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Conclusion de la septième source et de l’analyse des sources primaires

Les sources primaires en contexte ethnographique 3.1 Introduction : anthropologie de la Grèce ancienne

3.4. Septième source : Servius et la perpétuation du rituel

3.4.8. Conclusion de la septième source et de l’analyse des sources primaires

Le saut de Leucade prend donc une tout autre forme dans cette dernière source. Celle-ci permet d’aborder la perpétuation du rituel et de réfléchir à propos de la nature ritualisée de la tristesse. De par la mise en relation de ces commentaires, on peut voir que le saut de Leucade conserve sa notoriété érotique et passe pour être toujours pratiqué à l’époque de Servius qui fait référence à la tradition. La mort qui est mise en scène, se dissocie de sa définition ordalique et paraît atténuée par la pratique professionnelle du plongeon. La mort peut donc être inscrite dans le risque de la performance et donc dans sa représentation.

Dans le mythe, le saut de Leucade est un rituel de guérison dont la particularité est de libérer le participant de sa passion amoureuse ; soit dans la purification de ses souffrances, soit dans la mort112. Dans le commentaire des Bucoliques, le saut s’apparente à un rituel magique permettant d’être aimé en retour. Il est à la fois un acte de suicide invoqué par Damon, mais aussi une forme de magie érotique telle qu’employée par Alphésibée ; les deux personnages entretenant un dialogue sur l’amour qui s’apparente à la double dimension du rituel leucadien.

Le commentaire de ce passage par Servius montre que le plongeon permettrait d’être aimé en retour ou de retrouver des parents disparus et on peut dès lors se demander si nous n’avons pas à faire à des êtres disparus dans la mort et si le plongeon ne serait pas une catabase permettant d’aller chercher ses derniers (Dionysos) ou bien de converser avec eux (Ulysse), à propos notamment de la nature irrémédiable de la mort associée à la nature incurable du mal amoureux (Orphée). L’amour qui est en effet mis en jeu à Leucade est un mal dont seule l’activité rituelle permet de se départir et on voit que les différentes

112 La valeur amoureuse est claire dans chacune de ces sources. La mention de la dimension érotique de Leucade

passe pour être l’introduction traditionnelle de la mention rituelle du plongeon, par l’histoire de Sappho et celle d’autres personnages comme Leucate ayant souffert de poursuivre ou d’être poursuivi par la folie amoureuse. La mention du saut effectué par les amants accompagnera ensuite le passage qui discute de la différence entre un suicide par précipitation et un rituel magique permettant d’être aimé en retour. La dernière mention est la valeur thérapeutique et érotique que l’on prête traditionnellement à Leucade, se rattachant à un autre lieu sensé libérer de la passion amoureuse et qui est le commentaire cette fois-ci de l’une des catabases les plus connues du monde grec, celle d’Orphée, dont le thème de la souffrance amoureuse est central dans les réflexions à propos de l’immuabilité des arrêts divins et le désir de ramener à la vie un être disparu.

interprétations du motif qui évolue au gré de ces commentaires représentent différentes perceptions de la souffrance amoureuse.

Les trois dernières sources primaires de cette étude montrent une articulation spécifique entre le mythe et rite. Tout au long de ce chapitre, nous avons pu voir que le saut de Leucade faisait partie de l’univers rituel du plongeon, prenant tour à tour l’apparence d’une purification, d’un rituel apotropaïque et de la « perpétuation » du plongeon mythique. Nous avons maintes fois formulé dans cette étude la dimension catabasique du rituel, dont les espaces topologiques du mythe de Leucade répondent aux exigences spatiales et érotiques propres à cet univers spécifique.

Le thème de la descente aux Enfers est le moyen pour les poètes de proposer une réflexion sur la mort et par le fait même, sur les possibilités de bonheur et de souffrances inscrites dans la vie humaine. Il serait possible que les mythes concernant la souffrance amoureuse fassent partie d’un corpus similaire associé au deuil, s’inscrivant dans les grands mythes des descentes aux Enfers et dont la dimension mortuaire serait parfois évoquée par le plongeon rituel. Toujours à l’état d’hypothèse, les associations entre le plongeon et la catabase sont complexes et ne peuvent être traitées en détail dans cette dissertation. L’appendice de cette étude présente certaines avenues de recherches concernant le thème de la catabase amoureuse.

