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Analyse du fragment 31 d’Anacréon : la question épineuse du Δηὖτε

Le traitement des sources primaires

2.2. Deuxième source : le fragment 31 Page d’Anacréon

2.2.2. Analyse du fragment 31 d’Anacréon : la question épineuse du Δηὖτε

« ᾽Αρθεὶς δηυτ´ἀπὸ λευκάδος πέτρης ἐς πολιὸν κῦµα κολυµβῶ µεθύων ἔρωτι ».

« J’ai gravi une fois encore la falaise de la roche de Leucade dans la vague grise d’écume, je plonge, ivre d’amour »42.

Le µεθύων ἔρωτι se rapporte à l’ivresse, celle du vin, mais cette fois-ci provoquée par le sentiment amoureux. « Μεθύω » désigne le fait d’être ivre, notamment sous l’effet de l’alcool, mais l’expression est aussi utilisée comme figure de style pouvant se rapporter à différents états émotionnels qui concernent dans cette situation précise le sentiment amoureux43. Le mot κολυµβῶ représente l’action de plonger et c’est à partir de la roche blanche que le narrateur dit effectuer le saut44. Ainsi que l’annonce Hugues, c’est en effet la première fois que nous voyons mentionner le saut rituel de manière explicite et celui-ci traduit une certaine perception de l’amour, faisant référence à l’ivresse que provoque le sentiment amoureux45.

Pour Philippe Borgeaud, cet extrait d’Anacréon serait une variante formulaire à mettre en rapport avec le fr. 68 Page = PMG 413 du même auteur : « A nouveau Éros m’a frappé de

40 La « mutuelle notoriété » du saut de Leucade et de la poétesse Sappho est une idée émise par Clément Levy

(2001).

41 Le symposion et la poésie d’Anacréon définis comme : « le chant de l’amour au banquet dans le jeu de la

reprise poétique par chacun des convives, souvent à l’une ou l’autre des cours des tyrans dominant les cités grecques en ce même début du VIe siècle » ; C. Calame, « Émotions et performance poétique : la « katharsis érotique » dans la poésie mélique des cités grecques » dans Philippe Borgeaud & Anne-Caroline Rendu Loisel (Éd.), Violentes émotions, Genève: Droz, 2009, p. 32.

42 Traduction d’Yves Battistini, Lyra Erotica, Paris: Impr. nationale, 1992.

43 Quand une personne est intoxiquée par la passion ou l’orgueil (Liddel & Scott Greek-English Lexicon, 1996). 44 Ainsi qu’expliquée précédemment, l’expression de la première personne ne représente pas nécessairement les

sentiments personnels du poète, mais s’exprime plutôt dans un cadre performatif et correspond « à l’instant d’énonciation » performé par le locuteur principal (Calame 2009 : 32). Notons que comme dans la source précédente, la roche de Leucade peut soit désigner le célèbre promontoire ou bien une falaise blanche, particularité géographique de la majorité des îles grecques.

sa longue cognée, tel un bronzier, et il m’a plongé dans un torrent glacial (trad. Calame), la formule étant attestée chez Sappho elle-même : « Éros à nouveau m’agite, lui qui rompt les membres, le doux-piquant, l’impossible animal » (fr. 130, 1-2 Voigt)46. En effet, de par la

mise en relation de ces fragments, l’auteur émet l’hypothèse que nous soyons dans le cadre d’une « katharsis érotique », telle que comprise dans la dimension rituelle du motif leucadien.47 L’image transmise par le poète au fragment 31 concernerait dès lors une certaine perception de l’amour à laquelle Sappho participerait et qui traduirait un contexte de souffrance amoureuse marqué par la formule « Éros me daûte » (Ibid.).

En effet, la mention du désir amoureux est introduite par l’adverbe « δηὗτε » qui signifie « encore une fois ». Ainsi, chez Anacréon « Encore une fois, j’ai gravi la falaise de la roche de Leucade » (31 P) et au fragment 389 P : « Les osselets d’Éros sont fous et batailleurs. Je me repris encore à fuir comme un coucou. La lumineuse persuasion ne brillait pas encore » (Meunier 1932). En effet, cette formule aurait la particularité d’introduire : « les effets physiques provoqués par la force du désir incarnée dans la figure du jeune Éros » (Calame 2009 : 31). Dans le fragment 68 PMG 413, nous avions vu l’amour « frapper Anacréon » et ce dernier reprend à plusieurs reprises ce personnage du dieu garçonnet venu le tourmenter. Toujours chez Anacréon, au fr. 358 Page (trad. G. Haldas, 1950) on peut lire :

Amour, aux cheveux d’or qui me jette une balle à la couleur pourpre, m’appelle pour jouer avec la jeune fille aux beaux souliers brodés. Mais elle, qui s’en vient de Lesbos la cité, a vu mes cheveux blancs. Cela ne lui dit rien. Elle regarde ailleurs, vers d’autres que les miens48.

