• Aucun résultat trouvé

Le statut de Romain Rolland en 1914

1.1 Eléments biographiques

1.1.3 Le statut de Romain Rolland en 1914

« Je n'ai commencé d'être connu qu'avec La vie de Beethoven en 1903. J'avais alors trente-sept ans. J'écrivais depuis quinze ans. J'avais composé vingt œuvres. Le tout dans l'inattention. »57

1903 fut l'année au cours de laquelle Rolland publia sa Vie de Beethoven aux Cahiers de la Quinzaine58. Sa biographie connut immédiatement un grand succès.

Péguy notait ainsi sept ans plus tard à propos des débuts de Romain Rolland aux Cahiers :

55 Dans Le Voyage intérieur, Paris, Albin Michel, 1959, Rolland revient sur la découverte de Spinoza dans les années 1880 et sur cette sensation qu'il eut de se sentir délivré du « cachot de son individu » en découvrant « l'immensité de son être intérieur. »

56 Romain Rolland parle « d'éclair tolstoyen, dans la nuit du tunnel », ibid., p.28. La réponse de Tolstoï - Rolland l'écrit Tolstoy - à l'envoi d'une lettre d'un jeune étudiant de Paris reste un symbole constructeur dans le développement du jeune étudiant. Tolstoï débutait sa lettre par Cher Frère, et Rolland comprit grâce à lui que l'amour de l'humanité importait plus que l'amour de l'art. L'engagement de Rolland en 1914 sera ainsi un combat au nom de l'humanité. La réponse de Tolstoï est proposée en annexe 11.

57 Ibid., p.241.

58 Charles Péguy lance fin 1899 Les Cahiers de la Quinzaine, qui connaîtront 238 livraisons jusqu'au début de la guerre. Installé rue de la Sorbonne, les Cahiers auront comme collaborateurs Louis Gillet, Georges Sorel, et Romain Rolland.

47

« Le commencement de la fortune littéraire de Romain Rolland […] mais infiniment plus […] une révélation morale, soudaine. »59

1903 fut aussi le début de la grande aventure romanesque de Romain Rolland : pendant presque dix ans, il se consacra à la rédaction de son œuvre majeure, celle qui aujourd'hui encore résonne comme la référence littéraire du grand écrivain. Jean-Christophe60 allait exercer une certaine emprise sur son auteur qui s'était replié, isolé, « enchaîné au destin tumultueux d'un héros exigeant qui ne devait lui rendre sa liberté qu'en 1912. »61

Mais cette œuvre le consacre. L'écrivain est pleinement reconnu en France comme à l'étranger où son roman trouve un écho souvent favorable.

Dès l'année suivante, Romain Rolland se lance, libéré de Jean-Christophe, dans un récit plein de verve qui consacre son pays natal. Colas Breugnon est rédigé pour l'essentiel au cours des étés 1913 et 1914 que Rolland passe en Suisse.

C'est là qu'il retourne régulièrement depuis 1882, il y apprécie son calme et la douceur de ses paysages, et y vient :

« Retremper ses forces dans cet air des prairies et des neiges, dans cet air de liberté.»62

En 1914, Romain Rolland est un écrivain pleinement reconnu par le public comme par les journaux. Ecrivain dont les idées socialistes ont souvent été démontrées et même explicitement revendiquées. Mais l'action politique ne fut jamais en phase avec la personnalité de l'écrivain :

« L'action politique ne saurait être mon fait. »63

« Je ne suis pas un homme d'action, je n'étais pas fait pour l'action, je suis un contemplatif qui aime à voir, à comprendre, à chercher le rythme et l'harmonie cachés. »64

59 Charles Péguy, « Notre jeunesse », dans les Cahiers de la Quinzaine, juillet 1910.

60 « Roman fleuve » comme le formule son auteur, Jean-Christophe introduit en France un nouveau style de vaste fresque romanesque qui met en scène Christophe, né en Allemagne, artiste génial mais surtout héros humain.