Conclusion

Les témoignages à propos du saut de Leucade sont peu nombreux et présentent des définitions contradictoires. Ce mémoire s’est proposé d’analyser le saut comme l’expression rituelle de la souffrance amoureuse afin de comprendre le discours sur la mort et l’amour véhiculé par la performance rituelle. Il n’y a pas un saut de Leucade, mais une relecture constante, du fait de l’immense adaptabilité du motif et le plongeon apparaît comme un « espace » permettant de penser la souffrance amoureuse dans l’imaginaire de la Grèce antique.

Les principales sources concernant le saut de Leucade ont été classées dans deux types de documents : les sources poétiques et les sources ethnographiques posant la question du mythe et du rite. Les premières sources interrogent le motif dans son contexte poétique, dessinant graduellement le mythe du saut amoureux tandis que le deuxième corpus replace le saut dans son contexte rituel et interroge les emprunts et les contradictions qu’il évoque dans le cadre du rituel de précipitation.

Au niveau poétique, le saut représente la métaphore de deux émotions : la passion et le désespoir amoureux posant la question du plongeon comme l’expression cathartique de la souffrance amoureuse. Le saut de Leucade, comme érotique et comme contre-érotique, apparaît à la fois comme la représentation de la passion amoureuse et le moyen de s’en départir. La nature ordalique du rituel montre la double possibilité d’une action aux apparences suicidaires dont le dénouement traduit la volonté des dieux.

L’amour est donc une passion terrifiante, à l’origine d’une profonde souffrance, dont seul le plongeon permet de se départir. L’interruption de la souffrance est comprise dans la nature ambiguë du phénomène rituel ; dans la guérison ou dans la mort et la fonction thérapeutique du saut de Leucade apparaît sous la forme d’un « transfert amoureux ». Le saut de Leucade dévoile donc différentes conceptions de l’amour ; l’efficacité du rite permettant d’être aimé en retour (érotisme) ou d’être libéré du sentiment amoureux (contre-érotisme), aux prix d’un curieux transfert reconnaissable chez différents charmes érotiques.

Dans le document ethnographique, la catharsis amoureuse cède sa place à une catharsis collective et le rite prend chez certains commentateurs la valeur d’un rituel apotropaïque. Pourtant, c’est seulement à l’état de légende que nous pouvons observer le récit d’une justice ordalique dont on ne trouve nulle trace au niveau archéologique. Le saut de Leucade pose la question du simulacre de mort et on peut dès lors se demander quelle signification donner aux différents témoignages du plongeon rituel. La question de l’inversion du mythe apparaît donc possible dans la mesure où la violence peut difficilement être intégrée dans la vie civique. Au niveau individuel, le plongeon pose le problème du suicide et dans le cadre d’une ritualisation collective, il ne devient possible que dans une situation anomique qui appelle une transaction violente entre les hommes et les dieux.

La signification catabasique du rituel permet de réfléchir à propos de la structure d’un rite qui apparaît comme un mode de déplacement spécifique dans un paysage aux connotations infernales. Dans la pensée antique, le plongeon serait une représentation continue de l’expérience de la mort et le motif serait aussi utilisé dans les cérémonies d’initiation ; pendants rituels de la première situation. L’amour prend une valeur supplémentaire dans cet environnement créé par les chevauchements de la pensée mythique et par les influences du commentaire ethnographique.

Le saut de Leucade apparaît donc comme une situation d’inversion qui transforme un acte de mort en rite et permet au sujet d’être délivré de la passion amoureuse. Le plongeon dans la mer n’est donc plus le geste irréversible du suicide amoureux ou la manifestation violente d’un rituel collectif, mais s’intègre dans les espaces de pensée du mythe et du rite, qui mettent en scène les hommes et les dieux et qui permettent ainsi de réfléchir à propos de la mort et de l’amour par un exemple ritualisé de la souffrance amoureuse.