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Le traitement des sources primaires

2.1. Première source : L’Odyssée d’Homère, chant XXIV, 1-

2.1.4. La roche blanche

Nagy dans : « Phaethon, Sappho’s Phaon, and the White Rock of Leukas » (1973) sera le premier à réellement tenter de vérifier cette hypothèse. L’auteur explique que dans le

Partheneion d’Alcman, le scholiaste note le mot pétra à côté des mots « τῶν ὑποπετριδίων

ὀνείρων» et donne la référence de la roche blanche de l’Odyssée, engageant dès lors une réflexion sur la signification de ce motif 21.

Il n’est pas ici question de répéter les propos de Nagy, mais bien d’en décrire les éléments essentiels : la signification de la roche blanche dans le contexte de l’Odyssée et la mise en relation du motif dans un contexte mythologique plus large, tel que les mythes se rapportant aux personnages de Phaon et de Thésée dans le cadre de la performance mythologique du plongeon. Par le biais de l’analyse comparée, Nagy démontre que l’état de veille associé au rocher blanc et sa signification érotique peuvent être observés chez Anacréon (source II) et Euripide (source III) et trouvent leur origine dans la signification eschatologique des roches blanches du poème homérique.

21 Alcman (PMG 1.45-49) : “For she appears outstanding, as when someone sets among grazing beasts a horse,

well-built, a prize-winner, whith thundering hooves, from out of those dreams underneath the rock / (δοκεῖ γὰρ ἤµεν αὔτα ἐκπρεπὴς τὼς ὥπερ αἴτις ἐν βοτοῖς στάσειεν ἵππον παγὸν ἀεθλοφόρον καναχάποδα τῶν ὑποπετριδίων ὀωείρων). Traduction anglaise de Nagy, 1973, fidèle à la scolie du papyrus du Louvre qui note le mot pétra (roche) et ajoute comme référence le passage de l’Odyssée qui concerne la roche blanche (XXIV, 11-12). Le problème exégétique du mot upopetridion chez Alcman serait dès lors lié à celui de la roche blanche de l’Odyssée.

Le passage d’un état à l’autre est donc associé au motif de la roche blanche qui pour Nagy représente : « the boundary delimiting the conscious and the unsconsious- be it a trance, stupor, sleep, or even death »22. D’après l’auteur, le déplacement des âmes et la succession des

endroits parcourus correspondraient à la circonvolution du soleil et dès lors, les portes du soleil (à l’ouest) seraient aussi les grilles du monde des Enfers permettant d’accéder au domaine du rêve. La roche blanche est associée au royaume des morts, dont la signification s’apparente donc à un changement d’état, passant de la vie à la mort et de l’éveil à celui du rêve. Les roches blanches de l’Odyssée s’inscrivent dès lors en tant que motif poétique et le plongeon devient une « action mythologique» associée aux falaises blanches23. Les roches blanches du chant XXIV pourraient donc servir de promontoire, motif rencontré dans la première Nékya de l’Odyssée (X, 509), ce qui nous permettrait de rapprocher cet élément de la géographie infernale avec le geste de la performance rituelle.

Pour Russo qui s’interroge sur cette question ; la roche blanche de l’Odyssée n’est certainement pas le Cap Leukas, cette géographie étant strictement infernale et ne faisant pas référence à un univers géographique particulier. Le terme pourrait pourtant avoir inspiré l’univers du rituel, car devenu proverbial dans la poésie archaïque, le rocher situé à Leucade est associé à Sappho et à sa poésie érotique24. Dès lors, la seule chose qui est sûre est l’inscription des roches blanches comme un élément caractéristique des mondes infernaux. Il convient dès lors de s’interroger sur la signification poétique du motif chez Homère, mais également de revenir un pas en arrière et d’analyser le déplacement des ombres en elles-

22 Nagy 1973 : 139. Le lieu homérique des Songes est situé entre les deux seuils qui marquent la limite de l’ici-

bas et de l’au-delà. Dans le même ordre d’idées, la roche blanche provoque un état de stupeur s’apparentant au rêve et précédent les portes du soleil, elle permettrait d’accéder au monde des Enfers. L’auteur considère en effet celle-ci comme un promontoire permettant ce changement d’état.

23 L’auteur explique ainsi que : « the cult practice of casting victims from a white roch such as that of Leukas

may be an inheritance parallel to the Epic tradition about a mythical White Rock on the shores of the Okeanos (as in w II) and the related literary motif of diving from an imaginary White Rock » (Nagy 1973 :143). Les roches blanches du chant XXIV pourraient donc être considérées comme un promontoire que Cousin rapproche de celui de la première Nékuia « ἀκτή τε λαχέια », (Od, X, 509) (Cousin 2012 : 53).

24 Russo 1992 : 360. En effet, la remarque du scholiaste ne signifie pas que le rocher blanc était perçu comme tel

à l’époque d’Homère, ni même à celle d’Alcman au 7e siècle av. J.-C., mais comme le mentionne Russo, cette

mêmes, le mouvement de celles-ci dans le poème homérique pouvant en effet s’inscrire dans le contexte d’une précipitation.

