquier de la vie

4.2 La vie privée d’un intellectuel dissident

La relation qu’entretint Romain Rolland avec les femmes fut opaque et problématique, elle fut aussi sujette à de nombreuses interprétations. Une étude approfondie pourrait s’avérer intéressante et nécessaire afin d’étudier et d’analyser le rôle et l’influence que les femmes ont joué sur la vie et l’œuvre de Romain Rolland. Nous tenterons d’aborder la perception que Romain Rolland se faisait des femmes comme la perception que les femmes se faisaient de Romain Rolland. Sans vouloir ouvrir ici une réflexion globale sur le rôle exercé par les femmes dans la vie et l’œuvre de Romain Rolland, il semble important

381 Alors inspecteur général français des Beaux-Arts.

382 In La diplomatie par le livre, sous la direction de Claude Hauser, Thomas Loué, Jean-Yves Mollier et François Vallotton, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p.26.

192 toutefois de mettre en perspective les actions de Rolland et l’influence exercée par celles qui l’entouraient.

De nombreux passages des différentes analyses sur le parcours de Rolland ont déjà mis en lumière le rôle tout à fait essentiel joué par sa mère. L’on sait que la perte tragique d’une fille provoqua chez elle une dévotion à l’égard de Romain et de Madeleine pour leur assurer une éducation exemplaire. Antoinette-Marie Rolland perdit en effet en juin 1871 la petite sœur de Romain à la suite d’une angine qui s’était aggravée. La naissance l’année suivante de Madeleine ne permit cependant pas à la mère de faire son deuil.

Elle faisait chaque année au cimetière de Clamecy un pèlerinage sur la tombe de la petite fille disparue. Romain Rolland, alors enfant, fut très certainement marqué par cette souffrance et ce chagrin qu’il ne pouvait cependant pas faire disparaitre du cœur et de l’esprit de sa mère. Son enfance solitaire et craintive des autres fut une des conséquences de ce drame familial. De même, le choix de la famille de quitter Clamecy pour Paris en 1880 pour l’avenir de Romain Rolland le marqua très certainement beaucoup. C’est sa mère qui décida de quitter la maison familiale pour s’installer rue de Tournon à Paris et ainsi offrir au jeune Romain un avenir plus ouvert. Nous n’irons pas plus loin dans l’analyse psychologique de la relation d’un fils à l’égard de sa mère car ce n’est pas l’objet de notre étude et les compétences manqueraient cruellement.

Cependant, il est évidemment essentiel de souligner le rôle majeur exercé par la mère de Rolland sur son parcours et ses actions. Le Cahiers Romain Rolland 20 est à cet égard significatif et l’avant-propos de Marie Romain Rolland précise que Romain Rolland écrivait à sa mère chaque jour.

Ces lettres témoignent à la fois de la profonde affection d’un fils envers sa mère mais elles montrent combien elle fut pendant la période de la guerre essentielle à son équilibre.

Alors que les correspondances qui apparaissent dans le Journal des années de guerre font références aux évènements liés à la guerre, les tensions et crispations autour de Romain Rolland, les témoignages de sympathie et d’amitié à l’égard du combat qu’il mène, celles du Cahiers Romain Rolland 20 Je commence à devenir dangereux font elles apparaitre les moments de découragement, les crises profondes, les moments de solitude de Romain Rolland :

193

« Que veux-tu ? Je souffre tellement de la méchanceté et de la bêtise universelle que j’ai une répulsion à venir à Paris en ce moment. Bien plutôt, si je pouvais, je m’éloignerais encore, et de Paris et de Berlin et de tous ces stupides pays, que possède seulement l’ardeur aveugle de se faire le plus de mal possible. Mais où pourrais-je aller ? Puisque l’Europe entière est folle. Dans les montagnes ? Peut-être. J’attends le printemps, pour y faire une cure de repos et d’oubli. Je t’assure qu’il y a des moments, quand je lis, quand j’acquiers la preuve de plus en plus profonde qu’aucun des peuples en guerre ne voulait la guerre, que tous se croient attaqués, que tous sont exploités et croient imbécilement à toutes les impostures que leur disent leurs exploiteurs, il y a des moments où j’en pleurerais ; j’ai le dégoût ou la pitié des hommes, cette pauvre espèce humaine

… »383

Les lettres échangées entre Romain Rolland et sa mère montrent aussi le lien très profond qui l’unit à elle, jusque dans sa chair. L’homme se tourne vers sa mère dès l’apparition d’un moment de doute, d’un moment de découragement. En 1916, Romain Rolland est alors âgé de 50 ans. Il est porteur d’un message humaniste et pacifiste, il est capable d’entretenir avec le monde un commerce spirituel quasiment sans pareil, il est capable d’attirer à lui de très nombreux pacifistes français qui décident de le rejoindre, il est aussi prêt à assumer son discours et ses prises de position quitte à être critiqué de toute part en France. Et pour autant, la relation qu’il entretient avec sa mère ressemble à celle d’un enfant qui se sent seul, qui souffre dans son intimité et sa chair :

