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Romain Rolland, Frederik Van Eeden (Pays-Bas) et Emile Verhaeren (Belgique) Ecrivain néerlandais, Frederik Van Eeden (1860-1932) écrit à Romain Rolland en

3.1 La constitution d'un front de résistance morale à l'échelle internationale

3.1.2 Romain Rolland, Frederik Van Eeden (Pays-Bas) et Emile Verhaeren (Belgique) Ecrivain néerlandais, Frederik Van Eeden (1860-1932) écrit à Romain Rolland en

septembre 1914. Il lui fait parvenir une lettre au peuple belge qu’il avait publiée dans le Handelsblad van Antwerpen, un quotidien d’Anvers fondé en 1844 dont la tendance était catholique, visant l’unité du pays. Une source236 précise toutefois que ce quotidien ne reparut qu’à partir du 3 novembre 1914 puis cessa de nouveau de paraitre le 15 juin 1915 devant les multiples censures allemandes.

Romain Rolland le mentionne parmi les hommes qu’il aurait voulu avoir à ses côtés dans l’optique de combattre en groupe la haine des nations : Emile Verhaeren, Richard Dehmel, Stefan Zweig. Il faut préciser que l’écrivain et poète allemand Richard Dehmel était par ailleurs signataire du Manifeste des 93.

Romain Rolland aurait voulu jouer avec eux depuis la Suisse le rôle de « modérateurs » au milieu des combats mais les prises de position et situations des uns et des autres ne le permettaient pas. L’intellectuel français se trouvait en Suisse au moment du déclenchement du conflit et sa situation lui permettait de se lancer dans ce vaste mouvement d’appel à la raison. D’autres n’étaient pas du tout dans la même situation, à commencer par Dehmel qui s’engagea comme volontaire dans l’armée allemande entre 1914 et 1916.

C’est par Ellen Key que Van Eeden découvre l’article « Au dessus de la mêlée ».

235 Ibid., p.1694.

236 Gouverner en Belgique occupée, Oscar von der Lancken – Wakenitz, Bruxelles, Peter Lang, 2004.

117 Il l’autorise alors à user de son nom notamment dans le cas d’une réplique aux « quatre-vingt treize gros bonnets de l’Allemagne »237.

Van Eeden lui précise qu’il se trouve au milieu d’une correspondance très vive due à ses amis du « Cercle » car l’écrivain projetait en effet un Cercle mondial censé révolutionner l’Europe et faire régner la paix. Il lui écrit le 3 novembre 1914 :

« Mon cher ami, votre lettre du 30 octobre m’est extraordinairement agréable. Je prends votre main et ne la lâcherai plus. Nous heurter ? A la bonne heure ! Mais je vous supporterais toujours. Le choc ne pourrait être plus violent que celui entre Gutkind et moi ; et pourtant, cela n’a servi qu’à nous rapprocher… Je suis en état de vous assurer qu’en Hollande, en Suède, au Danemark, en Amérique, c’est vous qu’on estime le plus des écrivains français contemporains… »238

Il entre aussi dans la rédaction du journal hebdomadaire De Amsterdammer et communique avec Rolland sur les échanges très libres qui se tenaient entre les différents membres de ce cercle à l’ambition probablement trop vaste.

Il est intéressant de noter qu’une revue est publiée à Paris, La revue de Hollande, une revue empreinte d’un profond nationalisme fondée elle-même par un groupe nationaliste français. Le numéro de décembre 1915 consacre dix pages à Romain Rolland, dix pages évidemment hostiles au Français. C’est alors Van Eeden qui prend sa défense par une lettre envoyée à la revue. Cette lettre marqua profondément l’intellectuel français. Il y mentionne sa découverte de la littérature française (Stendhal, Flaubert, Zola) tout comme le brillant hommage qu’il rend à un des plus grands esprits français, Romain Rolland. Au-delà des considérations littéraires et artistiques de Rolland, il insiste sur sa quête incessante d’une vérité dans les choses humaines, sa vocation prophétique. Il souligne le fait qu’il est très connu et apprécié des « petits pays » comme la Hollande, la Scandinavie, la Suisse. Il le décrit comme un soutien à l’humanité et termine en ses termes :

