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L’attribution du Prix Nobel de littérature : propagande, controverses et regrets Ce prix est probablement celui qui dans le domaine de la littérature est le plus convoité

Chapitre 4 : Romain Rolland sur l’échiquier de la vie

4.1 La vie publique d’un intellectuel exigeant

4.1.2 L’attribution du Prix Nobel de littérature : propagande, controverses et regrets Ce prix est probablement celui qui dans le domaine de la littérature est le plus convoité

Il est décerné chaque année, sauf cas exceptionnel, par les membres de l’Académie suédoise. Romain Rolland le reçoit en 1916, en tant que lauréat de l’année 1915 :

« The Nobel Prize in Literature 1915 was awarded to Romain Rolland « as a tribute to the lofty idealism of his literary production and to the sympathy and love of truth with which he has described different types of human beings.

Romain Rolland received his Nobel Prize one year later, in 1916. During the selection process in 1915, the Nobel Committee for Literature decided that none of the year's nominations met the criteria as outlined in the will of Alfred Nobel. According to the Nobel Foundation's statutes, the Nobel Prize can in such a case be reserved until the following year, and this statute was then applied. Romain Rolland therefore received his Nobel Prize for 1915 one year later, in 1916. »361

Il est alors le troisième écrivain français à recevoir cette distinction, après Sully Prudhomme en 1901 et Frédéric Mistral en 1904.

L’intense commerce spirituel de Rolland pendant la guerre, mais qui avait démarré avant le déclenchement du conflit, ne fut pas sans conséquence sur la décision. Nous savons que la

360 Sauf peut-être quand des membres de sa famille étaient impliqués.

361 http://nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1915/#

180 relation épistolaire avec l’intellectuelle suédoise Ellen Key avait démarré dès 1911362 et que cette dernière entendait faire connaitre la vie et l’œuvre de Rolland en Suède :

« Ellen Key lui adresse une lettre qui révèle que sa décision de faire connaitre la vie et l’œuvre de Rolland en Suède a déjà été prise. »363

Bernard Duchatelet dans Romain Rolland tel qu’en lui-même tout comme Eva-Karin Josefson dans la revue Europe d’octobre 2007 évoquent le potentiel travail propagandiste de Ellen Key à l’égard des membres de l’Académie suédoise. L’initiative aurait pu aussi naître suite à une lettre de Paul Seippel à Ellen Key en 1913, lettre dans laquelle il note une différence entre la réception de l’œuvre de Rolland en Scandinavie et celle qu’elle avait eue en France :

« Il faut avoir une âme religieuse pour comprendre la portée de cette grande œuvre. C’est pour cela que tant de Français ne la comprennent pas […]. Il semble que Romain Rolland est particulièrement goûté dans les pays du Nord. J’ai toujours trouvé que même physiquement, il y a quelque chose de scandinave en lui. Une traduction de ses œuvres paraitra bientôt. Et j’aurais pour lui une ambition qu’il n’a pas lui-même sans doute, c’est de lui voir attribuer un jour le Prix Nobel. Puisque ce prix doit aller à une grande œuvre de caractère idéaliste, nul ne le mériterait mieux que Jean-Christophe. Peut-être pourriez-vous user de votre grande influence pour cela. »364

L’année 1913 est aussi l’année pendant laquelle Ellen Key publie un long article élogieux sur la vie et l’œuvre de Rolland. Elle poursuivra son travail de diffusion de la pensée et de l’œuvre de Rolland par des commentaires sur ses écrits, des articles sur ses articles, des traductions. Une autre figure suédoise, Sven Soderman, contribua à cette réception :

« Comme l’avait déjà fait Ellen Key, Sven Soderman signale lui aussi que l’attitude de la critique établie, en France, est plutôt passive à l’égard de l’œuvre de Rolland, et il essaie de comprendre pourquoi. Soderman avait lu très attentivement toute la production de Rolland pour pouvoir en donner une image aussi complète que possible au Comité Nobel. »365

A partir du moment où l’Académie suédoise laisse penser qu’elle attribuera son prix à l’intellectuel français, en novembre 1915, de nombreuses critiques pleuvent de nouveau sur Romain Rolland. Bernard Duchatelet relate très bien l’affaire :

362 La première lettre que lui adresse Romain Rolland date de 1911, in Europe, n°942, op.cit., p.174. Il lui avait fait parvenir par ailleurs en 1911 les volumes de Jean-Christophe.

