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Analyse de la Quinzième Héroïde : la description d’un rituel

Le traitement des sources primaires

2.4. Quatrième source, Ovide, Quinzième Héroïde, Le saut de Leucade comme motif rituel de la souffrance amoureuse

2.4.3. Analyse de la Quinzième Héroïde : la description d’un rituel

À travers cet extrait, on voit se mêler « l’histoire et la légende » et le souvenir d’un personnage historique devenu persona par sa production poétique. Nous sommes dans le cadre d’une fiction poétique dont le prétexte est la souffrance amoureuse, où le personnage de Sappho et le saut de Leucade se rapportent à l’univers typologique du désespoir amoureux. Nous apprenons par la naïade qui s’adresse à Sappho que cette dernière « brûle d’une passion non partagée » (163-164) et que c’est pour cette raison qu’elle doit gagner la terre d’Ambracie et le promontoire dont c’est la « propriété du lieu » (171) de « délivrer de leurs passions » (170) ceux qui « sautent sans crainte du rocher » (172). Cette valeur du rituel est illustrée par l’histoire de Deucalion et de Pyrrha :

« C’est de là qu’embrasé d’amour pour Pyrrha, Deucalion s’est jeté et son corps a touché l’eau sans se blesser. Aussitôt, un amour réciproque a transpercé

dans la volonté de la poétesse de mettre fin à ses jours. Sur le genre de l’élégie et sur l’utilisation qui en a été faite par Ovide voir S. Harrison, « Ovid and genre : evolutions of an elegist » dans The Cambridge companion to Ovid, édité par Philip Hardie, Cambridge: Cambridge University Press, 2002, p. 79 à 94.

106 La morale stoïcienne implique : « l’emprise sur les plaisirs et la maîtrise de soi, garants de la liberté

intérieure » tandis que les néotéroi et les élégiaques : « exaltent une existence conçue en dehors du cadre de la famille et de la cité et valorisent le modèle du poète amoureux emprunté à la littérature grecque, qu’ils opposent au métier de soldat, pris comme emblème du service de l’état » (Fabre-Serris 1998 : 102). Ainsi, la morale stoïcienne qui valorisait la maîtrise des passions se voit transformée par l’influence de l’univers passionné de la littérature hellénistique.

l’insensible cœur de Pyrrha ; délivré, Deucalion s’est détaché de sa passion » (165- 170)107.

Cette particularité du saut fatidique nous permet de voir clairement une forme de « transfert érotique » déjà mentionné dans l’œuvre de Sappho promettant ce même procédé de renversement :

« Qui dois-je contraindre encore, qui, mener jusqu’à ton amour ? Sappho, de qui vient l’offense ? Qui s’enfuit poursuive aussitôt, qui ose repousser l’offrande à son tour propose, qui déteste adore aussitôt» (Sappho, Frag. I L-P).

Cette particularité du « rituel » transmise chez Ovide fait écho au personnage de l’amante esseulée dans l’Hymne à Aphrodite. Sappho est une fois de plus le personnage principal d’une scène où nous la voyons en communication avec les dieux, à la différence que chez Ovide, ce n’est pas Aphrodite, mais une divinité secondaire qui lui dicte les prescriptions rituelles qui lui permettent de gérer cette souffrance qui la caractérise.

Nous avons ainsi la cause du rituel (un amour non partagé), la fonction du lieu (permettant de délivrer du mal d’amour), et la formule d’une justice divine se rapportant à un transfert amoureux. Ce transfert érotique ne serait pas comme le pensait Carson à propos des lignes 21-24 du fragment I de Sappho, une justice divine s’apparentant à une vengeance temporelle, ni même un rituel permettant d’être aimé en retour comme le proposait Greene, mais chez Ovide, il correspond à l’effet purificateur du plongeon qui libère Deucalion108

. Le saut de Leucade prend donc l’apparence d’un rituel thérapeutique qui correspond à l’inversion

107 Ce thème de la souffrance amoureuse entre Pyrrha et Deucalion pose problème si on considère qu’aucun

problème marital n’a jamais été mentionné à propos de ces personnages, même chez ce même auteur (Ovide, Métamorphoses, I, 358-62). Cet élément a longtemps été considéré comme une preuve de l’inauthenticité de la Quinzième Héroïde. Palmer (1898) relève toutefois qu’il aurait été hasardeux de la part d’un falsificateur de présenter un élément aussi « bizarre » dans la reproduction d’un poème d’Ovide et l’auteur tente par une correspondance étymologique de lier les noms de « Leucade » et « Deucalion ». Verducci rapproche pour sa part le geste de jeter des pierres à celui de se jeter du haut de la roche de Leucade, mais aucune hypothèse ne semble satisfaisante pour expliquer un passage qui s’éloigne autant de la version traditionnelle. Pour une discussion complète du problème voir F. Verducci, Ovid’s toyshop of the heart:“Epistulae Heroidum”, Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1985, pp. 175-177.

108 Ainsi que mentionné précédemment, le transfert observé dans l’Hymne à Aphrodite de Sappho a pu se

modifier chez Ovide, au gré de la perception de la souffrance amoureuse qui diffère selon les époques. Comme en témoigne la discussion des modernes, les anciens pensaient parfois que l’amour pouvait être guéri par le temps, par le retour de l’être aimé ou bien par la purification de la passion amoureuse. On retiendra dans l’interprétation du saut de Leucade chez Ovide cette dernière hypothèse.

des rôles que Faraone décrit à propos de certains types de charmes érotiques (Faraone 2006 : 76-77)109. Force est de constater que dans le saut de Leucade, l’amour apparaît comme une

pathologie et que sa fonction rituelle chez Ovide est de délivrer de la passion amoureuse. L’extrait nous donne donc une vision complète du rituel de par une narration qui rassemble différents éléments du mythe et qui met en scène la poétesse, indissociable du contenu de sa poésie. Transparaît également dans cet extrait la dimension ordalique du rituel dans la mesure où ce sont les puissances divines telles que « la brise » et le « tendre amour » (179) qui peuvent permettre à Sappho de « toucher l’eau sans se blesser »110 :

Brise, glisse-toi sous moi : mon corps ne pèse pas bien lourd. Toi aussi, tendre Amour, soutiens ma chute avec tes ailes. Pour que ma mort ne soit pas imputée aux eaux de Leucade »111.

La poétesse n’est pourtant pas naïve et la nature suicidaire de l’épreuve transparaît clairement dans la suite de la description, transmettant une conception commune chez les Grecs que « la fin des maux » se trouve parfois résolue dans la mort112. Le saut de Leucade apparaît donc dans la description sous ces deux variantes : celle du rituel thérapeutique et du suicide amoureux.