2.1.5. Hypothèse de la «chauve-souris» Homère Odyssée, XXIV, 5-10 25 :

« Ὡς δ᾽ ὅτε νυκτερίδες µυχῷ ἄντρου θεσπεσίοιο τρίζουσαι ποτέονται, ἐπεί κέ τις ἀποπέσῃσιν ὁρµαθοῦ ἐκ πέτρης, ἀνά τ᾽ ἀλλήλῃσιν ἔχονται, ὣς αἱ τετριγυῖαι ἅµ᾽ ἤϊσαν· ».

« Comme les chauves-souris, dans un antre divin, s’envolent en piaulant si l’une d’elles se détache de l’essaim agrippé comme une grappe au roc, les âmes, en piaulant, partaient ensemble ».

Odyssée, XII, 429-433 : « ἦλθε δ᾽ ἐπὶ Νότος ὦκα, φέρων ἐµῷ ἄλγεα θυµῷ, ὄφρ᾽ ἔτι τὴν ὀλοὴν ἀναµετρήσαιµι Χάρυβδιν. Παννύχιος φερόµην, ἅµα δ᾽ ἠελίῳ ἀνιόντι ἦλθον ἐπὶ Σκύλλης σκόπελον δεινήν τε Χάρυβδιν. 430 Ἡ µὲν ἀνερροίβδησε θαλάσσης ἁλµυρὸν ὕδωρ·αὐτὰρ ἐγὼ ποτὶ µακρὸν ἐρινεὸν ὑψόσ᾽ ἀερθείς, τῷ προσφὺς ἐχόµην ὡς νυκτερίς »

« Toute la nuit je dérivais ; puis, au soleil levant, j’atteignis Charbyde et Scylla, les effrayantes. 430 Charbyde engloutissait la saumure de mer ; alors, d’un seul élan, je bondis jusqu’au grand figuier et comme une chauves-souris, m’y suspendis ».

Odyssée, XII, 442-444 :

« Ἧκα δ᾽ ἐγὼ καθύπερθε πόδας καὶ χεῖρε φέρεσθαι, µέσσῳ δ᾽ ἐνδούπησα παρὲξ περιµήκεα δοῦρα, ἑζόµενος δ᾽ ἐπὶ τοῖσι διήρεσα χερσὶν ἐµῇσι ».

« Je lâchai pieds et mains et, à grand bruit, je retombais en plein courant près de mes poutres et, me hissant dessus, je ramais avec mes deux mains ».

L’image des chauves-souris en vol représente le départ des prétendants vers les mondes infernaux. Dans les lignes 5-10 qui précèdent la mention du rocher blanc (7-11), on retrouve le verbe ἀποπίπτω qui signifie « tomber de quelque chose » 26 et la chute du rocher faite par

l’une d’entres-elle est suivie par l’envol des autres membres du groupe qui entament ainsi leur périple (Russo 1992 : 360) 27 .

Dans un autre extrait de l’Odyssée, l’image de la chauve-souris est associée au mouvement d’une chute et qui plus est, à un plongeon dans la mer. À la fin du chant XII, Ulysse prit entre Charybide et Sylla est comparé à une chauve-souris lorsqu’il bondit sur la branche d’un arbre et qu’il y reste longtemps agrippé avant de lâcher prise et de plonger dans la mer28. La chauve-souris associée à l’idée d’une chute dans un univers marin renforce l’association entre le motif du plongeon et du rocher blanc au chant XXIV de l’Odyssée.

Cette métaphore des prétendants permet d’avancer prudemment l’hypothèse que la roche à laquelle était agrippée les chauves-souris (5-10) et la Roche blanche de l’énumération eschatologique (7-11)concernent en fait le même rocher, car étant deux représentations, l’une poétique et l’autre narrative, du mouvement des âmes vers les Enfers. Cette « image » des prétendants et de leur périple serait donc précédée de l’image d’un saut ; formulant une piste de recherche sur la construction graduelle du motif du plongeon rituel dans le chant XXIV de l’Odyssée.

26 Πίπτω signifie « tomber » et ἀποπιπτω signifie « tomber de quelque chose » ce qui donne la précision d’une

chute à pic du haut d’une hauteur.

27 Russo est le premier à vraiment attirer l’attention sur la présence des chauves-souris dans le chant XXIV: « The

noisy flight of the souls is likened to the sound of bats (νυκταρίδες) unsetteld and fluttering around (ποτέονται) in the corner of a large cave when one (tis) of the colony ὁρµαθός ; hapax from ὅρµος (‘chain’) falls from the rock face, and the others secure their hold on each other above (ἀνά) » (Russo 1992 : 358). Nous nous rappellerons également d’un procédé métaphorique similaire quand l’armée des Achéens est décrite dans l’Iliade comme un groupe bruissant et indistinct, ainsi comparée à « des abeilles bourdonnantes » (Il, II, 109-154), image qui sera reprise par Circé lorsqu’elle décrira comme un « essaim de morts » les défunts s’assemblant autour d’Ulysse dans la première Nékuia (Odyssée, X, 517-534), Russo 1992 : 360.

28 Dans le premier extrait, l’une d’elles tombe de quelque chose et dans le deuxième, la chauve-souris est

comparée au bond d’Ulysse, montrant deux mouvements différents, mais dans une situation similaire: celle d’être agrippé à un lieu surélevé et de lâcher prise, provoquant ainsi une chute à pic qui au chant douze se déroule dans un univers marin.