61 René Cheval a très bien décrit cette relation à l'œuvre dans Romain Rolland, l'Allemagne et la guerre, Paris, PUF, 1963, p.234.

62 Cité dans le catalogue d'exposition Romain Rolland et la Suisse, Musée d'art et d'histoire, Genève, novembre-décembre 1966.

63 Romain Rolland, Souvenirs de jeunesse, Lausanne, La Guilde du Livre, 1947, p.153.

64 Cité dans Christophe Prochasson, Les intellectuels, le socialisme et la guerre, Paris, Seuil, 1993.

48 Romain Rolland est donc bien un artiste dans l'âme, il se considère comme tel.

Homme d'esprit, il se consacre d'abord et avant tout à son travail de lecture et d'écriture, de compréhension et de connaissances des choses du monde. Souvent seul, par choix et par nature, il nouera cependant de nombreuses relations amicales et quelques relations sentimentales comme nous aurons l’occasion de l’étudier.

Marié, aimant, aimé, seul pourtant, face à lui-même et face au monde. Si Thalie peut rester le symbole de l'une de ses passions :

« Je viens de trouver le moyen de me faire happer par une de ces passions qui rôdent perpétuellement autour des hommes de notre sorte, au cœur et aux sens surchauffés par le feu de leur tête. Je crois toujours que c'est fini, et jamais ce n'est fini ; il faut s'y faire : je crois que cela fait partie de l'hygiène de nos âmes créatrices. »65,

Il semble que la fidélité et la loyauté de Rolland envers sa mère fut l'œuvre de sa vie, en même temps que fidélité et loyauté envers la pensée. La mère de Romain Rolland contribua à sa résistance face aux attaques pendant la guerre et sa présence ou sa correspondance avec elle fut plus d'une fois bénéfique à l'écrivain66.

Il convient enfin de préciser la relation qu'entretient Romain Rolland vis-à-vis de la religion catholique. Enfant, il suit le catéchisme, puis reçoit la confirmation en 1880 mais avouera que

« Petit bourgeois qui se tient bien à l'église ; l'église ne le tient pas. »67

Rapidement, la religion ne répondra plus à ses aspirations et Romain Rolland s'en éloignera tout en demeurant croyant. Il décide de n'être plus catholique, comme il l'avoue en 1915 :

65 Cahiers Romain Rolland 15, Deux hommes se rencontrent, Correspondance entre Romain Rolland et Jean-Richard Bloch, Paris, Albin Michel, 1964, p.242.

66 Sur ce sujet, Cahiers Romain Rolland 20, Je commence à devenir dangereux, choix de lettres de Romain Rolland à sa mère 1914-1916, Paris, Albin Michel, 1971. On peut aussi se référer à la thèse de Sengupta Pratap, L'idéologie pacifiste de Romain Rolland 1914-1935, Université Paris III, 1981. Nous développerons ce point.

67 Le Voyage intérieur, op.cit., p.176.

49

« L'histoire de la Prière pour la Paix rédigée par le Pape Benoît XV, et commentée par le clergé français, est une des plus magnifiques bouffonneries de cette extraordinaire époque d'hypocrisie héroïque (tel le XVIème siècle français). […] Je souris en transcrivant ces lignes. Mais si j'étais resté catholique, je sais bien que j'aurais pleuré. »68

Le choix de Rolland de se détourner de la religion est le choix d'un humaniste ne tolérant pas le mensonge ni l'hypocrisie qu'il pouvait parfois observer pendant les années de la guerre.

Il décidait alors de rester fidèle à la pensée, à l'idéal de Justice et de Vérité : telle peut être l'une des caractéristiques visant à qualifier Romain Rolland.

Une parmi d'autres qui touchent et appartiennent au délicat domaine des affects et des concepts. En cela, se risquer à enfermer le clerc Rolland dans des principes fixes est un danger à l’égard duquel des précautions sont à prendre.