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Le traitement des sources primaires

2.1. Première source : L’Odyssée d’Homère, chant XXIV, 1-

2.1.3. Analyse du chant XXIV, 9-

L’ouverture du chant XXIV nous transporte vers un autre monde, celui des Enfers et du parcours entrepris par les âmes des prétendants tués plus tôt par Ulysse. Nous sommes dans le cadre de la seconde Nékuia et à la différence du héros qui descend dans les Enfers interroger

14 « C’est sur la double question de l’unité esthétique des poèmes et de l’unicité de leur auteur qu’allaient

s’affronter les « analystes » et « unitaristes » : les premiers à la recherche de contradictions dans le poème homérique et les seconds démontrant son unicité poétique. Voir l’économie de cette querelle chez Dorothea Wender, The last scenes of the Odyssey, Leiden: Brill, 1978.

15 C’est dès l’édition du texte antique, à l’époque hellénistique, que nous voyons formuler des critiques se

rapportant au chant XXIV de l’Odyssée. Aristarque et Aristophane font terminer le poème au chant XXIII, 296, considérant le vingt-quatrième chant comme une extrapolation tardive et traduisant des conceptions religieuses beaucoup trop « modernes » pour appartenir au monde homérique (Aristarque : schol in Od. 24 ; Aristophane, scholies H .M. Q à Od. XXIII, 296 et scholies M.V. Vind. 133). Voir C. Cousin, « La situation géographique et les abords de l’Hadès homérique » dans Gaia : Revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque, 6, 2002, p. 25- 26. La présence de la roche de Leucade sera d’ailleurs l’un des points relevé par Aristarque afin de prouver l’interpolation du chant XXIV ; le fameux promontoire, de par sa brillance et sa blancheur, ne pouvant correspondre aux régions sombres de l’Hadès, argument contredit par Eustathe (XIIe siècle) qui désigne ce lieu comme le dernier endroit qu’éclaire le soleil (W.B. Standford, The Odyssey of homer ed. with general and grammatical introductions, commentary, and indexes. 2d ed, New York: St-Martin's Press, 1958, p. 410). Notons que le rocher blanc ne se trouve pas dans l’Hadès, mais bien sur la route qui y mène et qu’il correspond à la « blancheur » d’autres éléments des Enfers tels que les « peupliers blancs » et les « cyprès blancs » qui font partis de la géographie infernale. Voir Sourvinou-Inwood 1995 : 94-95.

16 Ce qui ne prouve en rien que l’histoire puisse se terminer au chant XXIII, comme Wender l’a longuement

démontré Wender dans The last scenes of the Odyssey, Leiden: Brill, 1978.

17 Il convient dès lors d’observer avec attention les arguments de Wender et de considérer la position de Canfora

qui montre que « cette finale prolongée » serait probablement typique des autres nostoi dans la littérature, impliquant l’interruption du récit initial et la réinsertion du héros dans sa patrie d’origine (Canfora 1994 : T. 1 : 31-32). Quoi qu’il en soit, les conceptions eschatologiques du chant XXIV ont eu une immense influence dans la pensée religieuse, philosophique et poétique de toutes les époques, formulant des hypothèses sur la vie après la mort et par le fait même, élaborant une réflexion sur la valeur de la vie humaine. Sur cette position voir Saïd S., Webb R., Homer and the Odyssey, Oxford: Oxford University Press, 2011.

les défunts, ce sont les âmes qui conversent entre elles. Cette scène, qui se détache de l’action initiale, semble le prétexte d’une réflexion philosophique sur la mort et décrit ainsi l’univers géographique que les âmes parcourent dans leur périple18.

Hermès assume le rôle de psychopompe (ψυχοπόµπος) et guide les âmes vers le royaume des morts. C’est la seule fois que le dieu prend ce rôle dans le récit homérique, les âmes passant aisément sans son aide dans les passages précédents de l’Iliade et de l’Odyssée19.

La géographie infernale qui est décrite dans ces lignes énumère une série de lieux qui n’apparaissent nulle part ailleurs dans la poésie homérique (Sourvinou-Inwood 1995 : 104). Le monde des morts se trouve vers l’ouest, au-delà de l’Océan et nous voyons ainsi deux traditions coexister dans le poème : l’une plaçant le monde des morts dans les royaumes souterrains et l’autre situant son entrée au-delà de l’Océan20.

Les lieux mentionnés s’inscrivent dans le cadre d’une géographie infernale et la roche blanche (Λευκάδα πέτρην), la porte du soleil (Ἠελίοιο πύλας), le royaume des songes (δῆµον ὀνείρων) et la plaine d’Asphodèle (ἀσφοδελὸν λειµῶνα) créent une topographie particulière. Bien que la Roche blanche soit mentionnée en premier, l’énumération à laquelle nous assistons ne nous permet pas de déterminer avec certitude un ordre particulier qui pourrait constituer un itinéraire vers les Enfers ; les lieux étant simplement séparés par les particules

18 S. Saïd, Homère et l’Odyssée, Paris: Belin, 1998, p. 219.

19 J. Russo, M. Fernandez-Galiano, A. Heubeck, A commentary on Homer’s Odyssey, Oxford: Clarendon Press,

1992, p. 358. Cette image d’Hermès psychopompe, « nouvelle » dans la littérature (pour ce que l’on connaît des croyances précédant la fixation du récit homérique) deviendra une fonction typique du dieu messager. On dit en effet qu’il avait guidé Héraclès en Enfer dans le chant XI 625-6 de l’Odyssée, mais comme le fait remarquer Sourvinou-Inwood, le guide d’un héros aux Enfers est un rôle bien différent de celui qu’il tient au chant XXIV. En effet, Héraclès est vivant et fils de Zeus et Hermès est un être divin qui lui vient en aide : « Nevertheless, this role of Hermes as guide in the transition between the upper world and Hades and vice versa, in the case of Herakles and also Persephone in the Homeric Hymn, and of messenger between the gods of the two realms, pertains to the same aspect of his persona as his role of guide of the souls » (Sourvinou-Inwood 1995 : 105). À propos d’Hermès comme psychopompe, voir W. Burkert, Greek Religion, Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1985, p. 157-158.

20 Cousin explique que « sans pour autant « s’opposer » les deux traditions coexistent. Les âmes au chant XXIV

vont au-delà de l’Océan, mais Amphimédon (l’un des prétendants tués par Ulysse) se fait demander par Agamemnon au vers 106 : « à cause de quel malheur êtes-vous descendus sous la terre ténébreuse ? » (Cousin 2002 : 27). Ainsi, Cousin conclut dans son ouvrage que : « Même si la Nékyia place les enfers aux confins de l’Océan, elle ne semble pas pour autant repousser l’idée d’un royaume souterrain ». C. Cousin, Le monde des morts : Espaces et paysages de l'Au-delà dans l'imaginaire grec d'Homère à la fin du Ve siècle avant J.-C., Paris:

καί et ἠδέ. On peut pourtant croire que la Roche blanche soit première en raison du changement des temps verbaux, (imparfait puis aoriste), qui comme le relève Cousin : « renforce d’ailleurs cette impression de succession, de trajet linéaire » (Cousin 2002 ; 40, n. 56). La géographie issue de la poésie homérique n’a eu de cesse de faire couler l’encre des spécialistes, certains tentant de prouver la réalité de certains lieux de l’Odyssée et plusieurs auteurs associant la roche blanche au promontoire de l’île de Leucade située non loin d’Ithaque.