363 Ibid., p.170

364 Ibid., p.170, 3 novembre 1913, Kungliga Biblioteket, MS41.

365 Ibid., p.172.

181

« Dès que le bruit s’en répand, dans les premiers jours de novembre, les insultes pleuvent de nouveau. Le Matin, L’Œuvre, Paris-Midi, puis Le Petit Dauphinois et La Revue, tous jugent la décision de l’Académie suédoise une provocation. A en croire ces articles, au lieu d’honorer l’auteur de Jean-Christophe, l’Académie veut récompenser la neutralité d’un déserteur de son pays. La campagne est telle et la dimension internationale prise par Rolland si grande que l’Académie, sans doute à la suite de pressions diplomatiques, renonce à décerner son prix en 1915 : c’est pour elle une façon, non de se déjuger, mais de temporiser. »366

Les pressions diplomatiques évoquées sont très incertaines car les Archives diplomatiques relatives à l’Ambassade de France à Stockholm ne mentionnent à aucun moment cette attribution ni ne relaient d’ailleurs cette distinction.

L’Académie suédoise a beau temporiser, elle doit décerner son prix au lauréat. C’est donc en novembre 1916 que Romain Rolland l’apprend :

« Vendredi 10 novembre 1916. Guilbeaux me téléphone de Genève que j’ai le prix Nobel ; et, juste en même temps, m’arrive de Berne un télégramme du Dr Alfred H. Fried qui me félicite. Je suis assommé. Rien ne pouvait me faire attendre ce pavé de l’ours. Les journaux du soir, et le lendemain matin, Le Journal de Genève, répètent la nouvelle de Stockholm : l’Académie suédoise a conféré le prix Nobel de Littérature pour 1915 à M.

Romain Rolland. J’écris à Seippel : on me téléphone de Genève et de Berne, que le prix Nobel vient de m’être décerné. Si honoré que je sois de cette distinction, je regrette qu’elle me soit faite en ce moment. Je n’en avais eu aucun bruit, à l’avance ; je croyais que (comme les journaux l’avaient annoncé), la décision était remise à la fin de la guerre : sans quoi j’aurais prié qu’on ne fît pas choix de moi, afin de garder intacte la force de mon action solitaire. J’espère encore que la nouvelle ne sera pas confirmée. Mais si elle l’est, mon intention est de remettre la totalité du prix à diverses œuvres de bienfaisance et d’assistance, françaises et suisses internationales, que je me réserve le droit de choisir. Je ne veux pour moi rien de plus que de penser librement. »367

366 Bernard Duchatelet, Romain Rolland tel qu’en lui-même, op.cit., p.187.

367 Ibid., p.972.

182 Romain Rolland reçoit le mercredi 15 novembre au soir la confirmation officielle du Prix par le gouvernement suédois :

« Stockholm, 15 novembre, 3 heures soir. Prix Nobel est décerné à vous. Lettre promptement. L’Académie suédoise. Ministre Affaires Etrangères. »368

Il suivra de cette distinction officielle de nombreuses lettres de félicitations. Romain Rolland les accepte bien volontiers tout en précisant que la distinction s’adresse à la France et non à lui. Son effort est donc aussi celui de proposer en dehors de France une image de son pays à la hauteur de l’estime qu’il lui porte. Il entend dire au monde que la France n’est pas seulement une nation en guerre, soucieuse de faire plier ses adversaires déclarés.