« J’ai peine à croire que tu ne sois pas toujours là. Quand je me réveille dans la nuit, il me semble que tu es dans la chambre à côté, et j’ai la même illusion, par instants, au milieu de la journée. Cela me tient compagnie, en attendant ton retour. »384

Cette mère si présente le fut aussi dans les relations que Romain Rolland eut avec les femmes et dans les perceptions que ces dernières eurent de lui. On trouve ainsi cette mise en garde de sa mère dans le Cahiers Romain Rolland 20 :

« Je te vois acculé et très perplexe à cause de ton amie (il s’agit de Thalie), mais tu dois réfléchir avant d’engager toute ta vie et ton œuvre. […] La lettre de ton amie est bonne et très tendre. Je ne doute pas de ses bonnes résolutions, mais avec une femme aussi

383 Cahiers Romain Rolland 20, op.cit. p.105.

384 Ibid., p.215.

194 passionnée et qui peut devenir jalouse, je me demande malgré ses protestations ce que deviendra ta liberté […] Dès novembre 1914 j’ai pressenti ce qui te menaçait et je n’ai cessé de souffrir. Ton amie dans sa lettre que tu me copies ne se rend pas compte que tu ne peux être à la fois pour elle un enfant débile et maladif et un directeur de sa vie et de sa conscience. En te rappelant ton léger accès de grippe de cet hiver, elle ne sait donc pas que tu avais près de toi une chère vieille maman qui a pu encore te donner des soins dévoués et en même temps une affection plus désintéressée que celle d’une amie. Voilà bien ce qui m’inquiète le plus : c’est qu’après moi et à bref délai je voudrais te laisser une autre moi-même, mais plus assagie par la vie que ta jeune amie. Cette enfant d’une autre race, d’une autre mentalité, sera évidemment très différente. Elle ne saura même pas autant que ta sœur te défendre et lutter avec toi. »385

La relation très forte entre Romain Rolland et sa mère s’interrompit seulement lorsque cette dernière fut emmenée par la mort. D’abord, elle le quitte pour retourner à Paris en janvier 1919 :

« Mercredi 23 janvier. Ma chère maman me quitte aujourd’hui, pour retourner à Paris. Il y avait près de deux ans qu’elle était ici avec moi. »386

En mauvaise santé, il reçoit trois mois plus tard un télégramme de Paris l’informant que sa mère venait d’avoir une attaque. Il décide alors de partir pour Paris le 4 mai 1919 :

« Arrivée à Paris le lundi 5 mai. Il y a cinq ans, presque exactement, que je l’ai quitté. Je vais directement chez ma mère. Je monte l’escalier, le cœur étreint. Je trouve la pauvre femme étendue dans son lit, le côté droit paralysé, et une aphasie complète. Elle a conservé sa conscience très nette (quoique sans doute affaiblie). Elle me reconnait bien, et tâche de me parler, mais il ne sort de sa bouche qu’un « la la la » d’enfant. Sa main gauche m’exprime mieux que sa voix, et même que son regard, son émotion et son affection. Elle a été frappée d’hémiplégie, le mercredi matin, 30 avril. »387

385 Ibid., p.366.

386 JAG, p.1697.

387 Ibid., p.1804.

195 Romain Rolland annonce le décès de sa mère d’une simple phrase dans son Journal des années de guerre, à la date du lundi 19 mai 1919.

Thalie, qui est évoquée par la mère de Romain Rolland dans une de ses lettres, est en réalité Helena van Brugh de Kay. Il l’avait rencontré alors que cette dernière était venue à Paris pour étudier le théâtre. Jeune actrice américaine de vingt-trois ans, ils avaient échangé quelques lettres et à la demande de la jeune américaine, Romain Rolland lui avait trouvé un nom d’actrice, celui de Thalie388. Leur première rencontre fut décisive. Alors que Romain Rolland ne souhaitait rester qu’un ami, Thalie de son côté souhaitait plus. Bien que lui opposant leur différence d’âge, il ne put résister longtemps :

« Je viens de trouver le moyen de me faire happer par une de ces passions qui rôdent perpétuellement autour des hommes de notre sorte, au cœur et au sens surchauffés par le feu de leur tête. Je crois toujours que c’est fini, et jamais ce n’est fini ; il faut s’y faire : je crois que cela fait partie de l’hygiène de nos âmes créatrices. »389

Leur relation fut faite de longues promenades, visites chez l’un et l’autre, nuits passés ensemble. Au mois de juin 1914, elle le rejoint à Vevey alors qu’il s’installe à l’Hôtel Mooser.