« On conspue Romain Rolland comme on a conspué Hugo, parce qu’on manque d’amour, de liberté d’esprit, de largesse de cœur. Parce qu’on est serré dans une tension énorme de sentiment patriotique, et parce qu’on ne comprend pas le sage qui sait se lever jusqu’à la hauteur d’une sereine contemplation, au milieu du tumulte et de l’angoisse. Cette consolation, Romain Rolland n’a pas besoin de la recevoir de moi. Elle naitra dans sa propre conscience. Mais ce que je pourrais peut-être lui assurer comme une chose inconnue de lui quoique certaine, c’est que les amis qu’il s’est faits par tout le monde, en

237 JAG, p.82.

238 Ibid., p.114.

118 Hollande, en Suède, en Russie, en Amérique, considèrent comme un honneur pour lui l’animosité dont il est entouré aujourd’hui. Pour eux, il reste le grand Humain, notre frère à tous, et une des grandes gloires de la France contemporaine. »239

Ce vibrant hommage de Van Eeden à l’égard de Romain Rolland prouve les répercutions morales de l’appel de l’intellectuel français : répercussions qui se voient aussi en Belgique.

L‘un des premiers contacts entre Romain Rolland et Emile Verhaeren, figure belge de son commerce spirituel, date probablement d’octobre 1914, date à laquelle Rolland reçoit une lettre qui appuie sa protestation et qui dit en substance tout le bien de ce que Verhaeren pense de Romain Rolland.

Né en Belgique en 1855, Verhaeren se consacre rapidement aux lettres et devient au fil des années de plus en plus reconnu pour ses recueils et ses poèmes. Il se réfugie en Angleterre au moment de la guerre pour poursuivre son travail et en raison de l’occupation de la Belgique par les troupes allemandes. Il développa des textes pacifistes et humanistes, visant notamment à un renforcement de l’amitié entre la Belgique, la France et le Royaume-Uni.

Rolland lui écrit le 23 novembre 1914 :

« Cher Verhaeren, non, ne haïssez pas ! La haine n’est pas faite pour vous, pour nous. Défendons-nous de la haine plus que de nos ennemis… »240

La haine s’empare en effet de l’écrivain belge qui explique lors des échanges avec Rolland que ce qu’il a vu en Belgique est insoutenable, cette cruauté et méchanceté allemande, il en ressort de sa part une profonde révolte. Romain Rolland lui avait conseillé de ne pas tomber dans ce sentiment de haine en l’enjouant à choisir le camp de ceux qui souffrent et non de ceux qui font souffrir. Un profond changement intervient en décembre 1915 lorsqu’il accepte que P.H. Loyson lui dédie son pamphlet. Dans sa lettre à Loyson, Verhaeren explique que malgré toute l’amitié qu’il ressent à l’égard de Romain Rolland, il se défend de se ranger du côté de son erreur.

Le 27 novembre 1916, Verhaeren meurt par accident à Rouen et Romain Rolland reconnait l’affection profonde qu’ils avaient eue l’un pour l’autre malgré la lettre-préface qu’il avait écrie au pamphlet de Loyson.

239 Ibid., p.621.

240 Ibid., p.136.

119 3.1.3 « L’Europe, je m’en fous », Georg Brandes (Danemark)

Georg Brandes se rapprocha rapidement de Rolland. Ecrivain et critique littéraire danois, ils échangèrent des lettres pendant environ dix ans. Dans une lettre à sa mère, Romain Rolland mentionne :

« Le Journal de Genève d’aujourd’hui publie, sous le titre : un hommage à Romain Rolland, quelques extraits d’un article danois de George Brandes. »241

Ce dernier lui avait écrit fin septembre 1914 pour lui témoigner à quel point il se trouvait en communion avec lui. Il lui explique qu’il est constamment attaqué dans la presse allemande pour chaque article danois ou norvégien où il y a de la sympathie pour les alliés.

Zweig lui conféra le rôle de « médiateur des nations. » Une autre lettre de Brandes est datée du 1er décembre 1915 :

« Cher M. Romain Rolland. Merci de l’honneur que vous m’avez fait en me faisant envoyer votre livre : Au-dessus de la Mêlée. Il y a plus d’un an que je n’ai pas été en communication avec vous, et nous avons vécu beaucoup d’années pendant ce temps-là.

Vous avez été enthousiaste, généreux, courageux, et vous avez été honni…Vous faites votre devoir avec éclat, vu et admiré par tous les hommes éclairés qui lisent le français. »242 Romain Rolland le pria par ailleurs de bien vouloir répondre à deux journaux danois (le Berlingke tidende et le National tidende) dans lesquels des articles venaient de sortir.