Tout comme il l’avait fait pour l’Allemagne, en précisant la grandeur de la nation allemande à travers quelques personnages, artistes ou intellectuels allemands, il tente de proposer au monde une image positive et emblématique d’une France patrie de grands hommes et d’actions humanistes, dans un contexte évidemment très fortement connoté par la guerre.

L’attribution du Prix Nobel est aussi commentée par Ellen Key :

« […] Mon cher ami, je n’ai pas influencé l’Académie Suédoise. Au contraire : j’ai écrit qu’on ne pouvait pas s’attendre à cet idéalisme de la part de l’Académie, mais que j’étais persuadée que Nobel lui-même vous aurait donné le prix !!! L’Académie Suédoise est tout à fait comme l’Académie Française : les membres sont dix-huit, et la plupart, de vieux messieurs, sans signification littéraire. Ce que j’ai fait, c’est d’écrire et de faire des conférences pour vous faire connaitre dans toutes les classes. Et je pense que par là on vous a lu et aimé, on vous a salué comme digne, avec une unanimité, un enthousiasme, très rares à propos de la distribution de ce prix ! Naturellement, personne dans l’Académie ne vous blâme si vous donnez le prix aux victimes de la guerre ! »369

La somme que Rolland touche est mentionnée dans la lettre confidentielle qu’il reçoit de l’Académie Suédoise qui lui communique que « le diplôme et le montant – 149.222 couronnes suédoises avec les intérêts du capital dès le 10 décembre 1916 – vous seront remis le 1er juin 1917. L’Académie ose espérer que vous daignez recevoir cet hommage, qui sera applaudi par toutes les âmes indépendantes du monde intelligent. »370

368 Ibid., p.973.

369 Ibid., p.998

370 Ibid., p.1005

183 Romain Rolland reçoit donc d’abord une lettre le 29 mai 1917 indiquant qu’il a été remis au ministère des Affaires étrangères de Suisse le diplôme et la médaille d’or du prix Nobel.

Le texte du diplôme est en suédois mais la traduction qu’il en donne dans son journal évoque « l’hommage de l’idéalisme élevé de sa production littéraire, ainsi que de l’exactitude empreinte de sympathie avec laquelle il a su peindre les divers types humains. »

Un autre pli (le 1er juin) lui indique que le montant du prix a été déposé à la Banque Populaire Suisse de Montreux. Cette somme correspond à 228.000 francs suisses.

Romain Rolland s’y rend le 11 juin en présence de témoins, notamment le directeur de l’hôtel Byron. Il demande à la banque de garder la somme en dépôt et de se charger des envois qu’il leur demande de faire. Claire Basquin a déjà mentionné dans son étude sur Romain Rolland qu’il reversa la totalité du montant à diverses œuvres de bienfaisance, dont ¼ de la somme à l’Agence des prisonniers de guerre.

Romain Rolland reçut donc le prix Nobel de littérature sans le chercher. Il semble bien que ses amis suédois aient fait le nécessaire pour diffuser et faire connaitre sa pensée et son œuvre en Suède. Cela a probablement joué dans la décision de l’Académie Suédoise qui décerna son prix à une figure intellectuelle européenne importante. Il n’en demeure pas moins que cette distinction lui valut de nombreuses critiques venues de France, notamment du fait que l’Académie Suédoise faisait en choisissant Romain Rolland le choix de décerner son prix à un écrivain qui était alors perçu en France comme un exilé voir un déserteur. Ce choix témoigne d’une réception très positive de la part de l’intellectuel français hors de France. On voit combien le décalage pouvait être important entre une réception en France perçue comme néfaste et une réception en Suède par exemple où on saluait son idéalisme et sa capacité à traduire une certaine humanité. L’écho à cette distinction était cependant resté très limité, d’autant que l’Ambassade de France à Stockholm ne mentionne pas ce prix, signe d’un rapport distendu entre Romain Rolland et les instances diplomatiques.

4.1.3 Romain Rolland et la représentation diplomatique française en Suisse