Ils passent le mois ensemble. L’été 1914 tout comme les mois de septembre et d’octobre 1914 sont, nous l’avons déjà évoqué, bien remplis pour l’écrivain français. Elle le retrouve en novembre en Suisse mais devant les inquiétudes de Thalie à l’égard des proches en Amérique, Rolland lui conseille de retourner près de sa famille. Elle ne souhaite cependant pas le quitter, comme le relate Bernard Duchatelet :

« Elle accourt à Genève mi-novembre. Elle y restera près de deux mois. Sa présence aide Rolland à supporter la folie des peuples. Grâce à elle, il supporte mieux les offenses ou les sottises que lui apporte chaque courrier. Il essaie de raisonner Thalie : ils ne peuvent se marier. Les différences d’âge sont trop grandes. Il a besoin de liberté et de solitude pour son travail. Il a des devoirs envers sa mère, qui n’acceptera jamais un tel mariage et à qui il ne veut pas faire de peine. […] Elle le quitte, dans les premiers jours de janvier 1915, heureuse de ces deux mois de rêve passés à ses côtés. »390

388 Nom d’une des neuf muses, patronne de la comédie et de la poésie.

389 Cité in Romain Rolland tel qu’en lui-même, op.cit., p.166.

390 Ibid, p.178.

196 Il est difficile de bien cerner les raisons profondes de cette séparation mais Romain Rolland en souffre d’autant qu’il semble qu’ils poursuivent leurs échanges après ce départ.

Il demande alors à sa mère de le rejoindre en avril 1915. Elle restera à ses côtés jusqu’en juillet 1915 comme l’indique Bernard Duchatelet. Mais cette séparation le fait souffrir :

« 13 juin. J’erre d’une souffrance à l’autre, sans pouvoir me reposer nulle part. Le chagrin de T. [Thalie], la trahison de Gillet, l’ami de vingt ans. Et cette déraison haineuse, qui possède l’univers, et dont le souffle m’entoure, me suffoque, nuit et jour… »391

Cette souffrance se poursuivra et l’on peut facilement considérer que la souffrance morale et intellectuelle de Romain Rolland en Suisse fut aussi une souffrance affective.

En effet, les échanges se poursuivant entre Thalie et lui, Rolland parvient difficilement à dissimuler cette profonde inquiétude vis-à-vis de sa relation avec elle :

« […] Qu’ils me soient indulgents, en pensant que les souffrances de cette guerre et de la situation pénible et périlleuse que j’ai dû prendre, ne sont qu’une partie des troubles qui m’assiègent depuis deux ans. »392

Bernard Duchatelet relate aussi les lettres envoyées par le père de Thalie pour connaitre les réelles intentions de Rolland. Ce dernier reste sur ses positions en mettant de nouveau en avant la différence d’âge et son besoin d’indépendance. La lettre de sa mère, que nous avons évoquée quelques pages auparavant, est datée du 4 juin 1916 et relate bien entendu la perplexité de Rolland à l’égard de son amour pour Thalie. Cette dernière prévoit de se rendre en aout 1916 en Suisse afin de voir Romain Rolland qui entend bien rester sur sa position :

« Il est prévu qu’elle viendra en Suisse fin août. Mais Rolland désire que les choses soient nettes. Il lui parle longuement dans une lettre du 17 juillet : dans les entretiens qu’ils auront, il lui montrera toute sa tendresse mais aussi tous les obstacles à une reprise de leur liaison. Rolland souhaite que la rencontre se fasse en présence de sa mère et de sa sœur et qu’elles soient associées à sa décision. »393

391 JAG, p.405.

392 JAG, p.731.

393 Romain Rolland tel qu’en lui-même, op.cit., p.195.

197 Sans savoir comment s’est déroulée cette rencontre, il est significatif de voir l’intellectuel français s’en remettre au jugement et à l’avis de sa mère et de sa sœur sur un choix sentimental.

Cette histoire passionnelle nous éclaire sur le comportement d’un homme qui fut toujours très proche de sa mère, intervenant elle-même lorsque son fils avait à prendre des décisions liées à sa vie privée.

Thalie finira par s’installer en Italie où elle rencontra un autre homme et eut un enfant avec lui. Elle décida ensuite de rompre et s’installa à Lucerne à la fin de l’année 1917. Les relations épistolaires se poursuivirent entre eux et Romain Rolland fut même prêt à prendre en charge une partie des frais occasionnés suite à la naissance de la fille de Thalie. Le

« célibat monastique » si cher à Romain Rolland aura eu raison d’une passion prête à s’exprimer entre Thalie et lui.