46 Anacr. fr. 413P : « Μεγάλωι δὗτέ µ’ Ἔπως ἔκοψεν ὥστε χαλκεὺς πελέκει, χειµερίηι δ’ἔλουσεν ἐν χαράδρηι» et

Sappho. fr. 130 : « Ἔρος δηὖτε µ’ ὀ λθσιµέλης δόνει, γλυκύπικρον ἀµάχανον ὄρπετον ». Pour une liste complète de la présence de cette formule chez Anacréon, voir Nagy, Poetry as perfomance : Homer and beyond, Cambridge, New York: Cambridge University Press, 1996b, p.100 et pour un essai d’analyse sur sa signification chez les poètes lyriques, voir Calame : « Diction formulaire et fonction pratique dans la poésie mélique archaïque » dans F. Létoublon, H. Dick & M. Parry (Éd.), Le style formulaire de l’épopée homérique et la théorie de l’oralité poétique : Hommage à Milman Parry, Amsterdam: J.C. Gieben, 1997.

47 « Katharsis » en terme de purgation et de purification rituelles ; dans un cadre performatif comme celui de la

lyrique chorale, mais également dans celui du saut de Leucade dont nous cherchons présentement à comprendre la signification en tant que mythe contenu dans les supports qui le véhiculent.

Calame explique qu’Éros prend pour cible « le narrateur/locuteur » qu’il tourmente (Calame 1997 : 216). Éros, dieu de l’amour, se voit ainsi associé à cet adverbe dans des situations représentant plus souvent qu’autrement la douleur amoureuse49. La mise en relation

de ces fragments avec le fragment 31 inscrit cette source dans un style formulaire et une même « communauté poétique » c’est-à-dire : possédant « une même conception d’éros », ainsi « structurée par la même isotopie érotique » et exprimant dès lors « l’élément sémantique du désir érotique » (Calame 1997 : 217). Cette formule permettrait donc l’expression cathartique du désir érotique et permettrait de renvoyer à l’univers poétique de la souffrance amoureuse.

Nous reprenons ainsi à notre compte cette expression de « katharsis érotique » pour réfléchir à propos du saut de Leucade en tant que mythe. Calame décrit ainsi l’activité d’énonciation de ces poèmes parmi lesquels s’inscrit notre deuxième source et qui permettrait : « une certaine expression de l’amour comme un rituel permettant de se libérer du désir érotique et des sentiments douloureux provoqués par l’amour » (Calame 2009 : 54-55). Cette définition de la « katharsis érotique » peut s’appliquer aussi bien à la performance poétique qu’à la signification du rituel leucadien dans sa dimension érotique. Nous sommes en effet dans le cadre de l’évocation poétique et de l’utilisation de ce motif à des fins d’expression du sentiment amoureux. La question pourtant est de savoir si dans le fragment 31, le saut du protagoniste se rapporte bien à la signification du désespoir amoureux que l’on rencontre dans les autres poèmes possédant ce type formulaire.

Dans la mesure où le fragment 31 s’intégrerait dans un « corpus poétique spécifique » véhiculant cette vision de l’amour, il est fort possible que la mention du rituel dépasse sa signification érotique et contienne déjà la signification rituelle d’une contre-érotique. Il convient dès lors de s’arrêter un instant sur la signification de l’amour chez Anacréon et

49 Il convient aussi de mentionner que la signification érotique du « δηὗτε » ne lui est pourtant pas systématique :

« À ce titre, cette expression adverbiale peut être employée par les mêmes poètes ou par d’autres dans des contextes s’écartant complètement du contexte érotique » ; Calame 1997 : 218. Sur la valeur négative de l’amour chez les lyriques, voir C. Calame, L'Éros dans la Grèce antique, Paris: Belin, 1996a, p. 28, et G. Nagy, Op. cit., Poetry as performance, Homer and beyond, Cambridge University Press, 1996b, p. 94.

Sappho dans la mesure où certaines de leurs sources participeraient à la formation du mythe du saut rituel à Leucade (Nagy 1990b : 94).