Ces articles le présentèrent alors comme un « déserteur ayant déshonoré son pays » afin notamment d’empêcher l’Académie Suédoise de lui décerner le prix Nobel.

Après avoir reçu un volume d’articles de Brandes en août 1916, Rolland en fit des commentaires dans Le journal des années de guerre, commentaires critiques vis-à-vis du Danois.

Il lui reproche de ne pas assez approfondir sa pensée ni ses prises de position (alors que Brandes avait précisé à Rolland que son frère était ministre d’Etat et que cela l’empêchait quelque peu de pouvoir tout dire.) On retrouve ici, comme ce fut le cas dans d’autres correspondances échangées ou d’autres jugements faits par Rolland à l’égard de certains de ses contemporains qui lui témoignaient une estime profonde, cette exigence très prononcée de la part de l’intellectuel français. L’exigence morale comme intellectuelle de la part de Romain Rolland est à ce point essentielle qu’il demande la même à l’égard de ses amis ou

241 Cahiers Romain Rolland 20, op.cit, 7 décembre 1914.

242 JAG, p.595.

120 relations. Son commerce spirituel est donc un commerce très exigeant puisque Romain Rolland peut de temps à autre se situer dans des réflexions très poussées mêlant art, morale, politique, idéal de vérité et de justice. Cette profonde liberté de pensée et d’analyse était permise depuis la Suisse, au milieu d’un confort que lui permettait sa position d’écrivain. On le sait, le fait que Romain Rolland se retire de la mêlée en 1915 vient à la fois du fait qu’il a le sentiment d’avoir échoué dans son combat moral tout comme il vient aussi du fait qu’il entend se consacrer désormais à son travail d’écriture. L’exigence qu’il continue à mettre et à investir auprès de ses nombreuses relations hors de Suisse est donc à mettre en relief avec le fait que lui-même estime avoir fait le nécessaire lors des premiers mois de la guerre. De plus, la situation vécue hors de Suisse par nombre des artisans de ce commerce spirituel n’est pas celle de Romain Rolland à l’hôtel Mooser. Les intellectuels ou écrivains qui entretiennent avec Rolland ces échanges ne pouvaient avoir la liberté de ton et de position d’un Romain Rolland isolé et relativement protégé. L’intellectuel français était pour le coup bien moins exposé que s’il était rentré à Paris pour mener son combat pacifiste. Sans juger ici de la décision de demeurer en Suisse au moment du déclenchement du conflit, il apparait certain que d’abord Romain Rolland était dans une situation relativement protégée dans un pays neutre et qu’ensuite ce relatif isolement a joué sur l’influence de son message et de son combat.

En septembre 1918, Romain Rolland apprend qu’un commerçant danois est disposé à mettre à sa disposition les moyens matériels nécessaires pour réunir à Copenhague plusieurs esprits amis et alliés, vœu que Rolland poursuit avec plus ou moins d’investissement depuis le début de la guerre. Il répond qu’il est impossible pour lui de quitter la Suisse, car en passant par l’Allemagne il serait accusé d’intelligence avec l’ennemi et qu’en passant par la France, il ne pourrait ensuite revenir selon lui en Suisse.

L’analyse de Rolland à l’égard de l’écrivain danois Brandes finira par une réelle prise de distance intellectuelle. G.F Nicolai relate par exemple à Rolland une de ses visites en Scandinavie, dont Rolland témoigne ainsi :

« Au Danemark, il a vu Georg Brandes, qui lui a étalé son habituelle vanité puérile et vidé son sac en anecdotes mesquines et toujours un peu malveillantes sur tous les grands hommes. Il est devenu encore plus sceptique qu’il n’était. Nicolai lui parlant de l’Europe, il a fait un pied de nez avec une grimace : « L’Europe… je m’en fous. » D’ailleurs, il manifeste une germanophilie paradoxale. Sa force de travail n’a pas diminué ; il vient de terminer un volume sur Jules César ; mais il se plaint qu’on ne le lise

121 plus en Allemagne : le dernier compte de son éditeur allemand lui accusait la vente d’un seul exemplaire."243

On le voit, faire partie du commerce spirituel de Romain Rolland n’était pas chose évidente pour ceux qui par choix, positions, ou situations personnelles ne suivaient pas la voie tracée par l’intellectuel français.