Bien avant Thalie, Romain Rolland avait fait la rencontre de celle qui devint son épouse : Clotilde Bréal.

La circonstance de leur rencontre est rapportée par Bernard Duchatelet. La fille de Michel Bréal394 se permit au cours d’un diner de contredire des arguments avancés par Gabriel Monod alors invité chez les Bréal. Monod lui fit alors remarquer que l’un de ses anciens étudiants l’avaient contredit de la même façon en employant les mêmes arguments. Cet ancien étudiant était Romain Rolland et une rencontre fut organisée entre les deux contradicteurs. Cette rencontre fut le début de la relation entre Clotilde Bréal et Romain Rolland qui se marièrent en octobre 1892. Cette période fut celle pendant laquelle Rolland faisait ses recherches pour sa thèse sur les origines du théâtre lyrique en Europe, thèse qu’il obtint en 1895. Leur mariage fut pourtant un échec en raison de divergence de vue sur les axes à prendre sur le chemin de la vie, en raison aussi d’une période de souffrance pour Rolland en 1900 :

« Miné par la fatigue, victime d’insomnies, irritable, il vit une des époques les plus tristes et les plus découragées de sa vie. Il se sent brisé. Son Journal, une fois encore, retentit de cris de détresse. La mésentente conjugale s’aggrave en 1900. Désireux de trouver un appui féminin, Rolland s’intéresse de nouveau à Sofia Guerrieri à qui, au vrai, il n’a jamais cessé de penser. Il voudrait renouer avec elle. Il s’en ouvre à Malwida qui se charge volontiers d’être une intermédiaire attentionnée. »395

394 Professeur de grammaire au Collège de France.

395 Ibid, p.99.

198 Ils décidèrent de divorcer en mai 1901. Romain Rolland explique alors qu’il existe un différend profond au niveau de leur caractère et de leur tempérament, comme relaté de nouveau dans l’ouvrage Romain Rolland tel qu’en lui-même. Elle n’est pas mentionnée dans le Journal des années de guerre, à la seule exception d’une date où l’on comprend qu’elle lui rappelle sa première rencontre avec elle : « Mercredi 11 Avril. (Hélas ! le 11 avril ! … »396

Sofia Guerrieri qui est évoqué n’est autre que Sofia Guerrieri Bertolini qui fut déjà mentionnée lors de l’étude du commerce intellectuel de Rolland. Il l’avait rencontrée lors de son séjour à l’Ecole française de Rome. Elle était la fille du marquis Guerrierri-Gonzaga, avait quinze ans alors que Rolland en avait vingt-trois. Peut-être tomba-t-il amoureux d’elle ? Toujours est-il qu’il ne lui déclara pas et qu’il tenta en 1901 de se rapprocher de nouveau d’elle. Il sortait alors d’une période de souffrance importante et son divorce le mena peut-être vers Sofia. Alors qu’il était à Saint-Moritz en août 1901, il rendit visite à Sofia qui était elle-même en vacances en famille. Leur relation évolua cependant et Rolland comprit rapidement qu’une simple mais profonde amitié allait naitre de cette nouvelle rencontre. Elle se montra apparemment distante et froide à son égard, et Romain Rolland en déduit rapidement qu’il ne pouvait s’instaurer entre eux qu’une amitié.

Les Cahiers Romain Rolland 10 et 11, intitulés Chère Sofia, témoignent de la profonde amitié et profond respect entre eux. Romain Rolland s’en fit une amie sur le long terme.

La relation qu’il eut avec Marie Koudacheva fut tout autre. Née le 21 mai 1895 à Saint Pétersbourg, elle était de près de trente ans plus jeune que lui. Sa mère était une institutrice française et son père un officier russe. Ils se rencontrèrent après la guerre mais il est important de mentionner cette relation même si elle démarre en 1923. Marie Koudacheva écrivit à Rolland en lui envoyant ses poèmes. Elle a probablement entendu parler de lui par l’intermédiaire de Guilbeaux dont elle fut secrétaire après guerre. Là encore, il s’installa entre eux une relation épistolaire puisque Marie Koudacheva lui écrivit de nombreuses lettres où elle exaltait sa passion. Cependant Rolland préféra lui expliquer qu’il acceptait bien volontiers d’être un grand frère et/ou un ami mais pas plus :

« […] mais qu’elle ne se complaise pas dans l’évocation sans fin de ses passions anciennes, sinon il rompra ! »397

396 JAG, p.1138.

397 Romain Rolland tel qu’en lui-même, op.cit., p.285.